lundi 1er avril 2024

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Musique Concrète/Acousmatique

« Atomes »

Alexandre Yterce et Simon Girard

, Alexandre Yterce et Simon Girard

« La première fois qu’Alexandre Yterce m’a parlé de sa pièce musicale ATOMES, il l’a évoquée sous la forme d’une traversée de la matière, dans laquelle l’état gazeux du début se solidifierait de plus en plus pour créer des corps stellaires, des planètes en formation dans un vide sidéral parsemé de trous noirs », dit Simon Girard.
« Je me suis laissé envahir par différentes émotions pour construire mon film. J’ai commencé par réaliser un mouvement lent et continu, à la recherche de forces d’attraction inexorables, emplies de sensations de profondeur et de vide. »


 

Atomes, création numérique de Simon Girard sur une musique d’Alexandre Yterse, une performance au 100ecs. 4:3 / couleur / 31 min 14 / 2023
 

DYNAMISME et ATOMES
par Alexandre Yterce

Prendre conscience du monde, c’est donner une signification réelle aux impulsions et aux expériences que nous sommes capables de mener sur cette terre.
J’appelle expérience le fait d’assumer notre présence et ses exigences qui nous lient à la découverte du vivant. J’appelle vivant tout ce qui participe à la prospérité de nous-mêmes comme du cosmos.
Faut-il rappeler que toute matière est dynamique et que tout est réseau indissociable d’interactions ?
Faut-il rappeler que nous sommes engagés sans cesse dans une gigantesque relation cosmique et que tout autour de nous est composé de molécules vibrantes et d’atomes ? Faut-il rappeler que notre atmosphère est continuellement bombardée de rayons cosmiques descendus de l’espace ainsi que de particules de hautes énergies subissant de multiples collisions lorsqu’elles pénètrent dans l’air ?

Mais ce n’est jamais la conscience qui déclenche la vie, comme ce n’est jamais la musique qui engendre la transe ! Il faut un haut degré de soumission révoltée pour nous mener à l’ivresse de vivre et nous libérer de nos gestes avortés comme de nos désirs refoulés. Notre réalité est tissée de soumissions et de démissions et c’est dans cette résignation que nous nous rendons dissemblables de ce que nous sommes.

Toute création vient d’une pensée en flamme. Car il n’y a pas d’autre création que de vivre et vivre est de brûler sans cesse ce qui contraint et enchaîne. Tout le reste est fatras d’une misère qui étouffe dans un monde truqué et mis à l’envers. J’affirme qu’être capable de vivre tous les plaisirs et même les plus insensés, c’est à peine commencer à créer, à engendrer, à exiger autre chose que ce mépris généralisé pour le monde et soi-même, mépris qui nous fait tourner en rond dans le brouet puant de la haine où se fabrique cette lente conspiration contre ce que nous sommes nous rendant victimes infamantes et tragiques sur l’autel de nos sacrifices.

Et pourtant, nous voici sur la terre pour expérimenter tous les phénomènes du monde. Il est important de nous manifester sous des myriades de formes et sans fin. Il est essentiel de saisir dynamiquement l’univers dont la caractéristique est d’être en mouvement perpétuel, le contraire du suicide, de la peur, de la prédation.

Rappelons-nous que le philosophe Héraclite enseignait que tout s’écoule et qu’il comparait le monde à un feu éternel.
Nous sommes à chaque instant plongés dans une réalité dynamique et vivante qui croît et change continuellement. Puisque toute matière est animée d’un mouvement perpétuel, dansant et vibrant, dont les rythmes sont déterminés par les structures moléculaires, atomiques et nucléaires, que faisons-nous de nos passions ? De nos existences ? De nos ébats sexuels et créatifs ? Et n’est-ce pas de réprimer l’animalité en nous au lieu de la dépasser qui nous aliène dans cette danse macabre où guerres et massacres nous engorgent dans les bas-fonds de l’inhumain ?

L’art, peut-il s’inscrire dans la conscience aliénée des dualités ?
L’art est de se rendre insaisissable.

Parlons à présent d’ATOMES, de l’opus 26 que j’ai réalisé entre 2000 et 2007 et que j’ai totalement remixé en 2017, hommage au philosophe pré-socratique Leucippe, né aux alentours de - 500 avant JC. Du personnage, nous ne connaissons ni sa date de décès, ni sa ville d’origine qui pourrait être Élée, en Italie du sud, ou Milet en Anatolie, voire Abdère au nord de la mer Égée ou encore Mélos, une île des Cyclades. Sa philosophie qui eut certainement des contacts avec celles de Parménide et de Zénon m’a, dès les premières lectures, saisi, bien qu’il n’existe de son œuvre qu’une unique citation tirée de son traité « Sur l’Esprit » qui est un exposé par un auteur tardif de sa Cosmogonie, « le mégas diakosmos » [1].

Leucippe avait fondé « une école de pensée » à Abdère et son nom reste à jamais associé à la découverte des atomes — auxquels il a donné leur nom —, ces corpuscules invisibles et en nombre illimité qu’il posait à l’origine de toute matière, des mondes eux-mêmes en quantité infinie, ou de l’âme ! Il s’intéressa aussi à la forme de la terre et du monde, à la formation des éclairs et du tonnerre, à la nature du séminal, aux causes des sensations et des pensées, du sommeil et de la mort, entre autres choses. Son disciple le plus connu fut Démocrite d’Abdère. La musique d’« Atomes » est faite de cette sidération mise en branle devant tant de prémonitions.

