mercredi 30 juillet 2014

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Éternelle Babel

Sur des images de Jean-Francis Fernandès

, Jean-Francis Fernandès et Jean-Louis Poitevin

Jean-Francis Fernandès est un classique, un classique avec un regard décentré.
On pourrait croire qu’il photographie la ville et les gens parce qu’il aime la ville et les gens. C’est sans doute vrai. Mais ses images ne relèvent pas de cette photographie dite humaniste censée déclencher chez ceux qui les regardent les sursauts d’un exercice compassionnel. Quand il photographie les gens, lui, c’est leur ombre qu’il voit avant tout, et ceux qui parviennent malgré tout à loger leur corps dans ses images sont pour la société des ombres ou des fantômes qui hantent une société qui les rejette.

TK-21 on Vimeo.

Et quand il photographie la ville, dans la série montrée ici, pas de corps ou si rarement et alors si petits. Par contre il y a des murs, des murs et des barrières, des barrières et des palissades, des angles droits et des arêtes, des flèches et des lignes, des pointillés et des courbures qui revenant sur elles-mêmes dessinent la forme d’un piège dans lequel l’esprit vient se prendre. Et, parfois, il y a aussi des voitures qui, maisons miniatures vissées à la route dans un jeu déréglé.

Jean-Francis Fernandès photographie aujourd’hui la ville et nous rappelle comment le fit Atget en son temps. Mais si chez Atget, Walter Benjamin a pu repérer que la ville ressemblait à une scène de crime, ici la ville a une allure de monde d’après la fin du monde, d’où même les fantômes semblent absents.

En fait, ici, le véritable fantôme, c’est la ville.

Il faut le dire autrement, car ces images dans leur apparente simplicité racontent non pas tant une histoire que l’histoire, celle du combat des hommes contre la nature et celle des formes auxquelles aboutit aujourd’hui ce combat millénaire : un monde inhospitalier fait par l’homme, par les hommes, par des hommes et qui semble non tant se retourner contre eux que se détourner d’eux, qu’exister indépendamment d’eux.

Ce que voit Jean-Francis Fernandès, c’est moins la ville que la manière dont la ville existe quand l’homme est absent. C’est moins la ville peuplée par les hommes que la manière dont cette ville se tient désormais seule face au ciel dans l’oubli de ses créateurs, les hommes.

En montrant ces murs, ces maisons en déshérence, ces rues à l’abandon, ces ruines jeunes hantées par l’oubli, c’est le regard improbable mais réel qui émane des pierres et des murs de la ville qu’il nous montre, de ces constructions humaines qui se sont mises à vivre sans ceux pour qui elles ont pourtant été construites. Il montre la ville telle qu’elle est pour un regard non humain qui est le regard même de la ville quand les hommes se sont absentés.

Jean-Francis Fernandès est l’œil vivant de la ville qui révèle combien désormais elle est comme l’homme, seule dans l’univers, seule face au ciel, seule face à la neige et la pluie, seule absolument seule, indifférente à tout parce que tout est indifférent à elle.
La nudité n’est pas toujours sensuelle, érotique, belle, agréable. La nudité des murs de la ville qui est le véritable sujet de ces images, est celle d’un corps abandonné dans le froid et la nuit.

Pour Jean-Francis Fernandès la ville est une pythie à la bouche grande ouverte d’où ne sort plus qu’un râle indéfini, un pleur incertain, une plainte indécise. La ville, ici, est un réseau d’entailles laissées par une catastrophe innommée. Innommée parce qu’innommable.

Il n’y a pas de mots pour dire le passage en trombe du temps, la fragilité mortelle de la chair de la pierre et la fiction malheureuse de l’ordre géométrique. Ce râle, c’est celui de la raison, de cette raison constructrice et technicienne capable d’imposer dans le ciel des angles saillants et coupants, de tendre contre le ciel des ombres dentelées et menaçantes, mais qui ne deviennent visibles qu’une fois la ville mise à nu, qu’une fois sa chair dépecée, qu’une fois son spectre révélé.

Ce que photographie Jean-Francis Fernandès, ce sont les entrailles de la ville après la catastrophe qu’est la venue des hommes sur terre.

Dans ses images on dirait qu’un grand vent est passé, un vent puissant, irrésistible qui a emporté les corps et qui rend alors visible des traces, signes inutiles sur des chaussées vides, portes et fenêtres défoncés, murs délabrés. Il met à nu la violence de l’homme-dieu une fois son règne passé. Et il y parvient parce qu’il photographie avec l’œil du très haut, non par vanité mais parce qu’il sait que toute ville est une éternelle Babel.

Il y a dans certaines de ces images comme des évocations des Building Cuts de Gordon Matta-Clark. Effet d’époque sans doute que cette capacité de voir ces entailles dans la chair des évidences, de dire que la ville est mortelle parce qu’elle s’élève contre le chaos et que le chaos revient toujours, fantôme de fantôme pour montrer à la ville que si elle tient, c’est qu’il s’est logé pour un temps dans l’irrégularité des pavés. Mais toujours il est là qui attend puisqu’il est la force même de l’attente.

Ce que Jean-Francis Fernandès photographie, c’est ce temps de l’attente qui loge dans la jointure fragile des pierres. Et nous humains, absents de ces images, y paraissons en creux pour ce que nous sommes, un peu du sang qui, avant de sécher, fait tenir ensemble portes et fenêtres, trottoirs et pavés, poutres barbares des immeubles et peau desquamée des murs. Humanistes ces images ? Non. Simplement et littéralement non humaines.