samedi 27 mars 2021

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De la poétique d’un petit récit du Tchouang-Tseu

et à propos des commentaires de JF Billeter

, Joël Roussiez

En accompagnant Tchouang-Tseu dans une de ses promenades dans un parc, on se trouve plongé dans une situation qui soulève une question essentielle relative à la différence entre narration et poésie, mais aussi à ce qui fait qu’un être peut être malheureux.

Tchouang-Tseu un jour se promenait dans un parc, il fut heurté par une curieuse pie, ce pourquoi il tira son arbalète. Mais alors qu’il visait la pie, il vit une cigale que veillait une mante religieuse que veillait à son tour la pie, alors il rejeta son arbalète et le gardien courut après lui. Dans l’histoire telle que nous la rapporte la tradition, on ne nous explique pas pourquoi le gardien court derrière car on n’a pas besoin de le savoir. En effet, ce qui provoque l’effarement, c’est justement qu’on ne sait pas pourquoi mais que formellement le gardien poursuit la chaîne de la cigale attendue par la mante, elle-même par la pie et cette dernière par Tchouang-Tseu. La raison de la poursuite de n’être pas explicitée gagne en expression, c’est l’évidence, on ressent alors davantage l’absence de raison de la loi de la nature qui plonge tout un chacun dans une interrogation sans fin. Mais l’histoire ainsi n’est pas seulement efficace, elle ne nous touche pas seulement davantage, elle est plus juste, plus adéquate à son propos puisqu’il s’agit de faire résonner l’absence de raison qui nous pousse à nous déposséder de nous dans des gestes instinctifs, programmés pourrait-on dire.

Le commentateur JF Billeter [1] nous explique que le gardien court derrière Tchouang-Tseu parce qu’il est interdit de chasser dans les parcs. Outre qu’il nous donne une raison à la poursuite tout à fait triviale et tout aussi absurde que l’absence de raison (parce qu’autoréférencielle), il nous dit que Tchouang-Tseu en visant la pie chasse ; ce qui est déjà assez trivial pour un sage mais de plus tout simplement faux d’après le récit. En effet, le récit dit que la tempe de Tchouang-Tseu fut heurtée par une pie bizarre, ce qui le conduisit à prendre son arbalète pour tirer sur la pie. Il ne dit rien de plus. Et l’on pourrait plus sérieusement supposer que Tchouang-Tseu agit par réflexe et par curiosité de voir de plus près cette pie bizarre, sinon pourquoi serait-elle bizarre ? On pourrait en ouvrant davantage l’interprétation penser que, chez Tchouang-Tseu, la curiosité est une sorte de réflexe, on parlerait alors de propension ou on utiliserait le concept de forces cher à Nietzsche. Ainsi, l’homme serait en quelque sorte poussé par un appétit ; mais, pour le Maître du parc des arbres à laque (Tchouang-Tseu), cet appétit est une mécanique qui marche toute seule (sans lui), il faut donc s’y dérober pour se tourner vers soi, tel pourrait être la leçon vite fait de cette histoire.

Tchouang-Tseu

Cependant, l’histoire est plus intelligente, elle nous raconte qu’à la fin Tchouang-Tseu est malheureux ; mais s’il est malheureux, quelle raison en aurait-il maintenant qu’il a échappé à ce qui l’entraînait et qu’il a le loisir de se tourner vers lui ? Il serait plus correct de penser qu’il est malheureux parce qu’il constate que personne n’échappe à cette mécanique et pas même le sage qui pourtant cherche le non-agir et le repliement sur soi. Mais l’histoire est plus profonde car elle ne dit rien des raisons de cet état, elle juxtapose le malheur final du sage à l’anecdote et obtient ainsi un désarçonnement des interprétations Libre au lecteur alors de se demander s’il se pourrait que Tchouang-Tseu, ayant pourtant résisté victorieusement à la mécanique qui le poussait, sente au fond qu’il n’y échappe pas et que même replié sur lui, il accomplit aussi sa loi.

Et ce serait aussi tout le malheur de Tchouang-Tseu d’après moi. L’histoire ainsi ajoute au tragique de devoir constater par l’anecdote qu’on n’échappe pas à la loi des espèces, le tragique que propose le final de faire sentir que même en s’en retirant, on l’accomplit encore et puisque l’homme est pensant, il pense donc sans pouvoir s’en empêcher tandis que puisqu’il est animal, il accomplit les gestes de l’instinct.

Pour conclure en analyste littéraire comme il se doit, c’est par un effet non narratif que ce récit trouve sa profondeur. Le final, en effet, n’est pas lié à l’ensemble, il offre une rupture car il est impertinent au niveau de la continuité, ce qui est caractéristique, dit Cohen, du poétique.

Pourquoi je m’acharne à vouloir séparer narratif et poétique ? Pour éviter le prosaïsme idiot qui consiste à dire qu’il était interdit de chasser dans les parcs ce pourquoi le gardien poursuit le maître ; ce que l’histoire taisait avec raison.

Notes

[1(Éditions Allia 2004)