lundi 31 décembre 2018

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Chronique des Sentiments II 1/3

Entretien Jean-Louis Poitevin - Alexander Kluge

, Hervé Bernard et Jean-Louis Poitevin

Entretien Jean-Louis Poitevin — Alexander Kluge autour de la Chronique des Sentiments I et II et poursuite de l’exploration de ces deux volumes à travers quelques réflexions.

Si le projet est hors norme, sa mise en œuvre relève du tour de force mais aussi de la poursuite sempiternelle du projet même qui voit dans la publication en traduction française 2017 et 2018 de ce qui a déjà été publié en Allemagne en 2000, l’occasion d’actualiser le livre en y incluant des textes qui ne pouvaient pas exister lors de la première édition. Par exemple, il est question dans la traduction française de Fukushima comme de la crise en Grèce.

Chronique des sentiments II 1/3 from BERNARD Hervé (rvb) on Vimeo.

Noyau dur

Comment organiser un tel ensemble de textes, telle est l’inévitable question que l’on se pose lorsque l’on a devant soit ces deux volumes qui ne sont « que » les deux premiers d’un ensemble qui en comptera encore … quelques-uns ?

Travailler en suivant un plan, entendons selon un projet narratif organisé en fonction d’une trame comportant un début et une fin, comme cela s’impose malgré tout dans un roman par exemple, mais aussi dans un essai, apparaît impossible, non que l’ordre des chapitres, l’organisation globale soient ici absents, mais elle trouve son principe organisateur ailleurs que dans cette trame, que dans un plan, que dans une structure « narrative ».

En évoquant plutôt l’idée d’un noyau comme métaphore pour évoquer le principe organisateur de l’œuvre, Alexander Kluge inscrit sa démarche dans une temporalité qui n’est pas celle de l’histoire, ni des histoires, bien qu’il ne fasse que cela dans ses livres, raconter des histoires. La temporalité qui régit cet ensemble de textes est celle qui, à la fois, permet de les présenter en tant qu’éléments discrets, de les rassembler en blocs, de les traverser dans leur épaisseur même et de les envelopper d’un voile translucide qui leur permet d’exister dans un même « lieu ».

Il nomme ce « lieu » un noyau. C’est donc une entité munie d’une force agissante au cœur même de ces histoires, de toutes les histoires et de chacune d’entre elles qu’il vise ainsi, et une temporalité comme enveloppe qu’il active. Passé, présent et futur ne sont en rien écrasés, ils se déploient selon une ramification qui n’est pas celle du continuum narratif. Le noyau irradie, centre absolu d’une production d’énergie, dans toutes les directions de l’espace et du temps. Il n’empêche en rien de les distinguer, il permet de croiser sur un même niveau, celui formé par l’ensemble des récits et qui se trouve répliqué à l’intérieur de chacun d’entre eux, et tout ce qui relève des strates mnésiques autant que prospectives.

Car ce que ces histoires mettent en œuvre autant qu’en scène, ce sont précisément des rencontres paradoxales dans la même page de données provenant de millions d’années et de données provenant d’hier ou de demain.

« Le temps change de façon disruptive  », dit d’ailleurs Alexander Kluge au début de cet entretien, explicitant ainsi ce qui constitue le véritable sujet et aussi le véritable objet de ces livres, non pas le temps – car il se trouve précisément presque discrédité dans sa version commune – mais la disruption même, en tant qu’elle est le nom de l’éclatement d’une vision du monde qui est ici activée et décrite, et de la mise en place d’une nouvelle approche de ce même monde, qui est, elle, ici figurée.

Ici, le temps n’explose pas. Il se tient au contraire ramassé, mais d’une manière telle que précisément les éléments qui composent ces textes, mots, images, notions, récits longs ou courts, idées, concepts ou affects, entrent en collision et produisent au moins dans l’esprit de ceux qui les reçoivent, les lisent, des effets encore infigurables.

Les grands-parents paternels

Le lieu de ces livres est en quelque sorte cet espace intersticiel qui se forme à la fois entre les récits, mais au cœur de leur chair et autour d’eux comme autant de restes, résidus ou scories, résultant du frottement entre ces éléments. Ces histoires sont à la fois morceaux de silex, étincelles et fragments de pierre abandonnés. Et le noyau est constitué par une incernable densité énergétique rendue active par le rapprochement entre des atomes provenant d’étoiles distinctes.

Crayon aveugle et maison imaginaire

Il y a à la source de la prolifération éditoriale actuelle et, au-delà d’elle, dans la surproduction de textes faits maison et à charge émotionnelle supposée de grande intensité, un « noyau » d’un autre type que celui dans lequel Alexander Kluge vient tremper sa plume.

