mercredi 14 mars 2012

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Dans l’œil du monstre

, Jean-Louis Poitevin et Martial Verdier

Ces deux images du même monstre nous invitent à tendre l’oreille à la rumeur qui gronde, en ceci que, nous contraignant à une vision stéréoscopique, elles nous font comprendre combien le cliché, dans les deux sens du terme est à la fois le signe d’un danger et le messager d’une terrible vérité.

Toujours, il y a ce que nous croyons savoir et, ombre portée sur nos espoirs les plus vils, ce que nous cherchons à tout prix, à n’importe quel prix, à ignorer, et cela jusqu’à l’aveuglement, jusqu’à l’oubli que nous y jouons jusqu’à notre existence même.

De là à imaginer qu’il y a dans cette arrogance si mal dissimulée un désir irrépressible de jouer avec le temps, il y a un pas que le philosophe Günther Anders a franchi, il y a quelques décennies.

Super Phenix 1

En se confrontant de la manière la plus directe à ces monstres, dans un travail en cours, visible sur le site de la revue, Martial Verdier nous contraint à faire face à cette part d’oubli.

L’une des dernières images réalisées pour cette série qui est loin d’être achevée puisqu’il s’agit, pour Martial Verdier, de photographier à terme l’ensemble des centrales françaises, est celle de la centrale de Creys-Malville. Présentées ici en deux versions, les images de cette centrale prennent toute leur puissance à cause du double traitement qui leur donne naissance un travail méticuleux à la chambre et un tirage selon le procédé ancien du calotype.

La première étape assure à l’image une définition parfaite, donnant à l’objet qu’elle présente un aspect indéniablement actuel. La seconde la renvoie dans un passé déjà lointain, celui des origines de la photographie et de l’imaginaire qui lui est associé.

C’est ce tremblement entre un présent désirable comme pure image et un passé à la fragilité de porcelaine qui constitue le cœur du travail de Martial Verdier. L’arrogance qui est celle de l’image en général et des images produites par les appareils en particulier, en ceci qu’elles ne cessent de prétendre remplacer le réel ou le doubler d’une seconde peau plus vraie que la première, se trouve ici irrémédiablement ébranlée par la secousse sismique que le doute produit à chacune de ses occurrences.

Ces traces de temps qui envahissent la surface de l’image sonnent comme des aveux. Non que l’on anticipe sur notre disparition qui est, comme nous le savons tous, inévitable, mais toujours remisée dans un temps à venir et pensé comme irréel, mais on appréhende ces traces qui suintent et affectent la surface même de l’image comme des événements qui affectent et atteignent l’être même des choses que l’image représente.

Instrument de magie irrécusable, l’image devient, dans le travail de Martial Verdier le vecteur d’un trouble et d’une angoisse qui dorment en nous, dont nous ne voulons rien savoir et qui, pourtant, imprègnent chaque seconde de notre existence.

Ainsi, la centrale de Creys-Malville, au-delà de l’image qui nous en est donnée ici, celle d’un temple d’un dieu inconnu que l’homme ne sait reconnaitre tant il lui ressemble, est un monstre en un double sens. Parce qu’elle est, comme toute centrale un de ces points sur la carte de la planète en lequel se trouve logé l’un des métronomes mesurant à notre insu le "temps de la fin", et parce qu’elle n’a pour ainsi dire jamais fonctionné, moins d’un an, tout en ne cessant pas, c’est le moins que l’on puisse dire, de constituer un danger majeur.

C’est même une centrale qui, parce qu’il est impossible de l’arrêter complétement, aura consommé, et largement, plus d’énergie qu’elle n’en aura produite. Elle doit en effet être alimentée constamment en électricité afin que son système de refroidissement reste en activité, le liquide de refroidissement ne pouvant en être extrait tant il est dangereux et contaminé.

Super Phenix 2

Monstre froid à cœur chaud, telles sont toutes les centrales du monde. Mais celle de Creys-Malville en constitue sans doute la "métaphore" la plus radicale.

C’est en tout cas cette tension qui est au cœur de la photographie, de toute photographie, que met en scène cette image de Martial Verdier, celle qui affecte et autour de laquelle se constitue notre croyance. En effet, nous persistons à voir dans les images techniques des images acheiropoiëtes lors même que, comme cette centrale, elles sont le produit du "génie" humain.
Mais nous persistons à ne pas voir en elle le danger dont elles sont porteuses, nous contentant de les regarder avec étonnement et fascination, comme on le faisait des monstres de foire. Nous nous retranchons en quelque sorte "derrière" l’image pour oublier, avec toute la puissance de notre bonne conscience, que, magiques, ces images pourraient donc être porteuses de mauvaises nouvelles.

Il y a pire. Il se pourrait aussi que, "voults" dont nous serions chacun à la fois les créateurs et les objets désignés, nous ne finissions par être les victimes de nos manipulations magiques.

Enfin, au-delà du regard, c’est à tendre l’oreille à la rumeur qui gronde que nous invitent ces deux images du même monstre, en ceci que, nous contraignant à une vision en quelque sorte stéréoscopique, elles nous font comprendre combien le cliché, dans les deux sens du terme est à la fois le signe d’un danger et le messager d’une terrible vérité.

Voir en ligne : Puisses-tu vivre une époque intéressante