mercredi 25 novembre 2015

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The Place
to be

, Étienne Diemert et Julie Chovin

Entretien avec Julie Chovin, artiste d’origine française et vivant à Berlin, auteure de la série photographique et du projet de livre “The Place to be”.

Les clubs à Berlin : quotidienneté et carte postale ; le Berghain comme épicentre du clubbing dans la capitale ; l’architecture vernaculaire ; un business…

Julie Chovin : Le point de départ de la série, c’est la correspondance suivie avec ma grand-mère : je lui envoyais des photos de Berlin ; et, à un moment, je me suis dit : « Mais si elle venait à Berlin, qu’est-ce que je pourrais lui montrer ? Qu’est-ce qu’il y a à voir en dehors des monuments et des lieux historiques ? » Eh bien, la deuxième chose, ce sont les clubs ! Mais, comme elle a 80 ans, on ne va pas aller en club ! Donc, c’est comme si je lui faisais faire un tour des clubs, mais de l’extérieur… Ce point de vue de la mamie — la mienne ou celle qui habite à côté du Berghain et qui va faire ses courses au supermarché local — m’intéressait grandement : la petite mamie, elle va faire son Lidl, et elle regarde le gros bâtiment, et elle voit ce qui apparaît sur les photos…

Il y avait aussi l’idée, un peu ironique, de jouer sur le côté déceptif, où tu viens en week-end à Berlin pour faire des clubs — et tu ne peux pas entrer dans le club, tu restes dehors : qu’est-ce que tu vois ? Tu vois : //about blank [1], qui est une espèce de pauvre maison en béton à côté d’un chantier, vers Ostkreuz, et il y a des tuyaux devant — ils sont rigolos, ces tuyaux, et c’est rigolo à cadrer en photo : ils sont bleus ou roses —, mais il y a un côté glauque, qui fait certes partie de l’imaginaire berlinois, mais qui est aussi… C’est l’aspect de Berlin qu’on ne montre pas ! Ce que je voulais souligner, c’était la différence entre l’image qu’on a de la ville quand on ne la connaît pas et ce qu’on voit vraiment quand on y vient !

Tout le monde parle des clubs, mais en fait on n’en a pas d’images : dedans, tu ne fais pas de photo et, dehors, ça ne viendrait à l’idée de personne de prendre une photo d’un club de l’extérieur ! Ce qui intéresse tout le monde, c’est dedans… C’était jouer sur la question du secret : parce qu’un club comme le Berghain, il est de notoriété publique que tu n’y fais pas de photos, même dans les toilettes… Je pense que tu te fais mettre dehors ! Et quand tu entres, d’ailleurs, on te dit : « Ah ! tu as un appareil photo sur ton téléphone : tu ne fais pas de photos ! » Et ce qui se passe en soirée reste donc en soirée.

Le Berghain, c’est un immense endroit en béton, qui est une ancienne centrale électrique ; le lieu est beau en soi : tu as un plafond énorme, c’est sur deux niveaux, avec des endroits où tu passes au-dessus, tu vois les gens danser ; il y a un sound-system qui est fou ; les gens sont très libres et ont des mœurs très libres ; et la musique est bien, c’est de la techno ! Il y a ce côté régressif, noir, où la techno ressemble à un rythme cardiaque, et le club, à un « utérus imaginaire » [2] ; où, quand tu prends des drogues ou de l’alcool, ou même sans rien, tu es altéré, tes sens sont altérés à cause de la musique et de l’ambiance, à cause des gens… Il y a un côté « zombie » dans cette culture du clubbing à Berlin, parce que la musique est très répétitive — tu as des clubs où passent toutes sortes de musiques, mais la plupart sont des clubs où passent de la minimale ou de la techno ou de la musique électronique — ; tu as un côté très récurrent qui est un peu hypnotisant ; les gens dansent de façon très séparée, dans leur bulle, soit à cause des drogues, soit sans, et ce n’est pas de la musique que tu suis avec ton corps : c’est une sorte de faux rythme qui se crée avec la minimale et, quand tu vois ça de l’extérieur, c’est aussi très impressionnant : tu vois presque 300 personnes bouger sur de la musique, mais chacun dans leur truc ! Et le lieu est extraordinaire…

Après, les propriétaires du Berghain ont monté leur business : ils font le tri d’une façon que personne ne comprend ; c’est 14 € l’entrée, etc. C’est un business que tu paies pour une certaine expérience, comme tu paies pour aller voir le cinéma en 3D. Il n’y a pas d’autre lieu qui soit exactement comme ça !

