mercredi 29 août 2018

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Corps à corps

Démembrement et dépossession de soi, dans la dramaturgie de Gao Xingjian

, Simona Polvani

L’intervenante-performeure se lève de sa chaise située derrière la table de conférence. Elle tient dans ses mains une ramette de feuilles de papier de format A4. Elle fait quelques pas vers l’auditoire et se dirige à sa gauche. À cet endroit, l’espace est libre. Elle sort une feuille de l’ensemble et la dépose au sol. On peut voir l’image de la tête d’une statue romaine d’Aphrodite [2]. Elle se place devant la table, face au public, et commence à lire un extrait de la pièce Le Somnambule de Gao Xingjian, sans en indiquer la référence.

Tête féminine du type de l’Aphrodite de Cnide, copie de Praxitèle, époque romaine impériale. Provenance inconnue. Musée du Louvre, Paris

* |

(Il ouvre la valise, une tête de femme ressemblant à la prostituée roule à ses pieds. Il sursaute, puis la regarde.) [3]

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La prostituée : Qu’est-ce qu’il y a dans cette valise ? C’est un secret ?
Le mec : Non. Une tête humaine.
La prostituée : Quoi ?
Le mec : Un drôle de truc, une tête humaine qui pense…
La prostituée : C’est dégueulasse ! Ça vaut la peine d’en bourrer ta valise ?
Le mec : Que faire d’autre, ma petite ? Sinon, ça roule partout.
La prostituée : Jette-la !
Le mec : D’accord. Mais où, ma chérie ?
La prostituée : Tu parles ! Ne m’abandonne pas, hein ? [4]

*** |

Le somnambule (écrasant la tête à la hâte, d’un coup de pied) : Pardon ! (Ils restent debout face à face) Tu lui demandes s’il a vu la tête tomber ?
Le sans-abri : Quoi de neuf ?
Le somnambule : Tu insistes en disant que c’est ta tête à toi.
Le sans-abri : Toute tête, qu’elle appartienne à n’importe qui, tombera tôt ou tard. Toute tête se détachera de son corps un jour ou l’autre. Tu ne crois pas ?
Le somnambule : Est-il donc Dieu ?
Le sans-abri : Tu n’y crois pas ?
Le somnambule : Tu dis que tu aimerais le croire, si ta tête pouvais encore être sur tes épaules. [5]

L’intervenante-performeure laisse glisser les feuilles du texte de Gao Xingjian au sol. Elle retourne ensuite derrière la table, s’assoit et reprend une posture plus conventionnelle de conférencière. Elle commence à exposer sa recherche. Elle choisit d’animer son intervention également avec des images projetées, illustrant son propos.

Introduction

Souvent, dans la dramaturgie de mes pièces de théâtre, peu importe l’intrigue et les histoires entre les personnages. Ce qui est important c’est la vie intérieure des personnages. Il ne s’agit pas de montrer la relation entre ces personnages, ni de récréer non plus une scène de la vie quotidienne réaliste. Je trouve que ce qui est le plus intéressant c’est la réflexion, la vision du personnage avec son fantasme, son imagination intérieure. […] Moi je cherche une autre dramaturgie, pour montrer la vie intérieure des personnages.

(Gao Xingjian) [6]

Depuis ses premières expérimentations dans le théâtre, entre la fin des années cinquante et le début des années soixante, Gao Xingjian s’est mis en quête d’une nouvelle dramaturgie comme d’un nouveau jeu d’acteur, qui puissent s’affranchir du réalisme et du jeu psychologique. Ce choix était radicalement opposé à ce qui était habituellement pratiqué en Chine. En effet à l’époque de Mao Zedong, la forme et le style officiels du théâtre parlé, nommé théâtre huaju [7], se référaient au naturalisme prôné par la méthode développée par Stanislavski.

