vendredi 30 août 2013

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En ligne droite

Photographies du jardin des Tuileries par Hervé Bernard

, Hervé Bernard et Jean-Louis Poitevin

1 Histoire

La ligne est droite et aérienne. Mais elle a été inscrite dans le sol qui relie la maison des rois au soleil couchant dans le ciel de Paris. On pourrait penser que cette ligne est le résultat d’un geste mental abstrait ou d’un désir de voyage. C’est un geste lié au pouvoir et à la volonté d’aller vite, vers les plaisirs, ceux de la chasse et d’autres peut-être aussi.

Déjà les Capétiens allaient à la chasse, du Louvre à Saint-Germain-en-Laye, en ligne droite, une ligne rêvée et idéale qu’Henri IV traça et inscrivit dans la chair de la terre, faisant ainsi du rêve le vecteur même de la transformation du paysage.

Affirmation du pouvoir royal, cette ligne est devenue le lien qui unit Paris aux Parisiens comme aux visiteurs étrangers. Symbole aux ramifications multiples, la simplicité de son tracé se double de la complexité des fonctions des bâtiments qui la jalonnent ou la bordent aujourd’hui.

Point de départ de la ligne, le jardin des Tuileries, pensé tel qu’il est aujourd’hui par Le Nôtre, a vu s’estomper sa fonction royale et se déployer une fonction nouvelle à la fois populaire, touristique et ludique.

Les Tuileries, jardin ouvert au public dès Le Nôtre, est à la fois le laboratoire du jardin français classique et prototype du jardin public qui s’imposera dans la culture occidentale. C’est, enfin, le toujours pour André Le Nôtre, le point de départ historique de l’urbanisme de l’ouest parisien. En cette période de réflexion sur le Grand-Paris, se tourner vers le Jardin des Tuileries peut permettre de mieux comprendre le rôle que jouent parcs et jardins dans la ville et la place qu’ils occupent dans le paysage urbain.
Le jardin des Tuileries aura été la matrice de la grande perspective tracée et plantée suivant le dessin de Le Nôtre qui passe par les Champs-Elysées.

2 Promenade

On vient se promener le long de la ligne droite en faisant tours et détours comme si chacun souhaitait à sa manière lentement s’imprégner par ses déambulations de ce symbole toujours aussi actif et puissant.
Voir ici, c’est savoir et se promener dans le jardin des Tuileries, c’est devenir l’un de ces grains de sable que le temps projette vers l’éternité.

Hervé Bernard photographie le jardin des Tuileries depuis trente ans. Il a réalisé des milliers d’images qui bien sûr évoquent les origines du jardin mais il a surtout constitué un ensemble inestimable d’images racontant bien d’autres choses  : le passage des saisons, celui des années, et donc des modes, des attitudes, des pratiques culturelles et sociales, celui des fêtes et des événements divers, celui enfin d’un regard qui s’est démultiplié au fil des années pour embrasser par sa propre multiplicité la multiplicité du réel.

Parmi ces images, nous en avons retenu quelques-unes, toutes centrées sur la ligne droite, sur sa dimension symbolique, sur sa puissance plastique, sur l’élan dont elle est porteuse et qui d’arche en arche, d’obélisque en gratte-ciel, de statue équestre en vénus callipyge, conduit de la prégnance des choses à la gloire solaire du rêve.
Et quelque chose paraît qui est inattendu, une force à l’œuvre dans le paysage même. Une force active et qui reste en général non perçue quoique chacun l’éprouve lorsqu’il déambule dans ce jardin qui, pour prendre sa source dans l’immensité de l’art, n’en est pas moins ouvert sur le ciel.

Cette force est à la fois sauvage et intégralement culturelle. C’est la ligne droite du pouvoir et du regard, tempérée par la connaissance des lois de la vision, qui la construit, la révèle et la dompte. Le hasard des inventions humaines a permis à Hervé Bernard de multiplier les angles de vue et de s’appuyer sur les anecdotes passagères et à travers elles, de révéler la puissance sauvage du paysage, celui qui a été absorbé entièrement et entièrement reconstruit par le génie humain mais qui était là avant l’homme. C’est lui qui ne cesse de se manifester à travers ces images, ou plus exactement, c’est la force de surrection de la terre qui devient ici sensible, cette force qui soulève les corps et les cœurs plus profondément que les montagnes russes, la grande roue ou les lèvres ouvertes de Clara Clara.

Clara-Clara de Richard Serra

La puissance des images d’Hervé Bernard est de rendre sensible la manière dont chaque entité composant ce monde cohabite au même endroit sans perdre sa singularité. Il y a les humains, leur attitudes, variables et incertaines, les objets aux destinations contraires, les animaux passants éphémères, les constructions, creusant la mémoire et déchirant les nuages. Il y a, plus loin encore, les gratte-ciels qui disent que la ville s’écartèle et enfle pour grandir encore, et bien sûr, épaulant l’œil qui scrute les lointains, ces arches qui sont comme des portes du destin.

3 Fonction des images

Une telle richesse visuelle ne peut trouver aujourd’hui qu’un nouveau type d’espace pour pouvoir être partagée. Hervé Bernard a conçu un projet pluri-média ambitieux, puisqu’il s’agit de faire surgir les complémentarités entre le livre numérique, le livre papier et le film dans le but de présenter l’évolution d’un territoire aussi singulier qu’un jardin urbain, dans toute sa complexité.
 Ces nouveaux médias nous permettrons de découvrir de nouveaux points de vue que la seule visite réelle même répétée n’offrira jamais.
En effet, un livre électronique à entrées multiples et à variations infinies, permettra à ce travail de trente ans de déployer sa puissance imaginale et poétique, sociologique et mémorielle en nous proposant des trajets qui ne sacrifieront aucun des points de vue que le temps seul a permis de construire et d’inventer et de faire de chacun de nous un voyageur transtemporel susceptible de se fondre dans la mémoire de l’avenir.
Ce livre permettra à la fois de ne pas sacrifier d’images et de faire des parcours aussi variés que possible en offrant des entrées multiples et des parcours innombrables que chacun pourra composer en fonction de ses intérêts et de ses goûts. Rien ne sera laissé de côté, ni l’histoire ni les histoires, ni les formes du pouvoir, ni les éléments ludiques et bien sûr encore moins la beauté, celle des corps des statues qui peuplent ce jardin comme celle des regards qui le découvrent, le déchiffrent et le métamorphosent en élément d’un rêve partagé.

Un territoire, ici, le Jardin des Tuileries, est toujours transformé par le média qui permet d’en rendre compte.
Un livre impose un ordre avec un aléatoire très relatif que contredit la consultation discontinue des pages.
Un projet pour tablettes numériques permet de suggérer un chemin et de proposer de multiples itinéraires en laissant le lecteur libre de ses parcours tout en lui permettant d’observer les détails grâce au zoom.
De plus la dynamique propre à chacun permettra à chacun d’accomplir un rêve singulier, mettre en mouvement les statues.

C’est cependant le film qui permettra de conférer un rythme au regard qui préside à ces 30 ans de photo. Ce film sera construit par Hervé Bernard autour du texte de Marco Martella.

Ces différents objets montrent, chacun à leur manière, que photographier, c’est rencontrer un espace non seulement à partir d’un regard mais à partir et à travers la danse d’un corps à travers l’espace et le temps. Ces trente ans de travail sur le Jardin des Tuileries ont permis à Hervé Bernard d’affirmer sa vision de la photographie dans laquelle une image est avant tout la « transformation imaginaire » d’une situation réelle.