mercredi 29 août 2018

Accueil > Les rubriques > Appareil > Faute d’Éden

Faute d’Éden

Performers : Hantu (Weber + Delsaux) / Musique : Bordel Pavelski/ Récitante : Sylvie Roques (texte)

, Sylvie Roques

Une plate-forme surplombe deux énormes cuves. En arrière-scène improvisée, sur une grande toile noire a été grossièrement peinte au Blanc de Meudon la forme incertaine des deux corps.

Une plate-forme surplombe deux énormes cuves. En arrière-scène improvisée, sur une grande toile noire a été grossièrement peinte au Blanc de Meudon la forme incertaine des deux corps. Sur cette surface de plâtre est projetée l’image des performers nus dans la pose d’Adam et Ève. L’image apparaît progressivement durant la performance tandis que la luminosité baisse.

Faute d’Éden, vue générale, photographie (©Hantu/Simona Polvani, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

C’est au tableau de Masaccio auquel on songe en tout premier. Comme une transposition, un modèle incarné qui ne cesse de nous étonner. Les deux performers se sont emparés de la gestuelle avec précision. Nouvel Adam et Ève, ils prennent la pose des deux personnages du tableau. Il ne s’agit pas tant d’une imitation que de la reprise d’un mouvement celui de la marche, celui de la mise en dialogue ou de la mise en crise d’un couple. S’ils s’observent et tentent d’entrer en communication, les différences s’accentuent, les possibles s’explorent et les luttes s’expriment. Les rôles s’inversent.

Avec exigence, le couple de performers Hantu dévoilent avec corps et cris tout autant la passion que l’impossible dialogue. Face à face d’un Homme et d’une Femme. Violence et émotions les habitent, l’épuisement les gagne.

Faute d’Éden, Snapshot, P. Weber, J. Delsaux. (©Hantu/Jeanne Laurent, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

Travail sur le souffle, sur la scansion, sur la profération qui fait écho à la musique exécutée par Bordel Pavelski [1] sur une autre plateforme qui leur fait face. Avec pertinence et justesse, celui-ci tente à l’aide de sa guitare électrique d’entrer en communication avec eux. Il ne s’agit pas simplement d’accompagner mais de faire acte et de composer simultanément : « sons heurtés », « sons plus toniques », « sons de plus en plus présents », « sons doux espacés ». Une partition musicale et gestuelle s’élabore sous nos yeux.

Les performeurs au premier plan portent sur eux des micros reliés à une table de mixage. Lui d’abord se présente en déclinant une liste interminable de prénoms : « Je m’appelle Jean, Je m’appelle Paul, Je m’appelle Marcel, Je m’appelle Jean-Luc […], Je m’appelle Franz, Je m’appelle Kader, Je m’appelle Piotr, Je m’appelle Pietro […] Je m’appelle Sonia, Je m’appelle Igor […] » tandis que Pascale Weber garde pour quelques minutes encore la pose d’Ève.

Faute d’Éden, Snapshot. Bordel Pavelski, Sylvie Roques (©Hantu/Jeanne Laurent, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

Puis c’est elle qui prend la parole pour lire un long et étroit rouleau de papier tandis que Jean Delsaux reprend la pose d’Adam : « Je suis la mère, La première, la seconde, Je suis l’aïeule, Je suis la vieille femme, Celle qui ne saigne plus, Je suis le ventre vide, Je suis la salope, Je suis le ventre définitivement vide, Je suis le ventre à remplir, Je suis la jeune-femme, Je suis le corps qu’on montre, Qui s’exhibe, Qui se cache, Qui se vend, Je suis le corps qui souffre, D’être un corps qui souffre, D’être un corps, Je ne suis qu’un corps […] »

Faute d’Éden, Snapshot. P. Weber : « Je suis la mère, La première, la seconde, Je suis l’aïeule, Je suis la vieille femme, Celle qui ne saigne plus, Je suis le ventre vide,… » (©Hantu/Jeanne Laurent, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