En effet, ces histoires, ces romans, sont pour la plupart — et cela à la fois parce qu’il semble que la demande aille dans ce sens mais surtout parce que les éditeurs sont désormais chargés de remplir les poches d’actionnaires qui ne sont pas des lecteurs — basés sur des faits familiaux et enturbannés par les manifestations d’égos aussi surdimensionnés qu’insipides en ceci qu’ils ne cherchent pas à comprendre mais à légitimer.

Que fait d’autre l’environnement qui est le nôtre, entendons celui dont la publicité incessante nous enveloppe et dresse autour de nous comme le cadre de notre maison originelle, sinon légitimer ce qui, sans cela, n’en aurait guère, voir aucune, de légitimité ?

Dans ce cas, écrire n’est rien d’autre qu’un acte de contrition ou si l’on préfère, rien d’autre que la manière de rendre grâce au dieu caché qui agit en amont de toutes les religions et auquel chacun de nous, qu’il le veuille ou non, est converti, en s’agenouillant devant lui et en déposant à ses pieds, cadeau absolu pense-t-on, un peu de sa propre peau sur laquelle ont été inscrits d’une main tremblante quelques signes comme autant d’aveux.

Mais qu’avouer sinon que cette enflure du moi est la manifestation impuissante d’un désir d’être « trop » à défaut de pouvoir être autrement ? Ou qu’elle est l’aveu d’une désorientation si profonde, si native qu’il nous semble plus facile en effet de la taire en s’exhibant nu que de la comprendre en tentant de comprendre comment nos vêtements nous ont transformés ?

Qu’importe ici, la tentative klugienne, cet « essai » devenu si considérable qu’il déborde tout projet « raisonnable » d’écriture, n’est possible que parce qu’Alexander Kluge ne se prend pas pour un « auteur ». Il ne se tient pas non plus tant dans un lieu qu’il n’accepte de se tenir dans une posture, celle qui permet de capter et transcrire l’infinité possible des histoires dont nous sommes faits.

Il n’écrit pas ce que lui-même pense, même si une large part est offerte à des histoires liées à sa personne, à ses souvenirs ou à sa famille. Il écrit parce qu’il laisse passer en lui l’infinité des voix et qu’il parvient à en capter quelques-unes qu’il transcrit. Il écrit à l’oreille et non pas à l’égo. Et lorsqu’il écrit, il regarde, alors même que la pointe trace des mots sur la page, le mouvement et le dessin que trace le bout de son crayon dans le ciel minuscule de la parcelle d’air qui vibre entre la page, sa main, son œil et le silence.

Herbert Blackburn, le frère de la grand-mère maternelle d’Alexandre Kluge

C’est en cela qu’il écrit et décrit notre maison, de ne pas chercher à s’imposer comme auteur mais à travailler comme un jardinier, en étant au service du jardin et des plantes qui le composent.

Ces plantes, ce sont ces récits, ces histoires, ces bribes de réflexion, ces fragments de pensée recueillis au bord du chemin et collectés, rassemblés et installés dans un même endroit, plantés dans une même terre, dans un même jardin. Ces plantes, ce sont les livres qui nous entourent, nous enveloppent, nous protègent, nous portent. Il dit d’ailleurs, ici, que « l’arche de Noé était en fait remplie de livres ».

Un phare destiné au marcheur dans le désert. Projet de l’architecte révolutionnaire J.J. Lequeu.

Mais de quoi est fait le sol, notre sol ? Il semble qu’Alexander Kluge le voit en fait comme une sorte de désert. Il lui suffit pour cela de filer une métaphore qui conduit du sable au silicium et du silicium aux appareils qui n’existeraient pas sans lui et ainsi d’inverser le regard que l’on porte alors sur ces appareils. Ce qu’ils portent en eux comme un élément de leur cœur, est si bien fait de sable que ce qui en émerge peut-être compris aussi comme fait de sable. Et ce qui sort de ces appareils ce sont ces images qui nous hantent, ces visions que l’on demande d’acheter, ces ordres que l’on nous transmet et qui, rappelons-nous l’assyrien en nous, habitent notre crâne comme le feraient de terribles envahisseurs.
Le désert, c’est bien un territoire dans lequel l’eau des sentiments est absente. Dans cette explosion magnifique des villes et des images, ces histoires nous invitent à percevoir le désert qui y croît.

Il se peut que les mythes qui nous hantent désormais soient moins grecs que touaregs ... qui sait ! C’est pourquoi on peut trouver l’image d’un phare pour hommes perdus dans le désert, un dessin de Lequeu d’une construction qui n’a jamais vu le jour mais qui, maintenant, pourrait être, en tant que phare métaphorique efficace dans le champ de la pensée, d’une utilité vitale !

Les illustrations de cet article et de la vidéo sont extraites des Chroniques des Sentiments I et II