vendredi 29 septembre 2017

Accueil > Voir, Lire & écrire > Lire & écrire > Allumez le feu !

Allumez le feu !

Exposition à la galerie Claire Corcia du 7 au 30 septembre 2017 Galerie Claire Corcia OUTSIDER ART II - Philippe Azéma - Davood Koochaki - Kuffjka Cozma

, Philippe Godin

L’art brut reste en cette rentrée, la création qui questionne étrangement le mieux notre rapport au travail et à l’art, par-delà nos cultures, nos classes ou nos identités.

« Dans une société communiste, il n’y a pas de peintres, mais tout au plus des hommes qui entre autres choses, font aussi de la peinture ».

La plupart des anciens étudiants en sciences « humaines » reconnaîtront, sans doute, la formule célèbre du Marx de L’Idéologie Allemande. Le philosophe appelait de ses vœux cette figure d’un homme « générique » libéré de la servitude d’un travail qui mutile sa vie de ses potentialités créatrices. Il est plus surprenant de trouver une idée, assez proche, chez le Wagner des années 1850, avec une tonalité de propos, dans son essai L’art et la Révolution, qui renverrait la véhémence des pamphlets de Dubuffet au rang des accessoires de l’âme antimoderne !

« Quand l’humanité fraternelle aura, une fois pour toutes, rejeté ces soucis loin d’elle et - comme les Grecs sur l’esclave - qu’elle s’en sera déchargée sur la machine, cet esclave artificiel de l’homme libre créateur, que celui-ci servait pourtant jusqu’aujourd’hui, comme l’adorateur de fétiches sert l’idole qu’il a fabriquée de ses propres mains ; alors tout son instinct d’activité délivré ne se manifestera plus que sous la forme d’instinct artistique […] et chaque homme, en quelque sorte, sera en vérité un artiste ».

Bref, chez tous ces « penseurs », aussi différents soient-ils, l’art semblait voué à façonner un homme nouveau via un retour de son être chloroformé par une civilisation, qui en avait fragmenté les esprits et les arts.

« Dépiauter les galas » Philippe Azéma 120 x 100 cm

MARX, WAGNER ET DUBUFFET

On peut rester songeur en voyant ce qu’est devenu le rêve communiste (malgré la robustesse des essais de Badiou) ou celui, tout autant radical, d’une éducation esthétique du peuple imaginé par Wagner, et son projet de représenter « le Ring dans un théâtre de bois, éphémère, devant se voir immédiatement brûlé (avec les instruments et partitions) après une seule parfaite exécution de l’œuvre, à laquelle tout le « peuple révolutionnaire » eût été convié », - comme le rappelle Laurent Zaïche dans son avant-propos à L’Art et la révolution de Richard Wagner. De fait, les opéras de Wagner semblent plus que jamais réservés à une aristocratie, bien éloignée du « peuple », dans un Festival de Bayreuth, où les billets, à ce qu’il paraît, ne sont nullement gratuits, comme le rêvait initialement l’auteur du Ring.

Étrangement, à l’aune des propos du jeune Wagner emporté par son désir de révolution sociale - espérant que l’artiste remplace le travailleur - les écrits de Jean Dubuffet publiés dans les années 40-60 paraissent plutôt fades et timides, tout juste suffoqués par l’excès du formalisme culturel de son temps.

Si la promesse de l’art brut fut sûrement la plus modeste, elle semble, en revanche, la seule qui ait véritablement survécu à tous les rêves d’une fonction émancipatrice du « peuple » par l’art, que ce soit à la façon communiste et internationale du jeune Marx ou à la manière de l’Œuvre d’art totale imaginée par Wagner.

Il suffit pour s’en convaincre, de se rendre à la galerie Claire Corcia de Paris ou à la galerie Polysémie de Marseille, pour voir la fécondité de la promesse de l’art brut. Les trois créateurs exposés dans les deux galeries conjointement, semblent autant d’incarnations in vivo emportant les belles utopies wagnéro-marxistes sous le seul vent de l’art brut !

« Sans titre » Kuffjca Cozma 80 x 60 cm

L’ART BRUT, LA SEULE AVANT-GARDE QUI AIT SURVÉCU ?