J’ai voulu avec cette pièce rappeler que le monde est en mouvement incessant. Monde où des nuages d’hydrogène en rotation — c’est le tout début de la composition — fait d’une « nappe » très étale, puis se condensent en étoiles, dans un processus d’échauffement, jusqu’à ce qu’ils deviennent des boules de feu dans le ciel. Lorsqu’ils ont atteint ce stade, ils continuent encore à tourner. Certains d’entre eux expulsent de la matière dans l’espace qui virevolte en spirale et se condense en planètes gravitant autour de l’étoile.

Pour le dire comme les astrophysiciens, en fin de compte, après des millions d’années, quand la plus grande partie de son hydrogène combustible est consommée, une étoile se détache puis se contracte à nouveau lors de la désintégration finale. Cette désintégration peut entraîner des explosions gigantesques et même transformer l’étoile en un trou noir. C’est bien ce que j’ai voulu faire entendre sur les dernières minutes de ce long opus qui a nécessité de nombreuses heures de recherches, dont certaines ont pu être menées au GRM (Groupe de recherches musicales), en 2004 et 2007, où je fus invité à résider pour la création de deux pièces.

Je voudrais pour finir, citer un extrait de « Le tao de la physique » de Fritjof Capra :

« Les étoiles tournoyant, se condensant, se dilatant ou explosant s’amassent en galaxies de diverses formes comme des disques plats, sphères, spirales qui ne sont pas immobiles mais tournoient. Notre galaxie, la Voie lactée, est un immense disque d’étoiles et de gaz tournoyant dans l’espace comme une énorme roue, de telle sorte que toutes ses étoiles — y compris le soleil et ses planètes — gravitent autour du centre de la galaxie ».

Rappelons encore et toujours que le monde est en constante expansion comme nos vies, comme nos passions, comme nos raisons et nos désirs, comme nos œuvres et comme nos expériences que rien ne peut dévier si nous sommes déterminés à les vivre sans trêve.

mars 2024

 

Dans le ventre du film ATOMES
par Simon Girard

J’utilise un synthétiseur modulaire vidéo analogique. C’est une version contemporaine des premiers outils vidéos. Il permet de générer des formes géométriques basiques et de coloriser, par exemple, un flux vidéo externe. Sans pouvoir maîtriser l’ensemble de sa production, je ne peux que l’orienter. Le synthétiseur, en tant qu’instrument, est un univers contraint. Il produit certaines notes et le jeu est de trouver des combinaisons qui vont nous satisfaire. N’ayant pas de mémoire, nous sommes obligés d’enregistrer en temps réel. Il est impossible de véritablement reproduire plusieurs fois de suite la matière vidéographique générée. On arrive à retrouver des états proches, mais jamais à refaire exactement ce que l’on a déjà produit.

Pour le film ATOMES, j’ai voulu tout créer par le synthétiseur. Jusque-là, mes films avaient toujours été mixés à partir de samples vidéo et du synthétiseur. Pour ce film, je voulais partir du vide, l’équivalent du zéro de la matière vidéo. J’utilise comme source principale le larsen. Je boucle la vidéo sur elle-même, ce qui va créer des échos. Mais c’est toujours un équilibre fragile pour pouvoir le faire évoluer [2]. C’est un extraordinaire outil pour engendrer des textures et des motifs.

Créer avec ce synthétiseur est très proche des pratiques instrumentales. Il s’agit de faire des prises successives. Pour traduire la sensation d’une matière en constante transformation, j’ai opté pour l’enregistrement d’une prise unique et à partir d’un seul patch. J’ai répété un très grand nombre de fois les différents réglages pour créer les divers états vidéos.

Au final, le film repose sur trois éléments distincts, le premier est un cercle généré par le synthétiseur lui-même, le deuxième est un larsen video que je manipule, et le troisième, est une capture d’écran d’une prise précédente. L’envie de vouloir jouer le film en un seul enregistrement n’a pas pu être concrétisé totalement. Mais il constitue toutefois la trame principale du film durant laquelle le larsen, en se développant de façon très lente, à créer des figures uniques.

Notes

[1Le Grand Ordonnancement du Monde

[2Plus nous mettons de luminosité et plus il va s’intensifier jusqu’au risque de devenir blanc. Maintenant, à l’inverse, si l’on assombrit tout, il y a effondrement et l’écran devient noir. Un troisième phénomène complexe est la création d’un clignotement plus ou moins rapide dû à la manipulation spatiale de l’image.

Simon Girard est vidéaste. Il opère principalement au sein du duo Konpyuta qu’il a cofondé en 2011 avec Faustine de Bock. Centrés sur le live vidéo, ils jouent régulièrement aux côtés des groupes Meryll Ampe, Richard Francés, HBT, Pointe du Lac, Fatak…
Retrouver ses différents projets sur https://konpyuta.fr/

Retrouvez les entretiens vidéo d’Alexandre Yterse dans TK-21