lundi 1er mars 2021

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Victor Brauner, Le « conducteur des sortilèges »

ou Voyage en Esotérie

,  Stéphanie Dulout

« Je suis le rêve, je suis l’inspiration. »

Tel une incantation, l’appel du musée d’Art moderne de Paris aurait dû résonner à nos oreilles jusqu’au 10 janvier, et, près de quatre mois durant, opérer son effet d’attraction, jusqu’à, sans doute, conduire les plus timorés et les plus récalcitrants à succomber à la tentation... Nous serions venus, et sans doute revenus, découvrir et redécouvrir l’œuvre si fascinant et envoûtant de ce mystérieux Victor Brauner… Nous déplorons que, bien que la durée de l’exposition ait été particulièrement longue pour une rétrospective — qui plus est, d’un peintre relativement méconnu du grand public —, il n’en fut pas ainsi. Nous vous proposons, aussi, de revenir sur cette exposition que vous n’avez peut-être pas eu le temps et la chance de voir, et de vagabonder dans le monde chimérique du peintre-poète visionnaire au gré de ses sortilèges.

Un vagabondage destiné aussi à rendre hommage à l’équipe scientifique pour le travail accompli – dont témoigne, heureusement, un très riche catalogue publié aux éditions Paris Musées).

C’est à une véritable redécouverte d’une figure capitale du Surréalisme que nous invitait, en effet, le musée d’Art moderne de Paris, près d’un demi-siècle après la rétrospective qui lui avait été consacrée en ce même lieu en 1972. Soit, quelque cent cinquante œuvres – peintures, dessins et sculptures – présentées, dans un parcours chronologique, depuis les débuts dadaïstes dans la Roumanie communiste des années 1920, jusqu’aux dernières créations chimériques totémiques, à mi-chemin entre la peinture et la sculpture, de la série « Mythologies » réalisée en 1965.

Victor Brauner – Panneau de la première salle de l’exposition

Né en 1903 en Moldavie, dadaïste activiste et auteur d’un manifeste de Pictopoésie dans les années 1920 à Bucarest, installé à Paris en 1930, Brauner adhère au groupe surréaliste après sa rencontre avec André Breton en 1933. Il mourra en 1966 après avoir prédit son énucléation et la montée de la barbarie fasciste, s’être terré dans le Sud de la France pour échapper à la traque aux Juifs pendant la guerre, s’être autoproclamé « Président […] de la Grande Métamorphose », « jongleur des arcanes inconnues » en 1944, avoir inventé un art brut visionnaire, aux confins de « l’infra-nuit », et construit un monde hiératique néo-primitiviste peuplé de chiméres et de dieux mystérieux.

Un monde onirique et inquiétant où les couleurs ont toujours quelque chose de crépusculaire, qu’il s’agisse de la sombre monochromie des premières œuvres à la palette vive des dernières toiles – où les bleus, les rouges, les jaunes et les verts paradent sur des fonds noirs de jais –, en passant par la stridence des tableaux surréalistes. Un monde occulte, mêlant le rêve et le réel, l’animal, le végétal et l’humain, les arts primitifs et le surréalisme, le descriptif et le prophétique, « l’apparence » et « l’apparition », la gravité de sombres visions prophétiques et l’humour dada, le grotesque et la morbidité…

Le Simulacre, 1934
Huile sur toile, legs de Mme Jacqueline Victor Brauner en 1987, musée d’Art moderne et contemporain de St- Etienne.

Des rêves et des chimères à « l’inquiétante étrangeté »

« […] chaque dessin, chaque découverte sera un extraordinaire lieu inconnu, chaque tableau sera une aventure », écrivait le peintre pendant la guerre. De fait, c’est de surprise en surprise que nous aura conduit le parcours du musée d’Art moderne déployant l’œuvre dans toute sa richesse et toute son hybridité, révélant son intensité et sa variété insoupçonnées au regard de l’image très réductrice véhiculée par les Femmes-fleurs et les peintures totémiques peuplées d’animaux et de divinités fantastiques aux formes hiératiques et aux couleurs vives lévitant sur des fonds noirs…

Ainsi, après une première salle consacrée aux œuvres de jeunesse (Bucarest, 1920-1925) révélant, à travers la stylisation des figures et la simplification des formes, un étrange syncrétisme entre le cubisme, l’expressionnisme, le constructivisme et l’imagerie populaire, l’on découvrait la part cachée la plus virtuose et la plus débridée de Brauner : son œuvre graphique, soit quelques uns de ses innombrables dessins (des milliers) révélant, avec une étonnante acuité et une très grande inventivité graphiques, « l’inquiétante étrangeté » du monde et des êtres.

