jeudi 28 janvier 2016

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Vues sur mémoire ou à demain La Havane

, Gert Wiedmaier et Jean-Louis Poitevin

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Le travail de Gert Wiedmaier a pris à bras le corps depuis de nombreuses années la question du statut des images en les rapportant aux trames qui les constituent et les occultent, les révèlent et les effacent et les retiennent malgré tout dans ce non-lieu du temps qu’est notre cerveau et sur ce support si faillible que constituent nos neurones.

Pour le dire d’une formule, les œuvres de Gert Wiedmaier, et en particulier le travail effectué durant des années avec des photographies mais en ayant recours à la cire comme puissance de recouvrement et de révélation du visible, forment un travail qui a pour objet non la réalité que ces images mettent en scène mais les mécanismes internes qui constituent la faculté reine de notre cerveau, la mémoire.
Avec cette série encore inédite et dont il offre à TK-21 LaRevue la primeur, il donne de ce mécanisme une version plastiquement et métaphoriquement puissante car sans doute proche analogiquement des mécanismes réels qui président à notre perception.
Il importe ici de dire que chacune de ces images est en fait le résultat d’une double prise de vue, et que le seul traitement postérieur concerne le « ton », la légère coloration à l’ancienne ajoutée sur le noir et blanc. Ce travail pourrait se faire identiquement avec un appareil argentique car Gert Wiedmaier sait de toute façon ce qui va se trouver sur l’image.
Il ne s’agit pas plus, ce faisant, de se réclamer d’une tradition, celle du noir et blanc ou de refuser certains aspects des avancées actuelles des techniques numériques concernant les images, que d’affirmer une intention : faire tenir en une image au moins deux strates de la perception et ainsi révéler un peu de la manière dont fonctionne notre cerveau et la série œil-perception-mémoire.

Au même endroit

La Havane, du moins telle qu’elle est encore aujourd’hui, est un composé branlant de passé et encore de passé et toujours de passé, une sorte de mémoire vivante d’un temps disparu, mais pour ceux qui y vivent, ce passé à la forme du présent. Ce n’est donc pas une vision touristique entée dans la post-histoire que vient chercher ici Gert Wiedmaier, mais un terrain particulièrement favorable à sa recherche sur le fonctionnement mnésique.
Ce qu’il élabore ici, par son geste photographique simple, c’est une image composée d’une vue prise de loin et d’une autre vue prise juste après du même « endroit » mais de très très près. La première couche correspond à celle qui est visible par un homme debout et qui regarde ce qui lui fait face. La seconde vue correspond à un œil qui serait venu se coller sur la peau même de l’un des bâtiments présent au cœur de la première image.
Au lointain répond le proche, à la vision répond le toucher, au regard répond la caresse, à l’œil répond la main. Cela est juste métaphoriquement mais ne rend pas compte de ce qui caractérise ces images, le fait que la superposition des images se manifeste comme une superposition de strates de mémoire.
Plus exactement il s’agit d’abord de revenir au protocole : à une image faite de loin comme un paysage urbain succède une image faite de très près à même la peau du bâtiment qui se trouve au centre de l’image. La surface du bâtiment, faite souvent des plaques semblables à celle d’une peau malade, ne témoigne pas seulement de ce que les murs sont vieux et malades, et finalement même pas du tout de cela, mais vient inscrire à l’intérieur même du visible correspondant à notre perception dite normale, quelque chose que cet œil, alors qu’il perçoit le paysage, voit, puisqu’il regarde tel ou tel bâtiment devant lui, et ne voit pas, puisqu’il n’est pas assez près pour percevoir cette peau de mur desquamé.
Sous couvert d’un jeu de « fort und da » visuel, Gert Wiedmaier met en scène autre chose, une strate occultée du fonctionnement perceptif et psychique.