Gao Xingjian choisit alors de s’orienter vers d’autres méthodes et expériences théâtrales – celles des avant-gardes du XXe siècle –. Il expérimente en tout premier lieu la biomécanique de Meyerhold et l’expressionisme brechtien. Il découvre également le théâtre de l’Absurde de Beckett et Ionesco. Il intègre aussi certains principes du théâtre de l’Opéra de Pékin, le théâtre xiqu, ou théâtre chanté, et nombre d’autres pratiques artistiques orientales et occidentales. Au fil des années et de sa recherche dramatique, il parvient à élaborer son propre modèle théâtral mettant en œuvre dramaturgie et jeu de l’acteur. Au centre du système qu’il met en place apparaît la notion d’« omnipotence » : il défini lui-même son modèle de théâtre comme « théâtre omnipotent », et évoque aussi un « acteur omnipotent ». Cette « omnipotence » se caractérise par une interdisciplinarité des arts de la scène : avec le texte sont convoqués à la fois jeu, danse, musique, mime, art circassien, prestidigitation ; ainsi que les arts plastiques et visuels. Il s’inscrit dans la recherche d’un théâtre total.

Gao Xingjian applique sa vision du théâtre, d’une dramaturgie de plus en plus complexe, antiréaliste et antinaturaliste, dans les pièces de la maturité, écrites en France, où il s’est installé en exil depuis 1987, et dans la plupart de cas directement en langue française. C’est précisément ce sous-corpus formé notamment par les pièces Au bord de la vie (1991) [8], Dialoguer/Interloquer (1992) [9], Le Somnambule (1994), Quatre Quatuors pour un week-end (1995) [10], Le Quêteur de la mort (2000) [11] et Ballade Nocturne (2007) [12], où Gao Xingjian réalise pleinement sa dramaturgie, nouvelle quant au sujet et à la forme.

Gao Xingjian, Aux tréfonds, 2005, encre de chine, 144 x 169 cm

Le monde intérieur, un sujet dramatique

Si nous examinons plus précisément le sujet, le regard de Gao Xingjian plonge de l’extérieur de la vie des personnages vers leur vie et monde intérieurs. La dramaturgie de Gao Xingjian ne s’intéresse pas à la représentation de la vie quotidienne. Elle met en scène les processus mentaux conscients et inconscients des personnages comme c’est le cas des réflexions, des souvenirs, de l’imagination, des délires, des rêves ou bien plus souvent, des cauchemars. À propos des directions qui marquent sa création théâtrale, Gao Xingjian explique le choix du sujet de ce sous-corpus de ses pièces :

La seconde direction penche vers un matériau contemporain par lequel l’accent est plutôt porté sur la vie intérieure de l’homme. L’intrigue du théâtre traditionnel y disparaît, l’évènement lui-même devient contingent […], le caractère des personnages est remplacé par les variations des pronoms personnels ; […] Mon but, c’est de rendre visibles sur scène le cœur, les sentiments et la pensée, autrement dit toute cette expérience psychologique que, normalement, nous ne voyons pas, afin que les mouvements de la conscience eux-mêmes puissent faire leur apparition au théâtre [13].

Gao Xingjian refuse le jeu fondé sur la psychologie. Cependant il ne refuse pas le psychisme, mais il le privilégie comme sujet théâtral de toute sa dernière production. Sa dramaturgie récente a pour objet la représentation voire la présentation de la dimension psychique de ses personnages. Ce choix, la vie intérieure des personnages, avec la richesse de leur processus mentaux, permet à l’auteur de s’affranchir de la restitution pure et simple de la réalité. Si elle est présente, elle l’est plutôt comme cadre dans lequel l’action primaire s’inscrit : une rencontre entre amants dans la pièce Dialoguer/Interloquer, un voyage en train dans Le Somnambule, un week-end à la campagne pour Quatre Quatuors pour un week-end, une nuit passée enfermés dans un musée d’art contemporain pour les personnages de Le Quêteur de la mort. À l’intérieur de ce contexte vraisemblable, les pièces, chacune avec ses particularités et ses différences, proposent un voyage dans l’univers mental des personnages, un voyage constitué d’un flux de conscience continu, entre veille et onirisme, où surgissent des images fantastiques. Si ces images au premier abord peuvent apparaitre incohérentes, elles possèdent une logique interne : celle de la prolifération mentale et de la symbolisation du réel.

