mercredi 25 novembre 2015

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L.A. Women

, Martine Catois

Lors des trois jours de Fotofever, au Carrousel du Louvre, seize photographes ont envahi le stand de Fabrik Projects, espace d’exposition présenté par Fabrik Magazine, publication californienne traitant de l’art, du design et de l’architecture.

Femmes photographes

Seize photographes. Femmes. Sarah Hadley, curatrice, elle aussi photographe, a fait ce choix délibéré car, dit-elle, les femmes photographes ne sont pas assez représentées de par le monde.

Pourtant, si des hommes sont bien – et pour causes – à l’origine de l’invention des premiers procédés photographiques (les femmes, compagnes, épouses… ne sont pas mentionnées dans l’histoire officielle qui ne peut confirmer quel fut, peut-être, le rôle qu’elles jouèrent auprès de leurs « chers inventeurs » au sein du foyer, laboratoire ou atelier…), les femmes, très tôt, s’emparent du procédé (1839 : date à laquelle on attribue à Constance Talbot la première photographie faite par une femme, dans le prolongement de la découverte de son époux, William Fox Talbot). D’une pratique amateur trouvant ses sujets dans la sphère domestique (avec une majorité de portraits de proches), les femmes comprennent qu’il leur faut adopter des stratégies d’approche pour parvenir à s’infiltrer dans un domaine jusqu’alors réservé aux hommes. D’amateur, certaines deviennent donc très vite professionnelles et peuvent alors développer, au même titre que les hommes, une pratique photographique en accord avec leurs aspirations profondes, bien plus proches des questions sociétales qui se posent à l’aube du XXe siècle. Du monde de l’enfance à la vision personnelle d’un intime féminin, des portraits illustres au nu – féminin mais aussi masculin – face aux représentations qu’en donnaient jusqu’alors les hommes, elles franchissent rapidement le fossé qui les sépare de la photographie masculine et établissent un équilibre qui se concrétise, certainement, à l’aube de la première guerre mondiale, par leur investissement sans précédent dans le domaine social, défendant la cause des femmes qui agite alors la société. Féministes, elles le sont par la volonté de prendre place, professionnellement, aux côtés des hommes, dans la marche rapide des progrès que connaît le médium photographique ; artistes, elles s’emparent de celui-ci au même titre qu’eux lorsqu’elles pensent la photographie comme moyen pour exprimer au plus près leurs idées, provoquer un questionnement.

Petits formats

Plus qu’un choix délibérément « féministe », sans doute Sarah Hadley a-t-elle souhaité pouvoir mettre en lumière la richesse et la variété d’artistes américaines inconnues ici, en Europe. Variété, car aucun thème n’a présidé à l’accrochage. Cependant, disposé en séries, la qualité de celui-ci a l’étrange pouvoir de rassembler des artistes aux procédés différents en une vision globale unitaire.

Parcourant les allées des stands de Fotofever – et à la suite de l’arpentage de ceux de Paris Photo – un premier constat — et de taille, justement — apparaît : bien loin de la majorité des tirages surdimentionnés présents actuellement dans le monde de la photographie contemporaine, ceux sélectionnés par Fabrik Projects sont de dimension réduite. Il s’agit tous de petits formats, à l’instar de ceux, coutumiers et plus anciens, que nous avons gardés en mémoire, et qui jalonnent l’histoire de la photographie. Il faudrait alors s’interroger sur la « mode », largement diffusée dans les galeries actuelles, de tirages grandioses de par leur taille : quel but ? Quel surcroît de vision offrent-ils ? Quelle réception « augmentée » le spectateur en a-t-il ? Quels artistes, majoritairement, pratiquent les très grands tirages ? Hommes ? Femmes ? Autant de questions importantes dont il conviendrait de débattre…

Paysages et portraits

Multitude de petits formats, donc, sur le stand de Fabrik Projects. Délibérément, pourrait-on dire, les séries accrochées ici ne présentent pas même d’unité quant à la mise en valeur de chaque photographie. Chacune des photographes invitées a gardé la présentation qui lui était propre : avec ou sans encadrement, blanc, noir, doré, tailles diverses au sein d’une même série… L’unité se trouve ailleurs. Entre paysages et portraits, il s’agit sans doute davantage d’une même vision du monde que partagent les photographes de Fabrik Projects : pourquoi les paysages (représentés ici en minorité) se présentent-ils le plus souvent d’une façon éthérée, ou même diluée (Marian Crostic, Sarah Hadley, Maggie Meiners, J. K. Lavin, Jessie Chaney) ?

