lundi 1er avril 2024

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Musique Concrète/Acousmatique

Chanson de geste

Jean-Jacques Birgé

, Jean-Jacques Birgé

Voir un interprète jouer de son instrument a toujours quelque chose de magique. La dématérialisation des sons ne l’est pas moins. À l’écoute, les processus qui ont été mis en œuvre sont même encore plus mystérieux. Chaque laborantin a ses trucs, prestidigitateur au service du rêve et de l’évocation musicale.

Mes premiers enregistrements électroniques datent de 1968. J’avais 15 ans. En plaçant le micro entre les écouteurs de mon casque stéréo, avec le bouton Sound on Sound et les deux pistes de mon Sony TC355, j’obtenais des effets de déphasage et des larsens qui me faisaient totalement planer. En jouant sur la vitesse (4,75 ou 9,5 ou 19 cm/s), naissaient des espaces sidéraux ou des trépidations excitantes. J’ignorais tout de la musique électronique, et de la musique en général, mais l’expérimentation satisfaisait mon insatiable curiosité.


1968 First Step, First Tape 12’17

Mes études de cinéma à l’Idhec (devenu plus tard la Femis) me permirent de développer le concept de partition sonore initié par Michel Fano — considérer la musique, les bruits et les voix comme un ensemble homogène —, et j’adaptai sans m’en rendre compte la syntaxe cinématographique à mes compositions musicales (forme narrative, paysages et gros plans, perspective, hors-champ et le montage cut où l’on peut passer du coq à l’âne pour des effets dialectiques qui me ravissent).

En 1973, l’acquisition d’un synthétiseur ARP 2600 comblait mon désir symphonique et je cherchai à reproduire tous les sons du monde, bruits compris, en les écoutant attentivement pour les synthétiser ensuite ! Ces deux démarches palliaient mon incompétence absolue en matière de contrepoint et d’harmonie, et l’improvisation que je préférais appeler composition instantanée, me fit rattraper le temps passé à collectionner les timbres et les porte-clefs. Si j’étais autodidacte, je ne l’étais que pour avoir choisi mon propre chemin.



© Thierry Dehesdin

Polyinstrumentiste pratiquant d’autres formes d’expression artistique, comme la réalisation de films et d’œuvres multimedia, la fondation d’un light-show, l’écriture de romans ou, par exemple, de mon blog qui approche les 6000 articles depuis bientôt 19 ans, je resterai un polymathe (ce qu’en France on appelle un touche-à-tout et auquel on adjoint parfois « de génie » pour montrer que ce n’est pas péjoratif) et appuierai tout mon travail sur un encyclopédisme (que l’on peut simplement assimiler à la culture générale, loin des chapelles et des étiquettes qui servent aux marchands, mais enferment les artistes).

Homme-orchestre est un autre terme qui pourrait me convenir.
 Je ne me suis ainsi jamais reconnu dans aucun mouvement, aucune appellation. Très tôt j’ai compris que je ne devrai mon salut qu’à mon indépendance, créant le label de disques GRRR en 1975 et le collectif Un Drame Musical Instantané l’année suivante avec Bernard Vitet et Francis Gorgé. Le seul problème, quand on n’a rien à demander à personne, personne ne vous demande rien. Lorsqu’avec Francis nous nous inscrivîmes à la Sacem pour le disque Défense de signé Birgé Gorgé Shiroc, nous refusâmes le qualificatif de compositeurs électroacousticiens et demandâmes qu’il soit effacé pour ne garder, comme tout le monde, que le substantif.

L’instrumentation importe relativement peu, c’est le propos qui me guide et, en ce sens, qui l’oriente. D’ailleurs ou d’autre part, tout mon travail est vectoriel, ma vie n’y échappe pas, je ne vise jamais le centre, je tourne autour. C’est une histoire circonlocutoire d’où il est important de prendre de temps en temps la tangente. Je sais où je vais, mais je ne cherche pas à l’atteindre, c’est la démarche qui m’intéresse. Pour la première plaquette du Drame j’avais cité S.M. Eisenstein : « Il ne s’agit pas de représenter un spectacle qui a achevé son cours (œuvre morte), mais d’entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante). »

1975 Bolet Meuble 14’31
avec Francis Gorgé

Le terme « acousmatique » m’a toujours semblé lié au GRM et aux concerts de haut-parleurs. Attaché au geste instrumental, j’avais l’impression que les électroacousticiens étaient handicapés par une certaine dyspraxie. Quant aux différences entre électronique et électroacoustique, on se référera au Poème électronique d’Edgard Varèse où le compositeur a monté de très nombreux extraits acoustiques comme les séances avec Charles Mingus, Teo Macero et les autres jazzmen. Les limites sont floues.