Se jouant des échelles, déformant et hybridant les corps, faisant naître des créatures chimériques aux formes mouvantes et arborescentes, ces dessins semblent avoir marqué le point de bascule de l’œuvre vers le monde des spéculations et de la « Grande Métamorphose », de la « Subjectivité » et des « arcanes inconnues » : de feuille en feuille, l’anormalité et la difformité gagnent du terrain, les incongruités morphologiques et les distorsions, transpercements, amputations ou proliférations organico-végétales se multiplient, le grotesque et le monstrueux, la cruauté et la fantaisie s’entremêlent… Ces « dessins métamorphes » furent, à n’en pas douter, la passerelle qui conduisit Brauner sur la voie du surréalisme.

Victor Brauner, Cette guerre morphologique de l’homme, 1938
Encre sur papier, Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / MNAM – Centre de création industrielle.

Beauté convulsive et hasard objectif

Si la « conversion » de Brauner au surréalisme se fit progressivement, à partir de son premier séjour à Paris où il le peintre vit probablement la première exposition du groupe en 1925, il n’en demeure pas moins l’un de ses plus purs et de ses plus énigmatiques représentants : moins célèbre que Salvador Dali, René Magritte ou Max Ernst, remarque, dans la préface du catalogue, Fabrice Hergott,– « sans doute » parce que « son vocabulaire formel » a « peu emprunté à la peinture d’avant la modernité » mais beaucoup « à l’art populaire, extra-européen, et à ce que l’on appellera plus tard l’art brut », pas encore reconnus alors à leur juste valeur… –, Brauner apparaît pourtant « comme l’un des plus grands artistes du surréalisme », bien qu’il s’en soit défendu… Et le directeur du musée d’Art moderne d’ajouter : « peintre surréaliste et plus que surréaliste » (comme l’atteste « la dimension anticipatrice » de l’œuvre ultérieur, toujours à découvrir, « toujours en devenir »…, Brauner est « le précurseur entre tous des mythologies personnelles » et « l’œil qui nous manquait pour voir »…

Répondant (volontairement ou involontairement) à toutes les injonctions du Manifeste du surréalisme, de la déréalisation du visible à la primauté du rêve et de l’inconscient, du « dérèglement de tous les sens » à la subjugation de l’image, Brauner incarnera, par la force subversive de ses images, la voie la plus radicale du mouvement, et dépassera même toutes les attentes d’André Breton qui écrit en 1928 dans Nadja : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. »

Mais c’est surtout par l’intronisation du « hasard objectif » comme arcane de la vision que le titre de « peintre surréaliste » échu à Brauner prit, de son vivant, toute sa portée : ayant prémédité, avec sept ans d’avance, sa propre mutilation dans plusieurs dessins et un sanglant autoportrait, le peintre-Mage apparut comme un agent de ce hasard disruptif, marquant la collision du passé et du présent en « un souvenir du passé », et fut déclaré « voyant ».

Victor Brauner, Portrait d’André Breton, écrivain français (1896-1966)
Huile sur toile, 1934, Paris, musée d’Art moderne.

Histoire d’œil ou « L’œil du peintre »

Œuvre-phare de l’exposition, l’Autoportrait réalisé par Brauner en 1931 fut bel et bien prémonitoire puisqu’il annonçait l’accident qui, lors d’une rixe dans l’atelier d’Oscar Dominguez, dans la nuit du 27 au 28 août 1938, lui fit perdre son œil. Présenté aux côtés d’un ensemble de dessins antérieurs où apparaît le motif obsédant de l’œil énucléé – parsemant ici des paysages désolés à la Chirico, remplaçant là le sexe féminin (dans Le Monde paisible, un dessin de 1927) –, cette petite huile sur bois ne laisse de fasciner par l’impassibilité du visage émacié où rougeoie, tel un noyau de feu, le vide de la cavité orbitale sous laquelle pend un lambeau de peau sanguinolent… « J’étais vide, j’ai voulu faire un portrait minuscule de moi-même devant une glace, et j’ai peint ce portrait. Pour [...] le rendre un peu plus extravagant. Comme tout est possible, j’ai enlevé un œil. [...] Cette mutilation reste pour moi toujours éveillée comme au premier jour, constituant le fait le plus douloureux et le plus important de ma vie [...], pivot capital de l’essentiel de mon développement vital. » [1]

Victor Brauner, Autoportrait, huile sur bois, 1931
22 x 16,2 cm, legs de Mme Jacqueline Victor Brauner en 1986, Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / MNAM – Centre de création industrielle.

