mercredi 30 juillet 2014

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Bannières

Sur une série de tableaux de Wolfgang Seierl

, Jean-Louis Poitevin et Wolfgang Seierl

Peintre et compositeur, Wolfgang Seierl poursuit à travers son œuvre picturale une plongée ardente dans les arcanes du corps et de la pensée.

Peintre et compositeur, Wolfgang Seierl poursuit à travers son œuvre picturale une plongée ardente dans les arcanes du corps et de la pensée. Ses tableaux, ses dessins, sont comme une tentative toujours renouvelée de saisir par le geste un état des choses. Chaque tableau est une extraction d’éléments hors de ce flux et une présentation de cet état possible de la matière et de la pensée à travers le geste qui les saisit à ce moment donné. Dans cette quête, comme chacun, il fait souvent face aux remous de l’actualité, éprouvant le besoin de réagir sans pour autant intégrer directement dans ses œuvres des signes et des signaux issus de cette actualité.
Depuis un an, il s’est senti happé par un phénomène à la fois actuel et durable, la transformation radicale de notre relation au mot, au verbe, au texte.

Depuis quelques décennies nous assistons à une entreprise d’un genre tout à fait particulier, la privatisation des mots. Noms communs devenant des marques ou noms propres devenant des noms communs, le sceau de la marchandise ne cesse de s’imprimer sur la langue. Et puis il y a les mots qui désignent des actions, des intentions, des faits, des sentiments, des désirs, des souhaits. Wolfgang Seierl en a extrait quelques-uns du vocabulaire et les a inscrits sur des toiles qu’il a nommées bannières. Un ou deux mots isolés inscrits sur une toile deviennent aussitôt slogan ou aveu, cri ou encore ordre. Ils peuvent aussi, puisqu’ils sont là hors de tout contexte précis, se transformer en éléments porteurs d’une signification bancale.

En effet nous ignorons qui parle et à qui s’adresse celui ou ceux qui parlent à travers ces mots. À bas la joie, à bas la tendresse, ou bien encore à bas la vie, ou encore à bas l’art sonnent à la fois comme des slogans sans destinataires, comme des programmes provenant des couloirs secrets du pouvoir ou comme des questions, de celles que l’on pose les yeux grands ouverts parce que précisément on n’en croit pas ses yeux.

Mais il se trouve que Wolfgang Seierl ne les fait pas apparaître sur le devant de la toile. Ces mots semblent à la fois recouverts d’une couche claire translucide puis de couleurs sombres souvent et de traits qui forment comme autant de tentatives de ratures d’une voix retenue au loin.

C’est au cœur de cette ambiguïté que se déploie cette série de tableaux, une ambiguïté qui nous permet de mieux mettre en perspective nos angoisses et nos limites. Car c’est de cela qu’il s’agit, la survivance de la question au cœur de la tourmente.

Suis-je contre la tendresse ? Est-ce la société dans laquelle je suis qui est contre ? Suis-je contre, parce que je laisse cette société imposer des règles et des normes qui contreviennent à ces désirs humains tournés vers le plaisir et la joie ? Ou bien est-ce que par cet énoncé je m’oppose à ce qui s’y oppose ?

Les bannières de Wolfgang Seierl sont au sens fort des œuvres politiques, non seulement pour les questions que nous posent ces mots perdus, mais parce qu’ils entrent dans une relation complexe avec la peinture, avec les couleurs comme avec les traits.

Ce sont en fait deux mondes dont on sait tout ce qui les lie et tout ce qui les sépare, en particulier depuis deux millénaires de culture chrétienne, qui se livrent une sorte de nième combat sous nos yeux. Il n’y aura pas de vainqueur. Nous le savons déjà. Mais l’inquiétude gagne. Les mots semblent, cette fois, en train d’être relégués derrière la scène du visible. Certes leur présence agit en sous-main et c’est peut-être là la révélation la plus importante. Même recouverts de terre ou d’eau, de sang ou de neige, ils continuent de vivre. Ils ne sont pas effacés mais recouverts, et tels des insectes déployant leur onde sous terre ils continuent de vivre sous les couches de peinture. Mais il y a aussi les mouvements mêmes des gestes. Eux aussi parlent la langue de l’homme. Une autre langue que celle des mots, mais qui semble surgir d’une autre strate psychique.

Chez Wolfgang Seierl, lignes et traits sont des sortes de signes apatrides qui racontent une autre histoire celle de l’invention permanente du possible dans le jeu des formes.

Alors on voit une rature devenir trait, une négation devenir le commencement d’une affirmation, un signe symbolisant l’infini se tordre pour devenir réellement une porte ouverte sur l’infini. C’est la langue incernable du corps qui s’est mise en marche. Elle joue avec les mots comme avec des signes, avec des signes comme avec des traits, avec des traits comme avec des couleurs, et tout sans être équivalent tisse une trame nouvelle où le sens n’est pas nécessairement impératif, mais tremblement joyeux sur la surface du rêve.

Contre la tendresse, ces mots ainsi recouverts et niés semblent parler la langue d’un monde quasi policier peuplé d’injonctions mortelles et d’ordres absurdes. Mais recouverts par la main de Wolfgang Seierl, recouverts par le geste d’un peintre, il disent aussi la présence indéracinable de cette même tendresse, celle qui porte tout geste créateur, fut-il le plus violent, le plus critique, le plus révolté. Car pour dire non au monde tel qu’il est, il faut intimement avoir dit oui à l’autre forme du monde, celle qui gît là, tout près, juste sous la surface des choses et que les écartèlements entre les couches de mots, de signes, de traits et de peinture laissent entrevoir partout dans les tableaux de Wolfgang Seierl.