Les instruments mus par l’électricité, que ce soit une guitare ou un orgue, le phonogène universel ou les ondes Martenot, un synthétiseur analogique, numérique ou logiciel, ont l’avantage de générer des sons inouïs que la lutherie traditionnelle ne peut produire. Mon encyclopédisme s’y retrouve.
Le goût pour ce qu’apportait l’électricité a commencé avec un orgue Farfisa Professional. Pas très costaud, je trouvais sensationnel que l’instrument me porte (le tabouret) plutôt que le contraire (les saxophones que j’avais pratiqués à mes débuts). J’y branchais diverses pédales comme une distorsion, un modulateur en anneau, une wah-wah, etc. Le synthétiseur révolutionnera ma pratique (Birgé Gorgé Avant toute https://soundcloud.com/souffle-continu-records/sets/birge-gorge-avant-toute ), mais permettra aussi l’installation des premiers home-studios.

Auparavant il fallait écrire sur du papier, engager un copiste, louer des studios de répétition et d’enregistrement, etc. Il y en avait facilement pour trois semaines et un budget conséquent. Tout à coup, il suffisait de brancher un magnétophone, le plus souvent un Nagra apporté par la production, aux sorties de mon ARP 2600, et le « client » repartait le soir-même avec la bande sous le bras. Mon studio s’est construit ainsi, petit à petit, au gré des commandes. La première génération de compositeurs électroacousticiens dépendait d’un laboratoire énorme, forcément institutionnel, les machines occupant une salle entière. Pour la seconde, à laquelle je suis associé, l’instrument était devenu transportable.


© Thierry Dehesdin

J’ai suivi l’évolution technique en achetant un PPG Wave 2.2, un synthétiseur en tables d’ondes, dont la transparence des sons reste inégalée. Contrairement à l’ARP, il possédait un clavier polyphonique et des mémoires. Jusqu’ici il fallait jouer sur l’instant et programmer en même temps ce qui allait se passer cinq minutes plus tard sur le même panneau de commande. C’était une gymnastique quasiment schizophrénique. Si l’on désirait reproduire un morceau, on devait dessiner la position des potentiomètres et des câbles sur un diagramme.

L’étape suivante fut le Yamaha DX7, un synthétiseur en modulation de fréquence, qui offrait la norme MIDI mais perdait les boutons de contrôle en temps réel. À la même époque l’Ircam s’embourbait avec la 4X qui nécessitait une armada d’ingénieurs, et, plus grave, les compositeurs ne parlaient pas le même langage qu’eux. Cette difficulté de communication et son prix de revient lui furent fatals. Parallèlement l’ordinateur domestique faisait son apparition avec les premiers Atari, permettant de programmer ses sons et, surtout, d’écrire informatiquement tout en communiquant avec les synthétiseurs, les échantillonneurs, etc. grâce à la norme MIDI (Musical Instrument Digital Interface). La MAO (musique assistée par ordinateur) anticipait l’AI (intelligence artificielle).

Je suis passé ensuite au VFX-SD d’Ensoniq qui utilisait des échantillons, et à d’autres synthés numériques qui, chacun, avaient leur timbre et leur spécificité. Concevoir un programme prenait environ une journée, mais chaque nouveau preset devenait un instrument à part entière. J’ai arrêté d’en acquérir et de programmer mes propres sons, ce qui était particulièrement chronophage, pour me consacrer à des logiciels sur ordinateur. Il s’agit de moteurs, de stations d’accueil, permettant de charger des banques de sons de différents constructeurs. J’ai beau utiliser les mêmes que beaucoup de monde sur la planète, ma façon de les jouer est si particulière que je ne les entends jamais ailleurs !

Récemment je me suis entiché de machines construites par le russe Soma. Leur logique échappe totalement à celle des synthétiseurs habituels. On est loin des oscillateurs qui passent dans des filtres et des amplificateurs, modelés par des enveloppes et rythmé par le sample & hold (circuit d’échantillonnage et de maintien). Le Lyra-8 est plutôt adapté à créer des drones très « noise ». L’Enner et le Terra sont liés au geste instrumental, avec des possibilités d’interaction passionnantes. Le premier permet d’intégrer des sources extérieures à un système où notre corps fait contact, le second possède entre autres un gyroscope suggérant un jeu très physique. The Pipe est un synthé buccal dont le micro (interchangeable) ne craint pas les outrages. Le Cosmos est une sorte de délai aléatoire qui improvise tout seul.

Ce sont des machines très sensibles, extrêmement intuitives, sans aucun écran de contrôle. J’aime ces instruments dont le public peut percevoir le fonctionnement, ou du moins le croire, comme le Tenori-on dont la programmation séquentielle est éclairée par des leds. Il y a un aspect magique, comme du temps où je jouais du Theremin, cet instrument dont on approche les mains de ses antennes. Il y en a plein d’autres, stylophone, crakle box, Kaossilator, effets de traitement sophistiqués comme ceux d’Eventide.