Gao Xingjian, portrait, photo credit : Carlo Chiavacci

Il/Elle/Tu, la distance ou le dialogue impossible

Du point de vue de la forme, Gao Xingjian crée un dispositif dramatique complexe, appuyé sur deux mécanismes différents. Premièrement, il abandonne la forme traditionnelle du dialogue et du monologue. Selon les pièces, ses personnages s’expriment à la troisième personne « il/elle », à la deuxième personne « tu », en combinant les deux personnes, ou bien les trois à la fois « je/tu/il/elle ». Les effets au niveau dramatique sont remarquables. L’usage de la locution verbale à la troisième personne du pronom personnel « il/elle » engendre un effet de narration et de mise à distance entre l’acteur et son personnage, soit de « distanciation », selon la formule préconisée par Bertold Brecht. Ainsi l’auteur explique ce dispositif :

L’objectivation du personnage par le pronom de la troisième personne fait éclater le mode traditionnel de composition du texte de la pièce de théâtre : quand le pronom remplace le personnage, le dialogue et le monologue deviennent des narrations dramatiques [14].

En revanche, l’emploi de la deuxième personne « tu » du pronom personnel, est censé créer un effet de dialogue et de rapprochement avec d’autres personnages convoqués sur scène et avec le spectateur. Je définis cette adresse directe vers le spectateur, comme « interpellation », empruntant ce terme au cinéma. Un tel effet n’est pas sans rappeler la distanciation évoquée par Brecht. Cette « interpellation » peut provoquer un effet d’identification du spectateur avec le personnage. Le « tu » du personnage, par lequel il parle avec lui-même, convoque aussi le spectateur qui dans la salle est forcement « un autre et l’autre ».

Mais ce n’est pas ni un « aparté » ni l’amorce d’un véritable dialogue avec le public comme c’est le cas dans différents spectacles performatif. Il ne s’agit que d’un effet. L’auteur sur ce point est très clair : « Si la réplique est donnée à une deuxième personne, un « tu », les longs monologues cèdent alors la place à une sorte de dialogue factice, et « tu » a un vis-à-vis imaginaire qui, pourtant, reste toujours une projection du moi [15] ».

Gao Xingjian, Les Flammes, 1991, encre de chine, 94,5 x 67 cm

Personnages démultipliés

Au delà de l’usage des pronoms personnels, Gao Xingjian détourne également la fonction habituelle du personnage. Celui-ci est le plus souvent démultiplié. Gao Xingjian construit des personnages dont différents caractères sont incarnés sur scène par plusieurs interprètes, des comédiennes et comédiens, des danseuses et danseurs ou des clown-musiciens. Dans la représentation du déroulement du processus mental, des rêves ou des cauchemars du personnage, celui-ci se démultiplie et se projette dans d’autres personnages encore. Ces derniers sont convoqués sur scène pour représenter et exprimer des aspects particuliers du caractère du personnage soi-disant principal, ou en extérioriser un sentiment, un état d’âme ou une pulsion.

Pour décrire la nature de ces autres personnages qui font leurs apparitions dans la pièce, nous pouvons recourir à différentes définitions. Il s’agit en ce sens de corps miroirs ou bien de corps écrans. Nous pourrions aussi parler de corps-hologrammes : projections tridimensionnelles, véritables alter ego, et émanations, cristallisations des fantasmes et des peurs, réceptacles de questions à la nature à la fois existentielles et ontologiques qui se posent les personnages dans les pièces et qu’ils posent au spectateur. Des corps-hologrammes inattendus qui surgissent dans le noir, prêts à disparaître, en revenant au noir, ou, comme il est indiqué dans des didascalies, à s’affaisser comme un tas de tissu, ou des vêtements, une fois accompli leur fonction : « (Le corps s’enfuit. Devient un linge voltigeant puis disparaît tout à fait.) [16] ».

Pour défendre cette hypothèse je m’appuierai sur l’analyse des pièces qui sont Le Quêteur de la mort et Au bord de la vie.

Le Quêteur de la Mort, mise en scène de Gao Xingjian et Romain Bonnin, Théâtre du Gymnase de Marseille, 2003, photo credit : Gao Xingjian

Le corps et son double dans Le Quêteur de la mort

Le Quêteur de la mort met en scène deux personnages masculins, PARLEUR A et PARLEUR B, enfermés dans un musée d’art contemporain, pendant une nuit. Ils s’expriment tous les deux à la deuxième personne du pronom personnel « tu ». Contrairement à l’apparence, il ne s’agit pas de deux personnages différents, mais de deux comédiens qui jouent le même rôle. Comme le précise l’auteur au début de la pièce dans la partie « Personnages et scène » : « Ils jouent le même personnage, portant le même costume noir [17] ». Ils diffèrent par l’âge et le tempérament : PARLEUR A est « d’âge avancé, nerveux [18] », tandis que PARLEUR B, est « très vieux, blagueur [19] ».