Philippe Azéma, Davood Koochaki et Kuffjca Cozma, sont d’authentiques créateurs qui ont su produire une œuvre, par-delà leur condition de travailleur. Au moment où se joue la « réforme » du travail, ils nous rappellent ainsi ce beau rêve d’un homme générique à ces heures – qui réussit à s’arracher à « l’abrutissement » du travail salarié, pour reconquérir ses dispositions créatrices endormies. De fait, les trois artistes présentés à la Galerie Claire Corcia et la galerie Polysémie, bien qu’ils soient tous des travailleurs au métier modeste (mécanicien, ouvrier agricole, guichetière) ne sont nullement des « peintres du dimanche ». Leurs créations n’ont pourtant rien à envier aux artistes fraîchement sortis du Fresnoy ou de La Villa d’Arson ! Elles ne sont ni scolaires, ni naïves, mais absolument libres, et témoignent d’une nécessité impérieuse, qui vaut bien tous les plus beaux diplômes.

C’est le cas de notamment de l’œuvre de Davood Kookachi, présentée pour la première fois en France par Christian Brest en 2012, dont on peut voir ici plusieurs pièces majeures.

« Sans titre » Davood Koochaki 100 x 70 cm

EN RÊVANT À PARTIR DES DESSINS DE DAVOOD KOOKAKI

Davood Kookaki a exposé ses œuvres pour la première en 2008 à Téhéran. Il utilise uniquement le graphite et les crayons de couleur, ce qui lui a valu le surnom de « l’Homme de Crayon ». Formellement, ses créatures s’imposent par leur intensité graphique. Mais, elles viennent également ajouter une confusion joueuse dans une époque où les questions d’identité, de parenté sont récupérées par les intégristes de la norme naturelle ou de la religion !

Rarement des monstres n’avaient manifesté une telle diversité. Des mâles, des femelles, des androgynes et des hybrides (mi-hommes, mi- bêtes), des bicéphales. Des enfants. Des familles de monstres.

Toutes ces progénitures, souvent voilées sous des sortes de burqas, laissent paradoxalement entrevoir le sexe de chacun. Du temps de l’opprobre nazie, elles auraient, sans doute, côtoyées des êtres « défigurés » de Picasso, de Masson ou de Klee ! De fait, les personnages dessinés par Davood Koochaki semblent toutes victimes de malformations physiques et suscitent moins le rejet, qu’un étrange mélange de sentiments contradictoires : répulsion et fascination, peur et pitié, interrogation et amusement.

On est loin des monstres de Goya ! Seul le dessin d’une créature aux allures reptiliennes nous confirme qu’il s’agit bien de cette lignée de monstres avec leurs lignes serpentines, informes et démesurées.

« Sans titre » Davood Koochaki 100 x 70 cm

Les monstres de Davood Koochaki semblent plutôt désœuvrés, mélancoliques, mais nullement héroïques ! Ils esquissent parfois un sourire de leurs mâchoires serrées, cruellement comiques. Pour s’en rendre compte, il faut s’approcher du dessin. Une fois passée l’appréhension, on peut découvrir au cœur de la créature : l’anomalie. Dans de le dédale des graphismes se cachent, en effet, des détails comme ces rangées de dents d’une finesse diabolique !

Petites mâchoires subrepticement aiguës, elles sont de redoutables machines à couper. Et puis, il y a les mains, minuscules, piquantes comme des oursins qui pendent à des bras atrophiés !

Les êtres de Davood Koochaki ne sont nullement l’ébauche d’un récit ou d’un conte. Alors que les monstres antiques suscitaient, le plus souvent, des destins héroïques, les créatures de Davood Koochaki ne gardent aucune forteresse. Encore moins de princesse ! Ici pas de héros. Ils ne semblent là que pour nous défier.

On aurait tort d’y chercher une allégorie ou un symbole. Échoués là, ces monstres semblent bien incapables de signifier autre chose qu’eux-mêmes. Monstres fainéants, ils ne font signe vers rien. Ils n’annoncent aucun monde. Encore moins le divin ! Signes sans signification, ils déjouent tous les schèmes de nos mémoires. Leurs corps simiesques et bossus évoquent parfois un Quasimodo ou un King Kong évadé en terre Perse. Une tête prolongée d’un bec semble surgir d’un tableau de Bosch !