Sarah Hadley

Qu’y a-t-il à percevoir ici, au milieu de ces étendues nues, désertiques ? Serait-ce tenter de retenir ce qui semble nous échapper ? Les beautés de la nature sont-elles déjà en voie de disparition (Kit Chaney, Marian Crostic, Jessie Chaney) ? Dans cette dilution alors, quelle place pour l’humain ? La position que lui réservent ici les photographes n’est déjà plus qu’une ombre, silhouette humaine mêlée à celle des végétaux dans une lente mais inexorable disparition (Sarah Hadley, J. K. Lavin, Jessie Chaney). Submergé de plus en plus par le monde technologique, connecté à tout va jusqu’à lui-même devenir un être virtuel, l’humain est-il encore en mesure de regarder autour de lui et de comprendre qu’il doit faire corps avec la nature, elle et lui embarqués, au sein de l’univers, dans un même devenir précaire ?

Marian Crostic
J. K. Lavin

Corps, mémoire et mise en scène

En contrebalançant justement ces vues éthérées par des corps, les photographes prennent le parti d’entamer – de renouer – un dialogue avec ce qui nous entoure. Faut-il que ce soit les femmes qui perçoivent davantage le fossé qui se creuse, et tentent d’alerter ? Pour ce faire, les femmes présentes ici utilisent deux procédés : le recours à la mémoire et la mise en scène du corps, notamment féminin (notons qu’il n’y a, dans l’exposition, pratiquement aucune figure masculine).

La mémoire, ce sont ces petits riens (objets, lieux, attitudes, événements…) qui surgissent de notre pensée en de brefs moments, comme à contre-courant de l’instant présent, qui obligent à un arrêt – fugitif – mais permettent, aussi, de se situer, d’affirmer une présence dans la marche continuelle de la vie : présence parmi les autres, proches, lointains, attestation, que l’on tente de confirmer, d’une filiation à son histoire personnelle : renouer les fils distendus qui permettent de savoir d’où l’on vient pour continuer d’avancer (Eleonora Ronconi, Bootsy Holler, Jessica Tampas).

Bootsy Holler

Attestation aussi, si lointaine qu’on pourrait l’oublier, à l’histoire des femmes, au travers de toutes ces images, depuis la nuit des temps, que les hommes ont données de la femme. Images lisses de mères originelles, corps séduisants, chair sexuellement attirante et envoûtante. Ne pas oublier, donc, d’où l’on vient, mais accepter aussi les regards qui transfigurent les corps mais confirment le rôle essentiel des femmes (Susan Aurinko, Tami Bahat).

Susan Aurinko
Tami bahat

La mise en scène, c’est peut-être le dernier moyen découvert pour obliger les regards, porter son attention autrement, alerter d’une situation. Certaines choisissent de renouer avec le portrait à la manière des peintres classiques, mais, dans le regard et l’attitude des jeunes femmes photographiées se discernent des questionnements sans réponses, sorte de lassitude qui les font, parfois, tourner le dos à l’objectif (Aline Smithson, Tami Bahat).

Aline Smithson

D’autres documentent le quotidien par des sortes d’arrêts sur image qui célèbrent des instants anodins et les transfigurent par le travail de mise en scène (Susan Swihart, Laura Husar Garcia, Lisa MacCord, Jodi Swanson). Cette mise à distance par le procédé de la mise en scène pousse à plonger plus loin dans la pensée, à tenter de traduire le langage employé pour comprendre ce qu’elles perçoivent du monde ; à dire, enfin, que les femmes sont toujours présentes, que les hommes sont obligés de compter sur elles, avec elles, pour démêler les fils enchevêtrés dans lesquels nous sommes plongés, et tenter de répondre au fur et à mesure aux questions nouvelles qui se posent, aux anciennes toujours d’actualité, notamment celles, encore, qui concernent le statut des femmes, ici et ailleurs.

Laura Husar Garcia
Lisa MacCord

Fabrik Magazine : http://www.fabrikmagazine.com
Fabrik Projects : http://www.fabrikprojects.com

* Photographie en logo : Laura Husar Garcia