La performance est composée en trois parties, la première sorte de tableau-vivant, pour lequel les performers reprennent la pose des personnages de Masaccio accompagnés par la voix de la récitante qui fait sa première intervention, avant qu’ils ne prennent eux-mêmes la parole ; la seconde durant laquelle les membres du trio – performers et musicien – cherchent leur place, et la troisième, inversion de la première, retournement du tableau-vivant, pour lequel les performers prennent chacun la pose de l’autre personnage de la fresque de Masaccio, Pascale Weber celle d’Adam et Jean Delsaux, celle d’Ève, ils restent ainsi immobiles durant la seconde intervention récitée.

Faute d’Éden, photographie (©Hantu/Simona Polvani, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

Entre les prises de parole qui bordent la performance tout en y étant intégrées (récitante), l’improvisation demeure et le trio fonctionne dans un jeu d’allers-retours et de résonnances permanentes. Le corps est au centre du dispositif et s’inscrit dans ce travail de présence et de disponibilité physique et mentale prégnant dans le travail de Hantu [2]. Y sont explorés la mémoire des corps et les fantômes qui les hantent comme des forces insondables qu’ils recèlent et qui surgissent au hasard de l’exploration [3]. Après Plymouth, le Sapmi du Nord de l’Europe, la forêt équatoriale des chamans de Mentawai [4], Hantû nous entraîne dans un voyage intérieur, au cœur de nos imaginaires et aux racines de l’humanité.

Adam et Eve chassés du paradis [5]

Adam et Ève chassés du paradis, comme dans la peinture de Masaccio, ils font alors ces premiers pas qui engagent comme le dit Daniel Arasse « jusqu’à la fin des temps, l’humanité sur les chemins du temps et du monde [6] ». Si l’on en croit la Genèse, Adam et Ève sont chassés du jardin d’Éden après avoir transgressé l’interdit de l’éternel. Celui-ci a fait pousser dans ce jardin, des arbres de toutes sortes, de toutes espèces parmi lesquels figure l’arbre de la connaissance, en leur recommandant de ne pas y toucher pour ne pas mourir. On sait comment Ève tentée par le serpent va enfreindre cette interdiction et encourager Adam à y goûter aussi.

Faute d’Éden, Snapshot. Sylvie Roques (©Hantu/Jeanne Laurent, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

La faute dès lors est patente, comme l’est la lourde dégradation qui s’ensuit. La souffrance s’instaure, l’indignité se perçoit, la marche se trouble, le pas s’alourdit. Ils ne peuvent alors échapper à la sentence de l’éternel : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, et ce jusqu’à ce que tu retournes à la terre, puisque c’est d’elle que tu as été tiré. Oui, tu es poussière et tu retourneras à la poussière [7] ».

Faute d’Éden, J. Delsaux et P. Weber, photographie (©Hantu/Simona Polvani, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

Accablés, Adam et Ève subissent l’humiliation d’être rejetés. Le « naturel » n’est plus. L’aisance n’est plus. Ils se découvrent nus, alors qu’une telle question ne se posait pas. Ils se découvrent douloureux, alors qu’un tel sentiment n’existait pas. Souffrance, cris, arrachement, dénuement sont manifestes. Ils ne sont plus dans l’unité de la complétude ni dans l’harmonie de l’Éden perdu. La longue marche débute, avec son harassement tout symbolique : ils fuient courbés, écrasés, le regard égaré, désespérément tournés vers un bonheur perdu. Ils deviennent alors opaques l’un à l’autre, nouvelle douleur. L’autre n’existe pas, ce qui instaure une solitude jusque-là inconnue, le regard est porté sur soi-même, sur ses ressentis, ses émotions exacerbées, sur la perte irréparable.

Faute d’Éden, J. Delsaux et P. Weber, Snapshot (©Hantu/Jeanne Laurent, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

Adam et Ève sont condamnés au dialogue pour surmonter l’harmonie perdue. Les différences s’accentuent, toute continuité et fusion s’avérant impossible. La menace de la rupture s’instaure sur l’assurance d’une continuité passée.

