samedi 1er avril 2023

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Chevaux aimés

(Bardes du Khorassan, Ostad Elahi)

, Joël Roussiez

Comme une âme qui s’en va un petit air de flûte dans l’assemblée avait éteint les paroles et quelques uns marchant dehors baissaient la tête sous leurs turbans.

Mais les chevaux piaffaient dehors, une tension dans le troupeau irritait et de même dans l’assemblée circulaient des jurons. Le cercueil resta dans l’église, et quand le musicien chanta « il est parti, ils est parti ! Que les lointains l’accueillent » on entendit des pleurs et quelques gémissements… Les chevaux foulaient l’herbe verte des prés, certains se dirigeaient vers la source des bois, d’autres s’approchaient de la foule rassemblée où quelques personnes se levaient et secouaient leurs vêtements. L’air de flûte avait cessé, c’était au tour des tambourins de faire résonner les rythmes variés de Princesse Augure, Prince Renom et Diable Fortune qui avançaient venant de trois directions inégales en écartant la foule. Le flûtiste reprit la chanson : « il est parti, il est parti… » tandis que les chevaux derrière la clôture s’assemblaient silencieusement en observant la foule qui s’ébrouait. Par petits groupes se resserraient les liens, des personnes isolées allaient calmer les chevaux de monte attachés au mur de l’église ou à l’ombre de deux arbres. Derrière le troupeau ventre contre ventre serré et immobile arrivaient quelques étalons belliqueux qui poussaient ; les plus jeunes s’esquivaient, de plus vieux résistaient ou cédaient le passage, les étalons bientôt furent sur le devant, ils trépignaient un peu, un homme muni d’une branche les repoussaient… Et dans l’assemblée clairsemée sur le parvis d’herbe rase s’élevaient des voix plus fortes et quelques cris tandis que s’arrangeaient les groupes. Le prêtre sortit, leva les bras en direction des chevaux puis s’installa auprès des musiciens. Princesse Augure dansa en tournant sur elle-même, sa robe volait autour de sa taille fine pendant que Prince Renom jouait l’acrobate tantôt la précédant, tantôt virevoltant près d’elle, ils avançaient fendant la foule dont les mouvements incessant produisaient des bousculades que les chevaux semblaient suivre en frémissant. Quant à Diable Fortune, il ajustait son pantalon de zouave près de l’enclos. Les tambourins battaient un rythme plus soutenu pendant que les gens déroulaient des tapis et des toiles pour s’installer face au prêtre et musiciens ; le flûtiste changea d’instrument et joua un air sombre et lent dont le souffle apaisa les voix et les mouvements… On rejetait d’une épaule le plis des capes de voyage, on ajustait le voile de cheveux, on posait sur ses genoux les mains aux bagues nombreuses, quelques uns ajustaient le poignard de ceinture, d’autres repoussaient la toile du large pantalon dans les bottes de cuir, on déposait les fusils aux brides décorées et les sacs de dentelle ; l’air sombre allait son train, le souffle du musicien mêlé aux notes modulées repoussait à l’extrême la respiration ; ainsi chacun retenait la sienne et les chevaux à la clôture piétinaient d’une jambe sur l’autre, les oreilles dressées et mobiles… Le ciel était sans nuage. « En ce lieu, nous avons goûté la douceur… » La voix seule chanta parmi les musiciens silencieux ; quelques hommes approuvèrent « ôlààh ! ». « Nous avons goûté la douceur mais nos chevaux ont de l’humeur ! Celui qu’on honore "je vais vers toi, fais un pas vers moi", il doit le dire. Qui va faire ce pas ? Je sens qu’ils sont nerveux, faut-il les calmer. Faut-il calmer l’attente de l’homme décédé ? Qu’a-t-il fait pour en attendre la douceur ? Nous sommes ici dans la douceur ; c’est pour l’aider que nous y sommes… » Et la flûte reprend, les tambourins l’accompagnent, les gens bougent un peu…

