vendredi 29 septembre 2017

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Le flou

, Laëtitia Bischoff

Existe-t-il du flou dans le réel ou est-ce seulement nos yeux, nos appareils qui forgent son pays ?

La définition du Larousse nous indique qu’il s’agit d’une notion propre à l’image. Les images ne poussent pas dans les champs ou les forêts, le flou ne peut donc se propager par lui-même, il fait partie intégrante du regard propre et à priori jamais de l’objet.

Mais alors me rétorquent les nuages, que dirent de nos dilutions, nos approximations avec l’azur ? Parfois en leurs limites mes yeux se perdent dans une complexité de directions comme en un trop plein d’embouchures pour la fibre blanche.

« Il y a brouillard quand la visibilité est inférieure à 1 km ; lorsqu’elle dépasse 1 km il y a brume » dixit Larousse. Le brouillard arrive par temps calme et pourtant, pour « brouiller » quelque substance, il est nécessaire de l’agiter.

Désolidariser les cellules, étirer leurs liens, c’est laisser la netteté au minuscule. Il en va de manière similaire pour les particules de vapeur d’eau comme pour les grains photographiques, ils restent entiers, délimités quoique l’image puisse en dire, quelle que soit l’étendue de la nuée.

Alors le flou ne viendrait-il pas de notre incapacité à imaginer une ligne à partir de points ? La porosité visuelle entre un objet et son contexte est alors à son comble, comme un œuf brouillé.

L’image floutée est comme en création et à fortiori, par extension le motif semble être dévoilé encore indéterminé, dans un non finito où des choix restent à prendre. Le spectateur investit à sa guise la constellation des points qui ne voulait pas se préciser d’elle-même. C’est une esthétique où tout reste image et où l’antithèse de l’image est l’écran, la projection qui s’oublie. Le flou ne donne pas corps à la matière, que cela soit l’épaisseur de la peinture ou celle de l’objet peint. Une fine pellicule se texturise pourtant. Il s’agit de « l’image », cet espace-temps sans épaisseur. La texture lui est entièrement dévouée à l’instar de certaines séries de Gerhard Richter où le trait pictural est invisible, le motif embué dans une pré-présence. L’image floue est au carré. Le peintre prend alors place dans la cour des photographes, là où l’on jette sur les épaules du flou des missions de vanité. Le monde reste, la figure passe. Le flou photographique est à même de traiter, sans métaphore, en jouant simplement sur les temps et l’ouverture du spectre, en un tout premier degré, de notre bref passage terrestre.

Le flou a trouvé sa place dans notre imaginaire métaphysique. Pour les moins mystiques d’entre nous, des qualités proches de celles du songe lui sont conférées. La non-assise au sol, le brouillage du fond et de la forme appellent un monde rêvé où les lois physiques à l’œuvre seraient autres, dérangées, les équations différées. Ainsi il en va des photographies de Sophie Patry. Ses photographies ont le pouvoir de nous défaire de la pesanteur. C’est en poésie que je souhaite restituer cet état d’être, que le regard porté sur le flou créé de toute pièce dans la chambre noire, nous donne à expérimenter :

Un tournis magique
le rêve déterré
 
comme si la brume
avait des gestes
des fissures
et des vœux
 
si le sol
rugissait jusqu’aux
feuilles des arbres ronds
 
le retour direct
de la pesanteur
et la nausée
de l’oreille interne
quasi perdue
 
où se niche le recueillement
du flou
et du bruit ?
 
le sol est un hors champ
mes pas aussi

L’artiste a dézingué nos repères et nous voilà groggy, dans une errance où la marche, le début et la fin ne sont pas indiqués, ni comme possibles ni comme jalons. La vue est déchiquetée par le flou, la confiance est rompue entre les objets et nous. Une dynamique non identifiée dans l’expérience « simple » d’un corps dans un contexte terrestre se met en route. Sophie Patry laisse place à une découverte des recoins d’un monde qui ne connaissent pas l’arrêt, une découverte visuelle, tournée vers le regard et ce qu’il apporte à l’oreille interne.