Au début de la pièce, sur scène il n’y a que PARLEUR A, qui est resté enfermé dans le musée. Après une longue tirade où il s’est défoulé dans ses manifestations monologuant sur et contre l’art contemporain, PARLEUR B fait son apparition.

S’instaure alors un dialogue entre les deux, qui n’est en fait qu’un leurre. Chacun, engagé dans un monologue intérieur, ne se parle qu’à lui-même. Le dispositif de répliques, qui s’appuie sur des questionnements et réponses, des remarques et rebondissements, est si parfait que pour le spectateur il est vraisemblable que les personnages dialoguent véritablement entre eux. En même temps, les costumes, ainsi que les gestes, les postures et les déplacements peuvent induire un trouble sur l’identité des personnages – qui est la même – et la nature de dialogue déplacé. Par cela, j’entends, le fait qu’en même temps qu’ils paraissent dialoguer entre eux, chacun des personnages dialogue /monologue avec eux-mêmes. Le dialogue existe, mais il est déplacé par rapport au présupposé destinataire, PARLEUR A et PARLEUR B et enfin le spectateur. Comme le précise l’auteur dans ses indications :

Il est préférable qu’ils adoptent un jeu marqué, dans lequel leurs regards ne se croisent jamais. Même si les paroles prennent quelquefois la forme d’un dialogue, il s’agit toujours, en fait, d’un monologue, mais discontinu, entrecoupé et ainsi vivifié. Cependant, cela n’empêche pas les deux parleurs de s’observer l’un l’autre [20].

Dans Le Quêteur de la mort, nous assistons à un processus de démultiplication du personnage. Les personnages, à travers leur corps, se démultiplient : PARLEUR A, se démultiplie en PARLEUR B, et vice-versa. En ce faisant, par cette démultiplication, les personnages se dépossèdent : leur propre corps ne leur appartiennent plus totalement, et pourtant, c’est grâce à cette dépossession, qu’ils se possèdent entièrement.

Par la présence démultipliée de PARLEUR A et PARLEUR B, qui ne constituent qu’un seul et même personnage, Gao Xingjian convoque sur le plateau dans un même moment présent, passé et futur. Finalement, il nous interroge. Nous supposons que PARLEUR A est dans le présent, mais l’est-il vraiment ? Ou plutôt est-ce l’inverse, le PARLEUR B est-il dans le présent et PARLEUR A dans le passé. PARLEUR A, démultiplié en PARLEUR B, se projette-t-il en ce dernier, dans un futur qu’en réalité il ignore, et qui paraît le terrifier ? Car devenir PARLEUR B, signifie devenir vieux, sans espoir et désabusé face « au monde misérable [21] », à « la vie […] qui n’est en fait qu’immense marécage [22] ».Ou bien est-il PARLEUR A le corps-projection de PARLEUR B ? À la fin de la pièce PARLEUR A est tué par PARLEUR B, qui pendant une grande partie de la pièce l’a incité à se suicider. Pendant que PARLEUR A est monté sur une poubelle, avec une corde au cou, PARLEUR B s’approche de la poubelle et la fait tomber. PARLEUR A meurt pendu.

PARLEUR B met à mort PARLEUR A. Le geste final que PARLEUR B fait avec sa tête « En reculant, PARLEUR B baisse la tête, reste immobile sur scène [23] », rappelle néanmoins la pendaison de PARLEUR A. En tuant PARLEUR A, en réalité, PARLEUR B met en scène son propre suicide : « Tu ne te suicides pas, mais tu te tues. […] C’est toi qui manipule ta mort, […], tu la mets en scène comme un spectacle, ou plutôt comme une farce [24] ». Demeure la relation spéculaire entre PARLEUR A et PARLEUR B. La démultiplication du personnage en deux corps permet de rendre visible le processus d’objectivisation propre à tout sujet en train de traverser son monde intérieur et de dialoguer, voire mener un combat avec lui-même et ses propres fantasmes. Le sujet devient ainsi objet : le moi et l’autre, ou le moi-autre à la fois, sujet qui manipule et objet manipulé. Par ce processus de démultiplication, Gao Xingjian recrée sur scène la complexité et le tragique des questionnements du for intérieur, à travers des actions et un dialogue fictif entre deux personnages qui sont deux et un seul à la fois, face à un spectateur appelé à s’identifier et à jouer cette danse macabre.

