lundi 26 février 2018

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Au son âpre du komùngo

, Kza Han 한경자

Fuite du temps

D’un pinceau de lettré
se tire le chaos,
dans l’encre de Chine
se retire le chaos.

*

Zeitflucht

Aus dem Pinsel eines Gelehrten
zieht sich das Chaos,
in die Tinte aus China
entzieht sich das Chaos.

*

En avril 1917, Victor Segalen écrivit
ceci de Chine : « Quand la vision se
tend, gonfle, s’offre d’elle-même au
spectateur, elle devient le paysage
pénétré, l’étendue possédée,
– le SITE. »

En automne 2002, à mon retour de Corée,
j’ai changé de visée à travers « Angles
de site ». Chaque ligne de mire joignant
chaque observateur à chaque point visé,
ce pointage en site !

*

Angles de site

De toute sa force
résistant à l’air vicié,
gingko, arbre du ciel
vêtu d’or.
De son noyau
lâchant une amande,
feuille en éventail
séparée de soi-même,
en quête de son double,
gingko, arbre du ciel
vêtu d’or.

Dans la foule
frappant le gong,
faisant la quête,
un moine errant
en position de zazen
sur sa natte
illuminée par
le soleil couchant.

Forçant la divination
par la terre
par la poussière
par les cailloux,
à l’encontre du vent
à l’encontre de l’eau,
cette incommensurable église
face au Mont Vert.

Autour du 38e parallèle,
dans les chars abandonnés
depuis un demi-siècle,
folâtrent des animaux rares
parmi des plantes rares
en l’absence des hommes.
Or une Coréenne d’Amérique
de retour au pays natal
sur le dos de la Grue Bleue
se met en tête
par le ciel
de déjouer le 38e parallèle,
au son âpre du komùngo
éraflant de ses six cordes
les frontières invisibles.

*
Höhenwinkel

Mit aller Macht
gegen die verdorbene Luft
sich wehrend,
Gingko, Himmelsbaum
in Gold gehüllt.
Aus seinem Kern
eine Mandel entlassend,
Fächerblatt
in sich selbst getrennt,
seine Zwiefalt suchend,
Gingko, Himmelsbaum
in Gold gehüllt.

In der Menschenmenge
den Gong schlagend,
Almosen sammelnd,
ein Wandermönch
in Zazenstellung
auf seiner Strohmatte
durch den Sonnenuntergang
beleuchtet.
In die Wahrsagung eindringend
durch Erde
durch Staub
durch Steine
gegen Windgang
gegen Wassergang
diese inkommensurable Kirche
angesichts des Grünbergs.

Um den 38. Breitengrad
seit einem Halbjahrhundert
in den verlassenen Panzern
tummeln sich seltene Tiere
zwischen seltenen Pflanzen
in Abwesenheit der Menschen.
Nach der Heimkunft aber
setzt eine Koreanerin aus Amerika
auf dem Rücken des Blaukranichs
sich in den Kopf
durch Himmelflug
den 38. Breitengrad zu durchkreuzen
bei rohem Klang des Kòmungo
mit sechs Saiten
die unsichtbaren Grenzen
schrammend.

*

Il est un endroit où s’enroulent mamelon sur mamelon les tombeaux de lœss des réfugiés se déroulant vers le Nord, vers les sépultures de leurs ancêtres, de l’autre côté du fleuve Im Zin.

*

Es gibt einen Ort, wo Hügel über Hügel die Lößgräber der Flüchtlinge sich einrollen, sich nach Norden entrollend, nach den Grabstätten ihrer Ahnen, auf der anderen Seite des Stromes Im Zin.

*

Sur ces collines arasées du Mont Yaksan, sur ces rives arraisonnées du Yòngbyòn, sur ce site exclu du site, dominant de haut le site nucléaire, que surgissent les neuf dragons du fleuve Guyonggang, qu’ils redonnent le repos ancien aux mânes parmi les senteurs sauvages !

*

Über diesen abgeglichenen Hügeln von Yaksan, über diesen gestellten Ufern von Yòngbyòn, über dieser von der Stätte ausgeschlossenen Stätte, die Kernstätte hoch überragend, mögen die neuen Drachen vom Guyongangstrom emporsteigen, den Manen die alte Ruhe zwischen Wildgeruch wiedergeben !

*
Quand la vision s’entend

À mesure que la lune croissait au cœur du premier mois de la nouvelle année, les enfants de Corée aimaient à faire tournoyer sur le talus les pots de fer blanc troués d’où s’échappaient des étincelles, mettant le feu aux herbes rousses, afin que la cendre favorise le retour de la germination.

*

Sous une lumière cendrée, propice à la perception du dernier recoin de ciel éclairé par le couchant, quatre enfants vêtus d’amples costumes cendrés viennent de lâcher leurs cerfs-volants votifs avant que ne sombre le soleil, imprimant dans le ciel cendré leurs fronts bombés, leurs pommettes saillantes, yeux mi-clos, bouche entre-ouverte, oreilles tendues au souffle de destinerrance.

*

À mesure que le soleil décroît au seuil de l’automne, sans hâter le pas, je rebrousse le sentier dunaire. Arrivée au sommet de la butte parsemée d’ails sauvages, folles avoines, vipérines, mauves, cuscutes, macerons… qui s’égrènent à chaque souffle – « si le grain ne meurt…/mais s’il meurt… » – au gré du souffle, à l’encontre du souffle, quelque chose dans l’air me fait lever la tête vers le ciel cendré, avec lequel se confond à s’y méprendre la raie manta de limon, le cerf-volant, 가오리鳶 , du levant au couchant ?

*

Sous une lumière cendrée, pas un grain de sable ne scintille sur la plage, seuls des éclats de rire d’enfants sont audibles, seuls les moulins à vent bigarrés dans leurs mains sont visibles. Encordés, les quatre enfants s’enfoncent dans le sable, sans lâcher leurs moulins à vent qui ne cessent de tourner. Là-haut, en vol du Saint-Esprit sur Yeu, quel cerf-volant, raie manta, longue queue flexible en guise de gouvernail, m’interpelle par ses trois orifices ! Pétrifiée, je tourne le dos, dévale la butte en tumulus paré d’herbes folles – le hameau des tombeaux ancestraux ?

Rouleau de bojagi

La teincture embrase la vie, les essences
de tous les esprits jusqu’à leur
plus haute floraison
Jakob Böhme
*
au soleil couchant
rend son dernier souffle
le kaki ancestral
tissé de chanvre –
de blanc, ocre, mordoré,
noir, gris cendré –
teinté au gré de la sève
montante, descendante
à la verticale
déroulé
sur la tige de bambou
inflexible
dans la tresse du lettré

Illustrations :
– Ahn Young-Mok, « Lac Céleste du Mont Blanc de Corée »
– Louis Marin, « Enfants coréens jouant au cerf-volant »
– Kim Mi-Young, « Bojagi » (photographie de Ji Chang-Rim, galerie TrES, « La lettre, le sceau et l’étoffe », exposition du 6 au 21 mai 2016)