Adam et Ève commencent alors ce voyage dans le temps, dans un temps qui n’est plus hors le temps de la vie sans fin. C’est un départ, un exil qui a pour origine un échec et pour fin un drame, celui de la mort à venir. Ils inaugurent comme le démontre très bien Daniel Arasse « cette marche humaine qui hante l’imaginaire européen pendant des siècles [8] ».

Leur corps s’inscrit dans cette marche épuisante et sans fin, dans cette errance. Ici plus qu’un corps esthétisé ou normé c’est un corps qui éprouve et s’abîme qui nous est donné à voir. Adam et Ève sont soudain « dermiques », comme coupés l’un de l’autre [9].

Surgit de manière simultanée cette « douloureuse naissance de la pudeur », qui fait prendre à Ève la pose de la Venus pudica, se cachant le sexe de la main. Pudeur née de la faute accomplie et irréparable.

Adam et Ève en se regardant, prennent conscience d’une apparence sans doute dégradée, ils se touchent s’approchent et/ou s’évitent. Un dialogue difficile s’instaure, s’appuyant sur la découverte, la peur, le désir et la pulsion. L’ambivalence et la confusion ne sont pas absentes. La perte est toujours présente mais comme en creux, une absence, un blanc, un vide.

Faute d’Éden, Snapshot, P. Weber, J. Delsaux. (©Hantu/Yu Pei, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

L’intériorité y est interrogée prenant pour objet la peur par exemple et les réactions qui en résultent, les réponses corporelles, celles de l’interne, engendrées par un tel stimulus extérieur. La dynamique joue ici avec le « dedans », le physique dit le caché : les ressentis sont dévoilés et l’émotion s’expose. Le corps s’organise, donnant à voir des micro-actions, signes de plus en plus tangibles de l’inquiétude prégnante. Sursauts, tressautements, tremblements surgissent sous l’effet de la peur. Les doigts semblent se contracter, les visages tressaillent, les mains agrippent, s’agitent, cachent aussi le visage. Les réflexes les plus anciens semblent émerger des profondeurs. L’émotion – celle de la peur – portée au paroxysme est donnée à voir, émergeant, comme disséquée sous les yeux des spectateurs. Cette hantise semblant émerger de façon immédiate sous l’effet de quelque choc ou stimulus extérieur peut se faire envahissante et induire alors une véritable sidération du sujet.

Le motif de la marche [10]

Adam et Ève ont inventé la douleur humaine traduite par une marche où le pied nu est déjà le signe des souffrances à venir. Reste que bien des singularités et des distances vont s’instaurer à partir de ce premier geste humain. Des marches nouvelles vont se découvrir, des hiérarchies vont se dessiner, des symboles vont se construire. Un univers va lentement s’élaborer où la marche, à elle seule, peut symboliser les hiérarchies multipliées et diversifiées avec le temps, le vaste déploiement de la fécondité humaine, sociale, économique, culturelle. Le paysan subit sa marche, elle-même toute particulière, douloureuse, inclinée, courbée, le noble exhibe la sienne, repoussant ses épaules avec hauteur, avançant le ventre avec prétention, le bourgeois affirme la sienne, confiant en l’avenir, avec son pas décidé, ses épaules campées, sa rectitude active et déterminée [11]. La Parisienne, toute « moderne », y dévoile encore la spécificité d’une marche aux pas rapides, plus scandés apportant, grâce à cette allure plus aérienne, l’affranchissement. Elle incarne alors l’amorce d’un modèle féminin « avec des libertés nouvelles ou supposés [12] ».

Faute d’Éden, J. Delsaux et P. Weber, Snapshot (©Hantu/Jeanne Laurent, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

Chacune de ces marches est révélatrice d’une culture et d’un milieu au point que les physiognomonistes s’en sont inspirés pour en faire des objets de lecture et d’interprétation. Balzac, fidèle lecteur de l’histoire naturelle comme d’une sociologie en gestation, a su en montrer la puissance expressive comme la très vaste diversité de ce qu’il nomme la « démarche [13] ».