© David Fenech

Depuis trente-cinq ans j’utilise un H3000 qui permet de parler à l’envers en temps réel, de programmer des harmonisations intelligentes, de geler le son, etc. 
Il faut différencier les instruments eux-mêmes, synthétiseurs dont les timbres sont électroniques ou échantillonneurs utilisant des sons pré-enregistrés, et les effets qui peuvent affecter n’importe quelle source. Tous peuvent être en dur ou logiciels.


Avec mes terras [1] le plus compliqué est de retrouver le programme que l’on a sauvegardé pour le jouer à bon escient. C’est de la haute voltige lorsque je dois improviser en public. Et chaque programmation exige une nouvelle manière de l’appréhender physiquement.

Il y a autant de modes de jeu que de presets. En ce qui me concerne ce sont donc des milliers. Cela explique pourquoi les pianistes ont du mal à se servir des claviers électriques, d’autant que le toucher varie d’un modèle à l’autre. Je ne comprends pas comment j’ai pu jouer si longtemps sur des claviers de synthé ; le clavier lourd offre une sensibilité sans pareille.

2012 Power Symphony 12’08

Depuis mes débuts j’ai pourtant cherché à me rapprocher des sonorités acoustiques. D’où mon choix inaugural pour l’ARP 2600 alors qu’à mes oreilles l’EMS sonnait plastique et le Moog « astiquez les cuivres » !

En fait je n’aime pas les machines. Ce ne sont que des outils. Et surtout j’ai toujours mélangé les sons électroniques avec les instruments électriques et acoustiques (j’en possède des centaines), en espérant que le public n’y verra que du feu et ne se posera pas la question, se laissant porter par la musique.

J’adore « Professor Bad Trip » de Fausto Romitelli où l’orchestre d’instrumentistes classiques sonne électronique et « L’histoire du plaisir et de la désolation » montre à quel point Luc Ferrari savait écrire pour orchestre symphonique. Probablement la musique électronique dont je me sens le plus proche est celle de Ilhan Mimaroglŭ, en particulier Tract, A Composition of Agitprop Music for Electromagnetic Tape qui mélange toutes les sources imaginables, pour une musique « à propos » qui me rappelle ma jeunesse pleine d’espoir révolutionnaire.

Quant à me goûts en tant qu’auditeur, ils sont suffisamment éclectiques pour que je m’enthousiasme devant un quatuor à cordes ou un orchestre symphonique autant qu’un ensemble de jazz, un chanteur ou une chanteuse de variétés, ou une musique mécanique.

J’ai évidemment plus souvent joué avec les machines (Omni-Vermille) qu’écrit pour orchestre symphonique. L’opéra Nabaz’mob rassemble cent lapins communicants, les premiers objets connectés offrant à l’origine des services comme la lecture des mails, la météo, la pollution de l’air, etc. J’en étais le designer sonore et Antoine Schmitt le designer comportemental. Ensemble nous avons composé un spectacle son et lumière (http://www.nabazmob.com) qui questionne les problématiques du comment être ensemble, de l’organisation, de la décision et du contrôle, qui sont de plus en plus centrales et délicates.

Nous avons ainsi perverti l’objet industriel pour en faire une œuvre artistique où la chorégraphie d’oreilles, les jeux de lumière et les cent petits synthétiseurs et haut-parleurs cachés dans le ventre de chaque lapin forment une écriture à trois voix s’appuyant sur le décalage temporel et la répétition, la programmation et l’indiscipline. Cette centophonie peut se rapprocher du concert acousmatique, même si l’anthropomorphisme est inévitable à voir s’agiter nos petites bêtes en plastique.

Si l’électronique n’est qu’un outil parmi d’autres dans ma panoplie, l’acousmatique est donc un terme que je laisse aux électroacousticiens du GRM. Je les aime bien, la lecture du « Traité des objets musicaux » de Pierre Schaeffer et sa déclinaison sur microsillons, « Solfège de l’objet sonore », avec Guy Reibel, me passionnèrent en leur temps, et les GRM Tools (une collection d’effets logiciels très originaux) sont vraiment très chouettes. Lorsqu’on me demande quelle musique je compose, je préfère répondre « de la musique barjo, mais j’en vis depuis plus de cinquante ans ». Je suis un rockeur qui joue avec des musiciens de jazz et suis considéré comme un contemporain.
Ou un cinéaste pour les aveugles.

© JJGFREE

Notes

[1un terra équivaut à 1000 Go

Liens :

Le site de Jean-Jacques Birgé et du label de disques GRRR, http://www.drame.org, offre 184 heures de musique inédite, en écoute et téléchargement gratuits.
Sur Bandcamp, on trouvera également 72 albums https://jjbirge.bandcamp.com/

Son blog généraliste, militant et solidaire,
http://www.drame.org/blog rassemble près de 6000 articles, il est en miroir sur Mediapart, https://blogs.mediapart.fr/jean-jacques-birge.

Image d’ouverture © Sonia Cruchon

© MV