Ces créatures ne nous avertissent d’aucun présage. Elles s’imposent de leur seule présence énigmatique, et restent des signes mystérieux. Des Sphinx.

« Sans titre » Davood Koochaki 100 x 70 cm

De fait, les œuvres de Koochaki présentées à la galerie Claire Corcia fascinent. Elles suscitent des associations d’idées surprenantes, voire gênantes. Est-ce une femme ? Un oiseau ? Un ogre ? Un démon ? Un diable ? Un djinn ? Les plus savants convoqueront leur mémoire des grands mythes ! Les amateurs d’art brut évoqueront de lointaines parentés avec les mannequins phalliques de Katharina Detzel ! Ou plus récemment à la galerie Christian Berst…Bref, comme le plus souvent en matière d’art brut, ces œuvres, non seulement, ne sont nullement faites par des personnes « indemnes de toute culture », mais semblent convoquer autant de projections culturelles qu’il y a de sensibilités et de milieux pour les pénétrer de leur regard, et de leur subjectivité !

Véritables trous noirs à aspirer nos interprétations hâtives, les monstres de Davood Koochaki sont donc de formidables machines à faire de l’art brut, en vous désencombrant, pour le coup, de toute « culture » !

En bons petits vampires, ils suceront jusqu’à la moelle vos prétendus savoirs acquis sous le vent de l’art brut.

Il faut assurément beaucoup s’ennuyer pour accoucher de telles êtres ! Et, Davood Koochaki en a certainement connu des moments d’abattements, et de lassitude sous un régime iranien honnis, qu’il commença à combattre dans le gauchisme des années 70, pour finir, résigné, en noyant son ennui dans des excès d’alcool.

Il lui fallut attendre ses quarante ans pour trouver, par lui-même, dans la pratique du dessin, un véritable exutoire à sa souffrance, et son spleen iranien. Comme pour la plupart des créateurs d’art brut, il ne reçut jamais de formation académique, ni même scolaire. Devenu garagiste, il commença à apprendre, en autodidacte à lire et à écrire. Ce n’est qu’à l’âge de soixante ans qu’il pourra se consacrer pleinement à son œuvre !

Sa pratique du dessin est donc inséparable d’une longue maturation aux sources de l’ennui. Toute son œuvre porte en elle l’écart de la mélancolie. Pour cela l’artiste a trouvé une technique de dessin tout à fait singulière qui s’accorde parfaitement au contenu. Il se sert des hachures graphites comme d’un tissage qui enserre chaque monstre dans ses fils croisés. Ainsi, il ne dessine pas vraiment, il file. Il détourne habilement la technique de dessin des hachures croisées, non pas pour faire une graduation de ton gris ou pour susciter un contour, mais pour former un tissage qui voile entièrement la figure.Chaque monstre semble alors emmailloté dans les fils serrés de ce graphisme insolite. Le dessin telle une toile de fils arachnéens d’une araignée géante semble étouffer lentement sa proie.

Rarement une image plastique de l’oppression n’avait été aussi forte et réussie.

Il n’est pas dans les seuls contours disgracieux. Il est beaucoup plus dans cette tension entre l’espace haptique constitué par l’intensité d’un graphisme effréné et l’espace optique qui en cerne la figure par un vide inquiétant. C’est seulement à la fin du dessin que le monstre apparaît ! Contenu, enchaîné vaincu. Minotaure dérisoire ! Davood Koochaki affirme sincèrement qu’il cherche « à faire quelque chose de beau ». Mais sa ligne sorcière lui échappe, le déborde et le surprend. « Voici ce qui vient », déclare-t-il !

Le génie de Davood Koochaki est donc d’avoir su donner une version littérale du monstre. Le dessin ne représente pas le monstre. Il l’est plastiquement. Il n’imite rien. Il n’y a pas les dessins et les corps, mais les figures qui sont d’emblée des dessins-corps, des dessins-gestes, etc. Le monstre à la manière de la nature naturante se confond avec cette inquiétante poussée graphique qui finit par déformer le contour des figures.