Il y avait une gravure que j’ai exposée dans une expo en octobre 2014 [3]. C’est une photogravure, donc une technique ancienne utilisée à la fin du XIXe siècle pour faire des cartes postales, justement. J’ai repris une photo du Berghain, que j’ai vectorisée — donc, c’est un dessin vectoriel — et que j’ai imprimée avec cette technique de photogravure pendant un workshop à Weissensee, l’école d’art de Berlin-Est. Du coup, tu as un côté un peu dur, parce que c’est du dessin vectoriel, les lignes sont très droites (ce n’est pas du tout un dessin à la main), avec des dégradés très propres et, en même temps, ce côté ancien dû à la technique avec un papier beige ou blanc cassé : tu sens la marque d’impression, avec les petits trucs dentelés, vraiment comme une vieille gravure… C’est une pièce hors de la série, mais cela fait partie de la réflexion sur les clubs.

La question de montrer les clubs jouait avec cette idée : tu as un hipster qui arrive et qui ne peut pas entrer dans le club, que voit-il ? C’était de replacer les bâtiments eux-mêmes, dont certains ont un intérêt architectural, dans un paysage quotidien, dans le sens de la mamie, comme je le disais, et dans l’environnement qui est le leur et qu’on oublie. Par exemple, pour la photo de : //about blank, tout l’espace autour est intéressant, parce que tu as des immeubles — on ne les voit pas sur la photo, parce qu’ils sont trop loin — qui sont typiquement d’Allemagne de l’Est ; tu as un espace vide, parce qu’il y avait le Mur qui ne passait pas loin ; tu as tout l’espace de la gare aussi, qui a changé… Et, pour certains, ça montre aussi quelque chose de positif, de très malin de la part des Berlinois, quand ils ont ouvert ces clubs dans ces lieux où il n’y avait personne, où il y avait de l’espace pour des raisons politiques et historiques, où personne n’allait râler contre le bruit… Ça montre la réutilisation d’architectures qui avaient une fonction et que l’on réaffecte à une autre fonction. Et justement, il y avait un article d’un architecte qui a écrit là-dessus, sur un blog qui s’appelle Failed Architecture [4], où il parle de la réutilisation de ces espaces-là, qui sont laissés vides et à l’abandon par le retrait de l’industrialisation dans des pays comme l’Allemagne et surtout à Berlin, avec l’histoire qu’on connaît : la chute du Mur, la réunification des deux Allemagnes… Et donc, ces espaces ont été récupérés par les gens qui ont ouvert les clubs jusqu’à devenir maintenant un vrai business ! Maintenant, tu vois certaines équipes de clubs — qui sont toujours les mêmes : ils ont ouvert ça entre copains et avec trois bouts de ficelle — faire des plans avec la ville, recevoir des financements et faire des aménagements : ça va du Spielplatz (« parc de jeux ») pour les enfants au club avec la petite plage… Tu as là en concentré tout le cliché de l’été à Berlin !

Je suis arrivée il y a cinq ans, en 2010, et c’était déjà trop tard… Il y avait quand même le Bar 25, sur la Spreeufer à Friedrichshain, ce club mythique, qui n’est pas dans la série, parce qu’il a fermé la première année, mais que tu pouvais voir en passant… Il y a un film intitulé Bar 25, Tage ausserhalb der Zeit (« Bar 25, des jours en dehors du temps ») qui a été tourné dessus. C’est justement de ce club et de cette équipe dont je te parlais précédemment ; ils ont ouvert le Kater Holzig en face, qui a fermé aussi (il est fermé sur la photo que j’ai) ; et ils ont ouvert en face Der blaue Kater ou le Kater blau, où je ne suis pas allée, mais ils ont aménagé un espace où il y a un marché aux puces… Et à cet endroit, ils vont faire ce dont je parle, le Holzmarkt.

Un urbanisme néolibéral : la gestion de la ville comme business

Julie Chovin : Ce que j’ai mis un peu de temps à comprendre et ce dont j’avais fait l’expérience à Saint-Étienne, lorsque j’étais étudiante aux Beaux-Arts, c’était cette idée que, maintenant, — c’est ce qu’explique David Harvey dans Géographie de la domination [5] — toutes les villes sont comme des entreprises : tu as un budget de communication et de marketing et tu fais la pub de ta ville… C’est ce que ce géographe britannique appelle le « monopole » ; tu inventes un monopole et une rente de monopole. C’est-à-dire que la ville vit maintenant du tourisme — parce qu’il y a cinq ans ce n’était pas encore le cas, mais maintenant ça génère des profits énormes : le nombre de touristes double pratiquement chaque année ! C’est bien, il n’y avait pas grand-chose à Berlin, les gens vivent maintenant de quelque chose, mais cela détruit le charme propre de la ville : à force de refaire les clubs suivant l’idée que l’on se fait d’un club à Berlin, ça perd de son charme et ça détruit ce pourquoi les gens sont venus ! Tu viens pour quelque chose et tu le détruis en venant le voir ! Et il y a aussi l’idée que chaque ville fait sa com’, mais tu n’oublies pas qu’il y a des gens qui y vivent au jour le jour, comme à Paris, où les gens sont énervés par les touristes… À un moment, on se dit : oui, et alors, il n’y aura plus d’habitants dans Paris, il n’y aura que des touristes qui viennent voir la tour Eiffel ! On peut imaginer dans le cas extrême que Berlin soit vidée de ses habitants, parce que les loyers sont devenus trop chers, et que tu n’aies plus que des touristes qui viennent là pour quinze jours…