Au bord de la vie, mise en scène de Gao Xingjian, Theater of New City, New York, 1997, photo credit : Gao Xingjian

Les corps-hologrammes dans Au bord de la vie

Un deuxième type de corps tout aussi caractéristique apparaît dans l’œuvre de Gao Xingjian, que nous tenterons de cerner : c’est celui de corps-hologramme présent notamment dans la pièce Au bord de la vie.

La pièce relate une nuit vécue par un personnage féminin face à un échec sentimental. La forme choisie est particulière parce qu’il s’agit d’une pièce-récit, en forme de narration faite à la troisième personne du singulier. Le texte met en scène trois personnages, nommés « Une femme », « Un homme », « Une autre femme ».

La parole est confiée au personnage nommé « Une femme », nom générique. Dans le texte lui-même « Une femme » devient « Elle », ce qui suggère une désignation plus marquante et déjà un processus de narration mis en œuvre. Les autres personnages, « Un homme » et « Un autre femme », ne sont présents sur scène que comme personnages muets, interprétant tout au long de la pièce les différents rôles, masculins et féminins, qui sont évoqués par le récit de l’héroïne Elle (ex. : l’ancien copain de la femme, une nonne bouddhiste, un vieux, un œil, un corps démembré, le double de la protagoniste).

Gao Xingjian fournit des suggestions de mise en scène, sous le titre « Quelques propositions de l’auteur pour la mise en scène [25] » : « La pièce sera jouée par une actrice dans le rôle de la femme, un clown muet dans les rôles de l’homme, du démon et du vieillard, et une danseuse interprétant les images intérieures de cette femme [26] ».

Bien qu’Elle soit le seul personnage qui parle, Gao Xingjian ne crée pas un monologue à proprement parler. Il construit un dispositif dramatique à plusieurs personnages masculins et féminins, avec lesquels Elle entre en rapport et souvent en conflit. Ce sont des présences muettes, sans parole. Il s’agit des corps démembrés, d’ombres, d’un clown, qui agissent avec une gestuelle adressée toujours vers Elle. Leurs mouvements – des déplacements dans l’espace du plateau et des actions précises – sont indiqués dans les didascalies, comme dans une partition musicale.

Gao Xingjian, L’œil intérieur, 2014, encre de chine, 300 x 540 cm

Dans les scènes finales de la pièce, Elle est de plus en plus troublée et assaillie par des images et des visions fortement cauchemardesques. Elles sont caractérisées par la présence de corps-projections, ou corps-hologrammes, marqués par le démembrement. Il s’agit en effet de corps démembrés, ou de parties isolées du corps humain, qui assument à elles seules, le rôle d’objet-personnages. Ils ont une emprise sur l’héroïne, qui interagit avec eux.

Dans une première séquence, Elle voit apparaître une bonzesse, en train de s’enfoncer un coup des ciseaux dans le ventre, pour ensuite extirper les viscères de son corps, les déposer dans une assiette devant elle, les pétrir, les tenir entre ses doigts fins et les nettoyer, morceau par morceau, avec habilité, avant de prendre l’assiette et de jeter les viscères en plein visage d’Elle [27].

Ensuite, Elle « voit d’innombrables têtes grouillant dans cette mer amère, sortant à peine de l’eau, montant, flottant, de nouveau submergées, puis remontant encore, à qui mieux mieux, à grands efforts [28] ». Elle, troublée s’interroge : « Mais qui gagnera cette autre rive que personne ne voit ? Est-ce une illusion ou une révélation ? [29] ».

Dans la scène suivante, un grand homme monté sur des échasses apparaît derrière Elle. Il lui tend un bras très long et lui montre un œil géant dans sa paume [30]xxix. Elle est accablée et terrifiée par cet œil. Au même temps Elle réalise qu’elle est « l’origine de son mal : tout vient de cet œil-là, qui a vu sa timidité, sa culpabilité, […] son sado-maso-fardeau qui l’a impliquée dans ces souffrances depuis son adolescence, et qui guide finalement toute son existence [31] ».