« Introvisions »

Selon Fabrice Hergott, cette « expérience tragique de la mutilation […] propulsa le peintre de Bucarest vers les abysses de l’intériorité et du rêve. » « Son œuvre tournée vers l’intérieur de lui-même […] est l’une des plus autobiographiques de l’art moderne, mais aussi, par voie de conséquence, l’une des plus mystérieuses. […] elle est le rêve et l’inspiration, comme il l’écrivait à André Breton […] fruit de la mutilation. Elle est l’œil qui nous manquait pour voir… »

A preuve, entre autres œuvres prophétiques présentées dans l’exposition, nombre de ses « Introvisions » (selon le terme utilisé par Brauner) apparaissent comme des prédictions, annonciatrices de la montée des fascismes et de la barbarie à venir. Dans les peintures des années 1930, « la violence est partout : les paysages, désolés, […] lunaires […] ne sont d’aucun refuge pour l’humanité. » Sur les lieux dépeint des hommes emprisonnés, « condamnés à la solitude […] dans un paysage lugubre et vide. », tandis que Débris d’une construction d’utilité « représente un monde en totale décomposition où les hommes ne sont plus que des spectres sans chair, des silhouettes qui émergent d’un paysage complètement noir. » [2] Dans son extraordinaire Paysage surréaliste, enfin, l’homme, réduit à une minuscule silhouette, crie dans le silence de la nuit et de l’immensité déserte d’une terre endeuillée… Véritable chef-d’œuvre de par la densité expressive contenue dans son dépouillement, ce paysage noir semble annoncer le dénuement, la peur et la solitude dans lesquels le peintre vivra durant la guerre.

Autre chef-d’œuvre de la période surréaliste, le portrait, quasi hypnotique, d’André Breton : visage blafard, comme statufié, semblant se détacher du corps, grands yeux fixes…, tout concourt dans ce portrait à créer l’ « inquiétante étrangeté » à laquelle en appelait l’auteur des Champs magnétiques. A l’instar du célèbre portrait d’Apollinaire peint par Giorgio de Chirico – dont des compositions mécaniques de la même période attestent l’influence –, le visage-masque de Breton semble ici comme « mis en boîte » par une savante imbrication de pans de mur verts, couleur chère au poète (lequel écrivait à l’encre verte) hautement symbolique, comme l’atteste la dédicace du peintre – à déguster et méditer :

« À André Breton cette aquarelle verte la couleur qu’il aime
vert négation de la négation : il nie le jaune et

il nie le bleu donc il nie toutes les couleurs [...].

Le vert est la rencontre de toutes les couleurs
le vert est la couleur du commencement et de la fin [...]. »

Victor Brauner, Paysage surréaliste, 1930
Huile sur toile, 55 × 46 cm, Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Conjuration

Autre choc esthétique de l’exposition : le face-à-face avec Monsieur K. Un homme nu, moustachu et bedonnant de taille humaine peint à l’huile sur toile, grouillant de petites poupées en Celluloid semblables à celles utilisées… trente ans plus tard par Niki de Saint-Phalle !… Crée en 1934, cette figure grotesque et monstrueuse parfois assimilée par Brauner à l’Ubu d’Alfred Jarry, symbolisant comme lui la cruauté et la bêtise humaines, sera déclinée en de multiples avatars. Dans L’Etrange cas de Monsieur K. , le peintre dressera même, dans une veine quelque peu graveleuse, le catalogue des vices de cette figure archétypale de l’avilissement incarnant la tyrannie du désir, et l’asservissement à la pulsion…. Loin des Femmes-fleurs et de la stylisation des corps blancs des Congloméros et autres hybridations ou parades érotiques aseptisées à venir… Loin du synthétisme et des couleurs magiques de ses Chimères et Bestiaires mythologiques. Loin des limbes de « l’infra-nuit » et de « l’ésotérie », auxquelles le peintre visionnaire et poète-voyant allait se vouer après la grande nuit de la guerre…

C’est dans cette grande nuit de l’oubli, reclus, terré, dans la solitude et le silence d’un hameau des Hautes-Alpes, que Brauner, dans le plus grand dénuement matériel, réinventera un art brut, aux confins de l’ésotérisme et du primitivisme magique. Un pan méconnu de l’œuvre du peintre juif, dont la force évocatrice et la puissance plastique – des plus avant-gardiste – n’avaient pas été aussi bien mises en lumière précédemment.