Une esthétique des forces. Voilà ce que révèle l’art brut, bien éloigné de tout formalisme. Un art des mouvement aberrants qui déforment les corps, les graphismes, et les lettres pour la plus grande joie de nos regards blasés.

L’efficacité du dispositif plastique de Davood Koochaki repose donc sur ce dédoublement étrange d’une pulsion graphique qui ne cessent de déborder sa propre limite.

« Sans titre » Davood Koochaki 100 x 70 cm

PHILIPPE AZEMA, PEINTRE « PALÉOLITHIQUE MODERNE »

Philippe Azema, né en France en 1956, ouvrier agricole le jour et artiste pendant son temps libre. Son œuvre est une peinture « paléolithique moderne » pour reprendre la formule de son ami Joseph Ryczko. En effet son travail ressemble à des fresques primitives, avec des personnages stylisés, des animaux étranges, des bestioles problématiques mais aussi des graffitis, des signes et autres traces d’une civilisation hautement improbable. Il maroufle ses œuvres monumentales sur de grandes toiles pouvant aller jusqu’à quatre ou cinq mètres. Inspiré tant par ses rêves que par son vécu, il donne vit à des œuvres époustouflantes tant par leur taille que par le monde onirique qu’elles nous offrent, nous plongeant à la fois au cœur de notre monde moderne et des milliers d’années en arrière dans un monde d’art pariétal. Philippe Azéma nous entraine dans le primitif avec ses couleurs vives, jaunes, rouges, oranges, avec ses formes étranges êtres humains, animaux et signes divers. Peintre paléolithique des temps modernes, il nous plonge dans son monde imaginaire celui de son enfance.

Il a déjà exposé à la galerie polysémie de Marseille avec Catherine Ursin, qui s’est elle-même libérée d’un travail salarié aliénant.

« Sans titre » Kuffjca Cozma 60 x 80 cm

KUFFJCA COZMA, ABSTRAITE ET MOLDAVE

Kuffjca Cozma est une artiste née en 1962 à Tiraspol, capitale de la Transnistrie, enclave russe de la République de Moldavie. Sa mère est roumaine et son père russe. Elle vit en Roumanie jusqu’à 16 ans puis s’installe à Tiraspol pour terminer ses études dans le domaine électronique.

À cause des difficultés économiques, sa famille lui impose de travailler comme guichetière pour les Chemins de Fer de l’Etat moldave. A partir de 18 ans, elle commence à dessiner sur des papiers recyclés qu’elle détruit immédiatement. En 1985, sa vie change brusquement. Elle a 23 ans lorsqu’elle est victime d’un très grave accident du travail : une collision entre un train et une locomotive la défigure et la réduit à l’immobilité. Le traumatisme la blesse psychologiquement et Kuffjca passera tout sa vie, soutenue par une retraite d’invalidité, dans la solitude d’un petit appartement de Tiraspol d’où elle sort rarement.

Au début, elle n’accordait pas une grande importance à son travail artistique. Ce n’est que récemment qu’elle commence à prendre conscience de son intérêt et ne le détruit plus. Ses dessins sont encore plus profonds, remplis de traits noirs épais et de spirales de mots dont on ignore la signification. Les formes tendent à devenir de plus en plus abstraites.

Exposition à la galerie Claire Corcia du 7 au 30 septembre 2017
OUTSIDER ART II – Philippe Azéma - Davood Koochaki - Kuffjka Cozma

Exposition organisée avec la galerie Polysémie, Marseille

Galerie Claire Corcia
323, rue Saint-Martin — 75003 PARIS
Tél : 09 52 06 65 88
Lundi-vendredi 11h30-19h / Samedi 14h-19h
www.galeriecorcia.com

Exposition organisée avec la galerie Polysémie, Marseille
12 rue de la Cathédrale (2e arr.) Marseille
https://www.facebook.com/Polysemieactuel/
Frontispice : « Chats de Bretagne » Philippe Azéma 120 x 120 cm