Le XIXe siècle offre d’autres repères caractéristiques notamment en ce qui concerne la gent féminine. L’actrice, la courtisane déchue comme la chiffonnière ont une singularité commune : celle d’être « des pierreuses », des « rouleuses » des « trotteuses » comme l’affirme si justement Antoine Compagnon [14]. Ces vers de Baudelaire le rappellent avec insistance :

« Il faut marcher longtemps et par monts et par vaux,
Broyer bien des cailloux et crever sa monture […] »
Encore et toujours
« Il faut user son corps en d’étranges travaux
Pétrir entre ses mains plus d’une fange impure [15] »

Marcher longtemps, participer à cette errance, paraît encore rapprocher l’artiste du chiffonnier comme son même geste, celui du ramassage dans la boue d’ustensiles inutiles, de déchets divers pour le chiffonnier et celui du pétrissage de la glaise de l’artiste pour en sortir une forme nouvelle.

Marcher, explorer d’autres territoires.

Ces marches s’étendent encore lorsque les contrées lointaines s’apprivoisent. Les modes culturelles s’étendent aussi : ainsi au XIXe siècle les pérégrinations vont céder la place aux promenades et aux flâneries. Les loisirs multiplient, enfin, tout autant de nouveaux gestes, comme de nouveaux principes de déplacement, jusqu’aux défis de marcheurs avides de records.

Faute d’Éden, Snapshot, P. Weber, J. Delsaux. (©Hantu/Yu Pei, Non-Lieu, Roubaix, 2018).

Le monde est parcouru et devient lieu de découverte et de souffrance. Le travail, la fatigue, l’usure sont manifestes. L’espace résiste, il n’est pas offert. L’utopie d’un monde meilleur, la nostalgie de l’Éden les hantent à jamais, corps définitivement promis à la fatigue et à la douleur. Contester l’ordre qui leur est désormais imposé c’est aussi choisir de montrer les abus subis, symbolisés ici par la souffrance.

Le monde, devenu de nos jours sans repère, inchoatif laisse « Adam » et « Ève » interloqués, hébétés par la violence, douloureux. Leur seule possibilité c’est alors d’y faire face ensemble.

Notes

[1Bordel Pavelski est musicien et plasticien cf https://www.instagram.com/bordelpavelski/?hl=fr.

[2Jean Delsaux, « Rencontres et performances : ouverture et opiniâtreté des imaginaires », http://www.plasticites-sciences-arts.org/plastir-n39-062015/, p. 41.

[6Daniel Arasse, « Premier pas », In Un siècle d’arpenteurs Les Figures de la marche, Antibes, Musée Picasso, p. 36.

[7« La tentation et la chute », Genèse 3.1-24.

[8Daniel Arasse, « Premier pas », ibid.

[9Delphine Horvilleur, En tenue d’Eve. Féminin, pudeur et judaïsme. Paris, Le Seuil, p. 66.

[10Delphine Horvilleur, En tenue d’Eve. Féminin, pudeur et judaïsme. Paris, Le Seuil, p. 66.

[11Georges Vigarello, La silhouette, Paris, le Seuil.

[12Georges Vigarello, Histoire de la beauté, Paris, Le Seuil, p. 148.

[13Honoré de Balzac, Théorie de la marche, Paris, Fayard.

[14Antoine Compagnon, Les chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017, p. 141.

[15Baudelaire, Œuvres Complètes, Paris, La Pléiade, I, p. 1091-92.

Couverture : Faute d’Éden, Snapshot. J. Delsaux : « Je m’appelle Jean, Je m’appelle Paul, Je m’appelle Marcel, Je m’appelle Jean-Luc […], Je m’appelle Franz, Je m’appelle Kader,… » (©Hantu/Jeanne Laurent, Non-Lieu, Roubaix, 2018).