Il y a un lien avec mon travail d’avant : ce sont ces photos de corsets qui sont sur mon site [6]. C’est la contrainte d’un corps physique. Ce qui m’a posé question dans les séries ultérieures, c’est le « corps social » et le groupe : comment contraindre une population ? Il y a la question du pouvoir politique, mais aussi celle du lieu de vie : on peut voir l’architecture et l’urbanisme comme une sorte de pouvoir ou d’organisation pour canaliser les énergies. Et je me suis intéressée à l’architecture et aux villes par ce biais-là. C’est une analyse du corset, qui serait le corset de la ville. Mes dernières lectures portent sur cet aspect récent, néolibéral, des projets architecturaux, des grands projets urbains (comme l’on dit), qui sont mis en place partout, comme l’aéroport de Berlin-Brandenburg, ou l’autoroute, ou même à East Side Gallery, le projet autour de la Spree, où maintenant il y a l’immeuble Coca-Cola, Universal Music, etc.

Les gens ont manifesté les cinq années avant que j’arrive en 2010. Je suis allée à l’une des dernières manifestations contre ces projets-là, une semaine après mon arrivée à Berlin ; je me suis fait embarquer dans une manifestation très festive, d’ailleurs. Plus récemment, les gens ont protesté pour Tempelhof, parce qu’ils voulaient faire des grands travaux, mettre une rangée d’immeubles en plus, qui auraient été des habitations de luxe, non destinées à la population d’origine des quartiers périphériques de Tempelhof, et créer un lac artificiel… Enfin, des choses qui sont un peu absurdes, avec énormément d’argent, alors que les gens se satisfont de l’existant tel qu’il est ! C’est la ligne néolibérale, où on ne fait plus les projets pour les habitants, mais où la ville devient une entreprise comme une autre, avec des profits et des bénéfices, des investisseurs privés, etc. On oublie qu’il s’agit de lieux de vie pour des gens qui ont des enfants, qui vieillissent… La ville — et Berlin en est un très bon exemple — n’est plus pensée pour les gens qui y vivent, mais pour les investisseurs ! Donc, on construit des bureaux là où il y avait le Mur, etc. C’est l’urbanisme néolibéral !

C’est un discours politique que je tiens là — et que je ne veux pas spécialement tenir dans mes œuvres —, mais qui est une réalité : c’est une relation de pouvoir, comme les relations de pouvoir qu’il y avait avec le corps féminin, dans le corset, en rapport avec l’image de la mode, qui crée elle-même une sorte de corset invisible, où les femmes font tout pour ressembler à un modèle idéal. On en parle maintenant ! Il y a des projets menés pour que les femmes s’assument comme elles sont, mais c’est très récent : ça fait deux ou trois ans. Ma série sur les corsets date de 2004. Les séries d’images et de photographies urbaines sont dans cet esprit-là.

Je suis en train de lire ce livre, Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain [7] : c’est un recueil de textes, dont certains sont traduits pour la première fois, les uns étant plus anciens que d’autres ; et il y a une introduction à chaque contribution, où l’auteur et la publication sont replacés dans leur contexte : est-ce que c’est un universitaire ?, etc. Ce sont des textes qui ne sont pas très longs et qui sont passionnants !

Notes

[1Nom d’un club mythique à Berlin.

[2D’après l’analyse de Francesco Masci, philosophe italien né en 1967, qu’il a développée lors d’une intervention à la librairie Zadig de Berlin.

[3Il s’agit de l’exposition Monuments à la galerie Tête, située à Schönhauser Allee 161A, 10435 Berlin (http://www.tete.nu/_MOnuMENTS).

[4Imre van der Gaag, « Function Follows Form : How Berlin turns Horror into Beauty », article accessible sous ce lien : http://www.failedarchitecture.com/berlin-horror-beauty/

[5David Harvey, Géographie de la domination, Les Prairies ordinaires, Paris, 2008.

[7Cécile Gintrac & Matthieu Giroud, Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014

Voir en ligne : Site de Julie Chovin.

Propos recueillis à Berlin le 27 juillet 2015 par Étienne Diemert.

Cet entretien fait suite au texte The Place to be : a collection, publié dans le numéro 51 de la revue.