Outre le célèbre Congloméros – cette créature hybride amalgamant l’humain et le végétal, figure hydrocéphale glabre et androgyne aux membres ou aux corps démultipliés et aux yeux globuleux, dont Brauner fera, entre 1941 et 1945, son principal compagnon (de papier puis de plâtre) –, le peintre, durant ses années de réclusion, invente le « dessin à la bougie » et pratique un art brut conjuratoire, une sorte d’« art pauvre » avant la lettre, à base de matériaux trouvés dans la nature.

Vivant dans la clandestinité, faute d’avoir pu obtenir un visa pour fuir, comme nombre des Surréalistes, aux Etats-Unis, Brauner passera ainsi les « frontières noires » [3] de la guerre tel « le scaphandrier outillé qui descend dans l’inconnu » [4]. Pendant ces années de « désolation », il va créer avec une très grande intensité, comme pour combler, ou plutôt, contrer « un isolement qui se serre de plus en plus comme une tenaille mortelle » (lettre à René Char, 1943)

Victor Brauner, La Rencontre du 2 bis, rue Perrel, 1946
Huile sur toile, 85 x 105 cm, Paris, musée d’Art moderne.

Métamorphoses

La somnambule arrache la mauvaise herbe de la réalité tandis qu’une Mangeuse d’opale se mue en poisson (dessins, août 1941) avant que dans La Grande Métamorphose (huile sur toile, 1942), avec la femme « à l’œil double, signe de double vue », portant sur sa tête un homme aux yeux clos, ne soit dévoilé l’accomplissement du « tout dans le tout » (Tot-in-Tot en roumain), dans une parade médiumnique somnambulique et cataclysmique… Laissant libre cours à la « suprématie poétique » et aux « ésotérismes magiques et obscurs », le monde des métamorphoses développé durant les années noires de la guerre voit proliférer le motif de la tête de profil à l’œil de face, tel un voyant. Un motif obsessionnel auquel le peintre donnera corps dans une surprenante sculpture en plâtre dédoublant son autoportrait stylisé en deux têtes superposées opposant au regard clos (celui de l’énucléé, qui voit en dedans), le regard du voyant (qui voit en dehors) …

Parfois harmonisées dans une « réconciliation érotique », les hybridations contre nature de Brauner renouent de loin en loin avec la subversion des images et des détournements d’objets surréalistes ou des « mythologies infernales ». Ainsi, du fantastique Loup-table (1939/1947) assemblant une table et un renard naturalisé en une effrayante métamorphose du quotidien où une simple table de cuisine se voit transmuée en un « espace assiégé et menaçant » – ce que André Breton nommera un « Espace psychologique », ici, l’espace de la peur.

Victor Brauner, Tableau optimiste, octobre 1943
Cire et papier collé sur toile, legs de Mme Jaqueline Victor en 1988, Marseille, musée Cantini.

Alchimie

C’est pour conjurer cette peur que furent crées, pendant les années de clandestinité, ces fascinants « objets conjuratoires » qu’il nous était donné de découvrir dans l’exposition. Assemblages de matériaux divers, glanés ou récupérés (galets, cire, silex, terre, bois, plâtre, verre, ficelle, fil de fer…), ces sortes d’ex-voto ou de Tableau-talisman, mêlant diverses pratiques populaires et de multiples sources occultes (de la Kabbale à l’alchimie), furent conçus par l’artiste comme de véritables objets magiques destinés à le protéger. Puisant aux sources mystérieuses de la nature, à la beauté du « réel incréé », le peintre, mu en chaman, va alors atteindre une sorte d’archaïsme ancestral, « d’essence primitive de l’art » dépassant « l’attrait poétique des ésotérismes » dont témoigne la complexité des signes cabalistiques et autres inscriptions hermétiques égrainés dans ces « tableaux faits en cachette ».