Mais le vent, le vent soudain souffle fort sur l’assemblée, on se serre en silence, les groupes se déplacent à peine, c’est à genoux qu’ils se rapprochent ; on se gène, les chevaux frissonnent tandis que les queues fouettent leurs flancs ; les crinières se soulèvent et s’ébouriffent, les chevaux avec patience observent les gens… « Nous avons goûté la douceur, voici le vent du désaccord. Que vous a fait celui-là ? Laissez les souffles et ne bougez pas. Nous avons goûté la douceur, laissons-la, elle calme les humeurs, elle calmera son attente. Il est parti, celui qu’on honore… » « Ôlààh ! » La flûte reprend l’air léger, comme une âme s’en va, la mélodie passe sur les groupes et se disperse… Une fine pluie descend du ciel couvert jusqu’à l’horizon d’une épaisseur de gris brumeux qui s’épaissit au-dessus de l’assemblée. Les têtes baissées remuent peu. « Gens inquiets, supporterez-vous la pluie ? Vous avec goûté la douceur en ce lieu, ne le quittez pas ! »…

Et voici que l’orage se leva et tonna le tonnerre. « Voici ce qui nous vient, n’égayons pas notre humeur et gardons-lui l’honneur… » Des éclairs traversèrent le ciel gris, les chevaux flanc à flanc se bousculèrent et puis soudain la foudre férocement craqua au-dessus de l’assemblée, et soudain les chevaux, les chevaux affolés passèrent la barrière. Sauve qui peut ! Qui peut se sauve ! Les chevaux foulent les tapis et les toiles, ils heurtent l’estrade qui s’écroule, les musiciens roulent, certains sous les pieds des chevaux ; sur le parvis le troupeau s’égare, cherche une issue à sa fuite, piétine, piétine encore en tournant affolés et furieux, des hommes parfois au milieu d’eux lèvent les bras ; alors les chevaux se bousculent l’un l’autre, ruent et se dressent et des gens au-dessous subissent ces assauts, sont piétinés, meurent ensanglantés. Les bêtes, les hommes cherchent un chemin, une issue, les chevaux trouvent entre les arbres le chemin de la fuite, ils s’y engouffrent, bousculent les chevaux de monte qui tirent sur les longes et ruent ; des gens se protègent, ils tirent l’un deux par le vêtement, comme ils peuvent le mettent à l’abri du carnage, ils se poussent, s’énervent, énervent les bêtes qui s’enfuient…

Alors si l’on veut un petit air de flûte, le chant d’une âme parmi les dégâts et les morts s’élève tandis que l’orage s’éloigne et que s’égoutte l’eau laissée par la pluie… Je chante, je le chante en pleurant car alors la musique est poignante, je me laisse aller ainsi à l’élévation, ma voix ne monte pas mais l’expression du sanglot entraîne, elle devient rauque et profonde, le souffle alors s’époumone et je découvre le public assis sur les bancs du parvis de l’église ; je découvre qu’il se tait si obstinément que j’appréhende le malheur, je le sens qui passe au travers de mon ventre ce qui contribue à rendre mon chant plus dramatique… Je chante mes amis et je vous dis merci ; je chante les chevaux qui vinrent par ici noyer les vaines célébrations et je célèbre ainsi nos retrouvailles ; le ciel est clément, sous le feuillage des arbres l’ombre est douce. Voici ce qu’il advint alors qu’approchait l’orage, les chevaux irrités d’attendre la vaine assemblée, les chevaux irrités du son fluet d’une musique étrangère ou bien les chevaux attirés par la musique familière se ruèrent dehors en course désordonnée, et ce qu’il en advint, vous le savez, les morts le savent et c’est pour effacer la mémoire que nous allons reprendre le chant des amants incertains : ils vinrent avec le troupeau participer à la fête des neuvaines, ils chevauchèrent quatre lieues, Ô, Ô Âh ! Ils chevauchèrent, les voici, ils atteignirent le lieu de la fête, l’amour les y attendait mais la mort guettait. Un orage ce n’est rien, l’orage des cœurs qui s’aiment c’est autre chose, il se rua sur elle pour la protéger, on crut qu’il voulait la forcer, on eut le temps de le faire tomber mais les chevaux, les chevaux sur elle et sur lui, unis tous deux, les chevaux piétinèrent sans façon, sans façon et sans âme ils s’éloignèrent de la fête pour courir à la source des bois.

Illustrations : Eugène Delacroix — Chevaux.