Trois « états » des images mentales

S’il est si difficile de parler des images, c’est que comme avec la prose pour monsieur Jourdain, tout le monde en fait sans le savoir et croit donc savoir ce qu’elles sont et comment elles fonctionnent. Il n’en est rien, car à ce niveau c’est en fait à un agrégat de croyances que nous avons affaire. Or, c’est du mécanisme même par lequel « croire » se met en place en même temps que l’appareil psychique, que nous parlent les images, toutes les images, mais certaines de manière articulée et signifiante.
La série inédite Havana de Gert Wiedmaier fait partie de ces dernières. Gilbert Simondon a, dans son cours Imagination et perception de 1965, développé une thèse majeure ouvrant la porte à une compréhension renouvelée des images tant mentales que matérielles. (Voir à ce sujet les séminaires 2009-2010 Imagination et invention sur Gilbert Simondon publiés ici)
Dans l’introduction de cet ouvrage on peut lire ce résumé succinct des trois étapes de la dynamique de la formation des images mentales. « Ne peut-on supposer que les images mentales sont comme des sous-ensembles structuraux et fonctionnels de cette activité qu’est l’activité psychique ? […] Il serait possible de distinguer trois étapes : d’abord celle de la croissance pure et spontanée, antérieure à l’expérience de l’objet à laquelle l’activité fonctionnelle se préadapte ; ce serait, dans l’image, l’équivalent des étapes embryonnaires de la croissance organique [...] Ensuite l’image devient un mode d’accueil des informations venant du milieu et une source de schèmes de réponses à ces stimulations [...] les images deviennent effectivement et directement fonctionnelles, (organisées) selon les dimensions du rapport entre l’organisme et le milieu. Enfin, [...] le retentissement affectivo-émotif achève l’organisation des images selon un mode systématique de liaisons, d’évocations, de communications ; il se fait un véritable monde mental où se trouvent des régions, des domaines, des points-clefs qualitatifs par lesquels le sujet possède un analogue du milieu extérieur. » [1]
Si ce texte évoque la mise en place du système général de la formation des différents niveaux d’images mentales dans le psychisme, les images de Gert Wiedmaier, elles, font directement écho à ce processus en ceci qu’elles font remonter le proche dans le lointain « comme si » elles nous faisaient remonter dans l’ordre de la formation des images de l’étape 3 vers l’étape 1 en nous donnant à voir sous la forme d’une image concrète l’étape 2.
Ceci n’oblitère en rien les autres aspects de ces images qui leur confèrent une puissance émotionnelle intense, mais c’est précisément de montrer la présence inévitablement occultée lorsque l’on regarde de ces étapes à la fois dépassées et actives en nous, en particulier de la fonction de la grille perceptive des « images motrices », qui fait de ces images à la fois une œuvre et un témoignage. Ces images parlent cependant moins de La Havane aujourd’hui que de la relation qu’entretiennent en nous l’image, le visible, la mémoire et les strates occultées de notre fonctionnement mental.
La peau desquamée des bâtiments est bien une trace du passé, mais pas seulement du passé historique des décennies ou des siècles ou du temps humain des oublis incertains, mais de ce passé toujours actif en nous de la strate de composition de l’image mentale à partir de la grille des « images motrices ».
Les fragments de peaux qui envahissent l’image sans l’occulter mais en la travaillant en quelque sorte de l’intérieur incarnent et jouent le rôle de ces grilles perceptuelles dans le schéma général de la formation des images en nous.
L’image vue de loin est bien le territoire dans lequel se trouve le sujet tel qu’il se tient debout face au paysage.
La photographie que nous regardons, composée de la mise en tension de ces deux strates, déploie l’espace à la fois « réel et non perçu » par lequel et dans lequel nous existons comme sujets.

La Havane, enfin !

Ces images sont des vues sur mémoire comme on dirait d’un appartement qu’il a vue sur mer. Des Cubains, ici pas trace, en effet, non par déni d’une situation réelle complexe et difficile, mais parce que le sujet n’est pas celui-là. Si Gert Wiedmaier a choisi La Havane, c’est surtout parce que cette ville porte en elle la possibilité de cette expérience plus que toute autre ville au monde en ce moment.
Mais ce que ces images nous donnent à voir, à éprouver au-delà de tout geste que nous pourrions relier à un plaisir de type touristique, c’est la poétique même de la mémoire. Pas celle du souvenir, mais celle des strates qui nous constituent, nous portent, nous traversent, et dont les forces qui les composent nous projettent dans toutes les directions du temps, nous faisant ainsi exister comme sujet à mesure que, se formant, elles nous transforment.
Le recours d’un ton qu’il dépose sur le noir et blanc des images leur confère une apparence « vintage » et un aspect « photographie ancienne ». Pourtant, ce n’est pas le passé de l’image que mettent en scène ces photographies, mais le passé de la vision dans le présent de l’image. Ces lieux dans la ville « sont » et « font » la ville aujourd’hui et, si l’on est attiré par le fait que nous pensons voir le travail de destruction du temps se manifestant par la présence de ces peaux déchirées, nous sommes confrontés au fait que quelque chose d’autre a lieu, la remontée en nous d’une question. Et cette question concerne non le temps mais l’espace, l’espace dans lequel on se trouve, dans lequel on vit, cet espace qui nous est restitué ici dans l’épaisseur des strates mentales qui le composent « en nous ».
Ces images que Gert Wiedmaier nous propose de La Havane sont de « vraies » images de La Havane, non en ce qu’elles expriment une vérité sociale ou économique ou touristique, mais en ce qu’elles expriment une vérité perceptuelle.
L’espace est une construction mentale et sociale au même titre que le temps. La photographie, ici, nous permet de prendre pied littéralement dans la dimension mentale qui nous constitue. Ce que nous voyons correspond à ce qui existe non au sens que Roland Barthes attribue à l’ontologie de l’image, mais au sens d’une possibilité de fait qu’a l’image de faire exister l’espace en nous.
Ainsi, croyant voir le temps passer, face à ces images brouillées par la remontée de la peau déchirée du temps sur les murs de la ville au cœur même de l’image, nous décalons notre perception du présent et commençons en fait de percevoir que l’espace est le résultat de cette projection de notre esprit sur ce qui l’entoure afin de permettre à celui qui le regarde et y vit de s’en faire un monde, entendons un territoire, un endroit où il est possible d’exister avec le minimum de dangers.
Alors, oui, nous y sommes ! La Havane est là devant nous, pour nous, en nous, absorbés que nous sommes par l’image, et c’est encore elle qui s’agite lorsque nous commençons de nous y promener mentalement et c’est encore la « vraie » La Havane qui vibre lorsque nous nous perdons dans les plis déchirés de ces peaux qui affleurent. Nous pensions voir un monde qui se défait. Nous pensions être les otages du passé. Nous découvrons que nous sommes les jouets d’un présent qui, en nous révélant comment se forment les images, nous indique comment voir ce qui vient et nous invite à prononcer à chaque instant du regard la formule magique : demain, La Havane !

Notes

[1Op. cit., p. 18-19, Éditions de La Transparence, Paris 2008.