Œuvres apotropaïques, et déclarées comme telles (citons l’Objet de contre-envoûtement réalisé en 1943 avec de la cire mêlée à de l’argile crue et du plomb), mais véritables inventions plastiques.

Ainsi, dans Image du réel incréé (1943) [5], l’extraordinaire économie de moyens ne laisse de fasciner par la force vitale qu’elle dégage : composé de six petites pierres ramassées au bord de la Durance, reliées par des bouts de ficelle et figées dans la cire, le petit pantin semble prêt à se mouvoir et à sortir de sa boîte...

« Tout ce que j’ai fait était fait dans l’ombre. » [6]

C’est d’ailleurs à ce passage de l’inerte au vivant, dans une quête, proprement alchimique, de transmutation de la matière, que Brauner expérimentera dans ses dessins à la bougie – élaborés durant l’été 1943. Possédant « une fonction non iconique mais talismanique et alchimique […] matérialisant les contraires en une “noce chimique“ », écrit justement Camille Morando dans le catalogue de l’exposition, ces œuvres « peintes » avec le « matériau magique » sur toile, papier, carton ou bois, selon une technique « de l’ordre de la révélation », procédant par différentes couches de cire, recouvertes d’encre ou d’huile, avant d’être grattées et incisées…, n’en demeurent pas moins d’une grande puissance esthétique – dans laquelle nombre d’ « apprentis-sorciers » contemporains seraient bien inspirés de venir puiser…

De même que les Objets conjuratoires – ces « espèces d’objets magiques libres, à tendance indéfinie, reflets d’une mythologie à situer » (Brauner, sic) [7] –, les dessins à la cire – dont l’épure et la justesse plastiques ne peuvent laisser insensibles – témoignent magnifiquement de la liberté d’invention que le dénuement et l’enfermement peuvent procurer aux artistes inspirés : privé de tout, alors qu’il lui « était interdit de vivre [et] défendu de peindre » [8], Brauner aura inventé des formes plastiques et pratiqué des détournements de techniques et de supports d’une force poétique encore inégalée.

L’Autre Version, 1934
Huile sur toile, legs de Mme Jacqueline Victor Brauner en 1987, musée d’Art moderne et contemporain de St- Etienne.

« Grand Maître de l’ordre de l’Ornithorynque », « prince de l’infra-nuit »…

« Grand Maître de l’ordre de l’Ornithorynque », ainsi se qualifia lui-même Victor Brauner dans un texte parodique de 1944, manifestant par ce titre ubuesque l’importance des hybridations, fondamentales dans son œuvre. Autoproclamé « Président […] de la Grande Métamorphose », « maître des brouillards spéculatifs », « jongleur des arcanes inconnues », « prince de l’infra-nuit », ce peintre et poète « voyant » déclarait s’être adonné à la « Subjectivité » pour partir la conquête de « L’INCONNU et de « L’ESOTERIE »…

Il faut dire qu’il avait quelques circonstances atténuantes : son père, passionné de spiritisme et de sciences occultes, l’avait fait se réveiller en pleine nuit pour contempler la fin du monde annoncée avec le passage de la comète de Halley en mai 1910… tandis qu’après l’exil de la famille à Vienne en 1912, il lui fera suivre des séances de « spiritisme infantile » !...

Notes

[1in Victor Brauner dans les collections du MNAM, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 1996.

[2Sophie Krebs dans le catalogue de l’exposition.

[3Inscriptions manuscrites par Brauner, au pinceau et à l’encre de Chine, sur un de ses dessins de 1941 (Victor Brauner. Ses Frontières.

[4Victor Brauner, projet de lettre à René Char, 24 juillet 1941, dans V. Brauner, Écrits et correspondances, 1938-1948, C. Morando et S. Patry (éd.), Paris, Centre Pompidou/INHA, 2005.

[5Titre élaboré par Brauner d’après l’expression de René Char « l’inextinguible réel incréé », extrait de son poème « Partage formel » (publié en 1945 ans le recueil Seuls demeurent) recopié dans une lettre au peintre.

[6Victor Brauner, projet de lettre à René Char, 16 février 1945, dans V. Brauner, Écrits et correspondances, 1938-1948, op. cit.

[7Victor Brauner, