lundi 1er avril 2019

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Bernard Stiegler, par-delà Heidegger

Qu’appelle-t-on panser ?

, Guillaume Basquin

Il me semble que cela faisait très longtemps qu’un philosophe, en France, n’avait pas inventé – littéralement – de nouveaux concepts.

Depuis Gilles Deleuze, qui ? Quoi ? En exagérant un tout petit peu, et parce qu’on se souvient de cette assertion de Deleuze comme quoi la philosophie est la création de nouveaux concepts, on pourrait dire que Bernard Stiegler, avec ce nouveau livre, Qu’appelle-t-on panser ?, aux accents très heideggeriens et nietzschéens, est le premier philosophe d’importance en France à apparaître depuis l’époque bénie des Deleuze / Foucault / Derrida / Virilio. Oh là ! quelle prétention tout d’un coup !… Et les « Nouveaux philosophes », alors ? Ne me faites pas rire… Nos meilleurs penseurs, depuis lors, ont été des historiens de l’Art, ou alors des commentateurs en Esthétique (avec un E majuscule) allée avec le Politique. Ainsi un Georges Didi-Huberman ; ainsi un Jacques Rancière ou un Jean-Luc Nancy… Mais de nouveaux concepts en philosophie « pure », point. (Ne regardez point mon doigt qui montre, je vous prie ; mais observez plutôt le vide conceptuel que je vous dévoile…)

Le titre, d’abord : dans la mode actuelle de grand dénigrement de l’œuvre de Heidegger, il fallait déjà oser ce Qu’appelle-t-on panser ? C’est bien sûr un écho (ou répons, musical – revendiqué d’ailleurs par l’auteur comme « contrepoint ») à Was es Denken ? : Qu’appelle-t-on penser ? Le « e », comme chez Derrida [1], s’étant transformé en « a ». Car voilà : pour penser au delà de Heidegger et de ses manques ou errements, il faut d’abord panser au sens pharmacologique sa pensée (qu’il fau(drai)t déjà accepter de lire, n’est-ce pas ?). Pour cela, il faut s’aider de toute l’Histoire de la philosophie, sans rien omettre. Le grand défaut de notre époque d’immense régression (sous-titre de Stiegler, je tiens à le souligner), c’est de vouloir rendre illisible tout un pan de la pensée et de la littérature du passé, sous prétexte de péché majeur : untel « nazi », tel autre « antisémite », tel autre encore « fasciste » ou « raciste » (cela, dans une France l’étant assez visiblement et presque totalement aujourd’hui…), dans une grande et interminable geste de purification rétroactive (voir chez Philippe Sollers pour cette idée, dans le chapitre « Wanted » de ses « Mémoires », Un vrai roman). Vous voulez vraiment des noms ? Eh bien, c’est très simple : lisez la presse quotidienne, devenue piètre prière quotidienne totalement et irréversiblement dégradée… Mais reprenons : Platon et Aristote allés avec Nietzsche, en passant par Paul Virilio, Deleuze, Foucault et Derrida pour la « modernité », c’est un bon point de départ. Prêts ? Partons.

La technosphère comme non-savoir absolu

À rebours de tous les discours triomphalistes du management, Stiegler – et on ne peut hélas que partager son point de vue – affirme ceci : la révolution dite numérique, belle idée démocratique de diffusion et de discussion partagée du savoir au départ, a lamentablement échoué, faute d’organisation politique ; le world wide web, lâchement abandonné à la main aveugle du marché des réseaux interconnectés, n’a produit, jusqu’ici, qu’un appauvrissement de l’intelligence collective, (faute de véritables politiques économiques et de guides prescripteurs – rôle que jouaient les intellectuels et les prestigieuses revues autrefois), et, plus grave encore, des intelligences individuelles (le QI moyen, dans les principaux pays industrialisés, commençant, pour la première fois, à baisser) : « Ce capitalisme totalement financiarisé exploite spéculativement les appareils de production et de consommation purement et simplement computationnels qui lui permettent d’imposer sa position hégémonique en matière de conception [2], de production, de gestion et de “valorisation” des rétentions tertiaires numériques prenant de vitesse tout système social et toute puissance publique. » Les premières conséquences ? La « fonctionnal stupidity » d’un réseau comme Facebook, et l’avènement de la « post-vérité » encouragée par les présidents Twitter à-la-Donald-Trump… Paul Virilio, premier critique de la pollution par la vitesse des communications instantanées, est intégralement vérifié par la démonstration de cet ouvrage.

Bernard Stiegler fait remonter à Marx et Engels les premières critiques de l’économie politique, faisant suite à l’invention des manufactures, et donc du prolétariat en voie d’aliénation ; il en appelle à un renouvellement d’une telle critique, mais qui tiendrait compte du fait que les TIC [3] produisent une prolétarisation de tous les travailleurs, chercheurs et scientifiques « asservis aux black boxes » compris. C’est que même la relation dialectique entre les enseignants et les élèves a été annihilée par le machine learning (ou e-learning) qui, homogénéisant tout enseignement, exclut tout accident ou bifurcation (y compris sexuelle) entre un maître et son élève. Aucune activité humaine, via les normes ISO etc., ne semble pouvoir y échapper : toute liberté dans le geste de travailler semblant désormais impossible (imagine-t-on un cours à-la-Deleuze-à-Vincennes à l’Université aujourd’hui ?). « Les territoires, privés de leurs capacités noétiques » propres (et pourtant infiniment variées autrefois, de l’Amazonie à l’Oural), « s’appauvrissent et ne sont plus capables de reproduire et d’enrichir leurs potentiels néguanthropiques, qui sont épuisés par cette exploitation destructrice » (celle de la disruption permanente permise par le changement technologique incessant).

Au delà des principes de Nietzsche et de Heidegger

Stiegler interroge longuement Nietzsche qui l’un des premiers s’inquiéta de la naissance concomitante de la presse, de la machine, du chemin de fer et du télégraphe. Il opère une généalogie, non de la morale, mais de la « dénoétisation dans l’hubris industrielle ». « Accomplissant le nihilisme » (comme avait commencé de la prévoir Heidegger dans Être et Temps, livre qu’il serait urgent de relire), le « capitalisme purement computationnel », véritable « désert noétique », a « détruit toutes les formes de savoir » : savoir du tireur photographique, savoir de l’aviateur, savoir du tailleur, savoir de l’étalonneur de film, savoir de la cuisinière, savoir du météorologue, etc. etc. Il fallait un sur-homme, pour rester humain après tant de triomphe nihiliste de la Volonté de technique : l’Übermensch. Stiegler opère une relecture très originale du dernier Nietzsche, et en particulier de son cycle de Zarathoustra, souvent mal compris et récupéré à ses dépens. Il ne s’agit pas d’appeler de ses vœux l’advenue d’un sur-homme dominateur et/ou destructeur, pas du tout ; mais au contraire d’un homme refusant son devenir non-humain dans l’achèvement de la métaphysique par la Technique computationnelle : « Nous qui voulons demeurer des êtres non inhumains – fût-ce à la condition de devenir surhumains, übermenschlich – tentons de vivre dans l’état d’urgence permanent […] de ce qui nous paraît voué à devenir invivable » : le règne universel de l’homme calculable sans qualités. Précisons : « Le primat structurel du calcul, à l’exclusion de toute incalculabilité » se fait obligatoirement « au prix d’une liquidation systémique de toutes singularités, […] de toute possibilité d’inscrire dans le devenir la bifurcation […] qui conditionne toute possibilité d’avenir ». Seules des bifurcations (et non un dieu, comme le pensait Heidegger) peuvent encore nous sauver ! Par-delà Bien (Être et Temps, peut-être le plus grand livre de philosophie du XXe siècle) et Mal (une certaine collusion avec le nazisme), il faut penser après et outre-Heidegger (c’est-à-dire, le panser), au delà de ce qu’il n’avait fait que commencer à percevoir du règne hégémonique à-venir de la technique : « La révolution technique qui monte vers nous depuis le début de l’âge atomique pourrait fasciner l’homme, l’éblouir et lui tourner la tête, l’envoûter, de telle sorte qu’un jour la pensée calculante fût la seule à être admise et à s’exercer [4]. » (Nous y sommes.) Des bifurcations seules, chemins qui ne mènent encore nulle part (au sens de : vers du « déjà connu »), peuvent nous permettre d’effectuer un/des saut(s) qualitatifs hors de l’Anthropocène, né avec la première Révolution industrielle, qui ne porte plus qu’à un « extrême désenchantement » de par une « sécularisation portée à des limites avoisinant l’horreur » (voir les thèses transhumanistes très en vogue en Californie). Si l’utopie est un non-lieu, le monde sans utopie, pour l’homme, est littéralement et dans tous les sens invivable. Cette nouvelle Utopia, Stiegler la nomme « Néguanthropocène [5] » ; que seul un effort surhumain hautement improbable et incalculable permettra(it) d’atteindre : il s’agit « d’affronter d’abord le problème de la toxicité pharmacologique du calcul par l’inscription dans ce devenir computationnel d’une bifurcation néguanthropique ». Il y a urgence : il y a l’homme, il y a la nature, il y a l’imagination ; et il y a la biodiversité qui va mourir (si on ne fait rien) ! Français ! encore un effort si vous voulez devenir néguanthropes…

Que faire ?

Il est important de préciser que Bernard Stiegler n’est pas du tout un anti-technologie primaire, puisqu’il a suivi de près, plein d’espoir, la création d’Internet en 1993 (pour la mise en commun des travaux de recherche fondamentale du CERN, à l’époque), puisqu’il dirige l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), qu’il a créé, au sein du Centre Pompidou, et qu’il a fondé un groupe de recherche répondant au nom d’Ars Industrialis. Il faut panser (au sens de mettre un pansement susceptible de soigner – d’où le titre de ce livre) la Volonté de technique (la fameuse Gestell, d’abord diagnostiquée par Heidegger) destructrice de savoirs, en changeant de cap (une bifurcation s’il en est) via une politique européenne concertée pour une « nouvelle politique économique » dont les grandes idées sont fixées page 175 de ce livre : « revaloriser le travail et déprolétariser les emplois » ; « sanctuariser le système académique public » ; « repenser et repanser le world wide web, c’est-à-dire en réaffirmer la porter délibérative, par un design et des politiques économiques appropriées » ; « réduire les inégalités sociales et veiller à ce que les prix, la fiscalité et les systèmes d’incitation prennent en compte les coûts réels que les habitudes de consommation imposent à notre environnement ». L’actuel Président de la République française a-t-il entendu cet appel ?

Notes

[1Cette référence à Derrida n’est pas gratuite, car : 1/ Stiegler a été son élève ; et 2/ il lui emprunte, à de nombreuses reprises, son terme de « différance » avec un « a ».

[2Il suffit de voir les positions de monopole inédites gagnées par des entreprises comme Apple et Google.

[3Technologies de l’Information et de la Communication.

[4Heidegger, « Sérénité », in Questions III, Gallimard.

[5Je comprends Néguanthropocène comme la négation de l’Anthropocène, mais je ne suis pas sûr de moi, car le texte de Stiegler ne le dit pas clairement ; peut-être l’halluciné-je ? Après tout, la critique n’est-elle pas aussi une forme d’hallucination ?

— 1. L’immense régression Bernard Stiegler, Les Liens qui libèrent, 384 p., 24,50 €