Quand l’homme disparaît, apparaît peu à peu un corps de femme décapitée, qui s’approche d’Elle et lui tend devant une main. C’est alors qu’Elle « voit son propre corps, nu, sur le point d’être immergé, à peine porté par la crête des vagues noires, mais invisibles, puis plonger profondément [32] ». Cette femme décapitée apparaît et disparaît, en montrant un bras, une jambe. Avec lui Elle lutte, pour la faire disparaître définitivement. Pendant que ce combat est engagé, « cette fois Elle voit apparaître devant ses yeux un œil de femme ! [33] ». Cet œil l’effraie : « Ce regard tout froid, la guette perpétuellement ! (Criant) Qui es-tu ? Un spectre ou une image de cauchemar ? [34] ». Elle finit par l’écraser entre ses mains, avec fureur, sous l’emprise croissante de l’angoisse [35].

Ces scènes ont la nature troublante d’une hallucination spectrale. Le corps est amorcé, découpé, réduit en pièces. C’est un catalogue de parties anatomiques celui qui est proposé : des viscères, un œil d’homme, un œil de femme, des bras, des jambes, un corps décapité, une main. Parfois ces membres ne sont pas à taille humaine : un bras très long, un œil géant. Mais il ne s’agit pas seulement de parties de corps, détachées et inanimées. Comme dans le plus effrayant des cauchemars, ces parties du corps sont vivantes et éloquentes : elles sont des personnages à part entière.

Le corps dans la dramaturgie de Gao Xingjian remplit une fonction essentielle. Il s’agit en fait d’un corps qui est incarnation et le moteur même du mouvement intérieur du personnage. Comme nous l’avons vu précédemment, ce corps revêt plusieurs connotations. Dans Au bord de la vie, il s’agit du corps-même d’Elle, qu’Elle voit, en dehors d’Elle, à la fois comme son propre corps et comme un corps étranger, autre et séparé d’Elle-même. Corps étranger qui, au même temps qu’il est regardé, en tant qu’objet, regarde, et provoque en Elle la conscience de se percevoir à la fois comme sujet et objet de son propre regard.

Il s’agit aussi d’un corps-personnage, comme le sont la bonzesse, l’homme sur les échasses, l’œil géant, la femme décapitée, l’œil de femme, perçus comme tout à fait des corps-extérieurs. Nous trouvons ici en œuvre une tension entre un objet/sujet qui à la fois possède une nature hallucinatoire, désincarné, fantomatique et charnel, matériel, anatomique. Une dualité est inhérente à ces images de parties de corps-personnages.

Tous ces corps portent et sont l’extériorisation des questionnements, des anxiétés, des pulsions, des sentiments et des émotions, des états d’âme de l’héroïne, Elle. Gao Xingjian choisit cette expression dramatique, choisit le corps, avec ses actions et sa matérialité, pour signifier l’intériorité. Les sentiments, au lieu d’être exprimés ou traduits de façon discursive, deviennent eux-mêmes corps, et corps-personnages.

Nous avons vu, par les passages cités, comment le personnage d’Elle, dans un délire conscient, est désemparé et coupé de lui-même, de son propre corps, qu’Elle observe. Et peut-être de sa propre âme : est-elle en train de sortir de son propre corps, qui est identifié à la femme sans tête ou à l’œil de cette femme ? Ses corps extérieurs, ces corps-hologrammes, démembrés, ne sont-ils en fait que les manifestations et représentations symboliques de ses propres questionnements et angoisses existentiels ?

Corps-constellations

Si nous regardons du coté du dispositif dramatique conçu par Gao Xingjian, la dépossession et le démembrement, peuvent aussi faire allusion à la nature démultipliée des personnages construits par l’auteur. Chaque personnage en fait n’est pas conçu comme une monade, porteuse d’une identité unique. Il ne compte pas pour lui-même, mais il s’inscrit dans une constellation. Il s’articule et se complète en intégration avec les autres personnages satellitaires, corps-projections qui en scandent les différentes facettes de son identité. Si le personnage principal Elle, joué naturellement par une comédienne, est porteur de la parole, et par cela est tête/esprit, en revanche, les autres personnages, muets, joués par un clown et une danseuse, incarnent le corps /les corps à proprement parler. Une tête et un corps, séparés, des personnages démembrés, qui tournent en ronde et qui ensemble, font corps, font une pièce. Comme font corps, ensemble, deux et un, PARLEUR A et PARLEUR B, pour nous questionner.

Un des caractères du théâtre post-dramatique c’est la fragmentation et la composition d’un texte hybride à partir de différents sources. L’unité du texte éclate, ainsi que sa cohérence. Dans la dramaturgie de Gao Xingjian le personnage se fragmente et perd son unité. Il éclate, se morcelle en différents corps/personnages par ce système de démultiplication, de projections-hologrammes et de démembrement. À chaque fois nous est proposé un énigme qui porte en son sein le paradoxe et la contradiction : corps un et multiple, corps anatomique et fantomatique, corps intègre et corps éclaté ou démembré, sujet et objet à la fois, réel et irréel. Le trouble au cœur du dispositif envahit le spectateur. Par l’effroi il effleure le sublime.

Simona Polvani, corps-à-corps, dans le cadre de Corps encore, Le Non Lieu, Roubaix, 9 juin 2018 Photo credit : Pei YU

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L’intervenante-performeure achève sa démonstration. Elle prend la ramette de papier, se lève. Elle se dirige vers la feuille qui est déjà disposée au sol et commence à construire une ellipse en posant à côté des photographies d’autres statues démembrées et des peintures représentant des corps de Gao Xingjian. Une fois ayant créé une constellation, l’intervenante-performeure s’allonge sur le sol, au milieu, bras et jambes en étoile. Elle reste là, les yeux ouverts, en silence durant quelques instants.

Notes

[1Tête féminine du type de l’Aphrodite de Cnide, copie de Praxitèle, époque romaine impériale. Provenance inconnue. Musée du Louvre, Paris.

[2Tête féminine du type de l’Aphrodite de Cnide, copie de Praxitèle, époque romaine impériale. Provenance inconnue. Musée du Louvre, Paris.

[3Gao Xingjian, « Le Somnambule », dans Gao Xingjian, théâtre 1, Carnières-Morlanwelz, Lansman Éditeur, 2000, p. 124.

[4Ibidem, p. 132.

[5Ibidem, p. 136.

[6Entretien avec Gao Xingjian réalisé par Simona Polvani à Paris, janvier 2016.

[7Le théâtre huaju avait été créé en Chine à partir du début du XXe siècle sur le modèle du théâtre réaliste européen, à partir de la découverte et de la traduction de différents auteurs occidentaux.

[8Gao Xingjian, « Au bord de la vie », dans Théâtre 1, Carnières-Morlanwelz, Lansman Éditeur, 2000.

[9Gao Xingjian, Dialoguer-Interloquer, traduit du chinois par Annie Curien, Carnières-Morlanwelz, Lansman Éditeur, 2001.

[10Gao Xingjian, « Quatre Quatuors pou un week-end », dans Théâtre 1, Carnières-Morlanwelz, Lansman Éditeur, 2000.

[11Gao Xingjian, « Le Quêteur de la mort », dans Le Quêteur de la mort, suivi de L’Autre rive et La Neige en août, Paris, Éditions du Seuil, 2004.

[12Gao Xingjian, Ballade Nocturne. Libretto for a Dance Performance, édition bilingue français-anglais, traduit du français par Claire Conceison, Paris, Center for Writers & Translators, The American University of Paris, London, Sylph Editions, 2010.

[13Gao Xingjian, « Le potentiel du théâtre », traduit du chinois par Denis Molčanov, dans De la création, Paris, Éditions du Seuil, 2013, p. 87.

[14Ibidem, p. 74-75.

[15Ibidem, p. 75.

[16Gao Xingjian, « Au bord de la vie », op. cit., p. 81.

[17Gao Xingjian, « Le Quêteur de la mort », op. cit., p. 9.

[18Ibidem.

[19Ibidem.

[20Ibidem.

[21Ibidem, p. 42.

[22Ibidem.

[23Ibidem, p. 49.

[24Ibidem, p. 42.

[25Gao Xingjian, « Au bord de la vie », op. cit., p. 60.

[26Ibidem.

[27Ibidem, p. 79-80.

[28Ibidem, p. 81.

[29Ibidem.

[30Ibidem, p. 81-82.

[31Ibidem, p. 81.

[32Ibidem, p. 82-83.

[33Ibidem, p. 82.

[34Ibidem, p. 83.

[35Ibidem, p. 82-83.

Couverture : Simona Polvani, corps-à-corps, dans le cadre de Corps encore, Le Non Lieu, Roubaix, 9 juin 2018
Photo credit : Pei YU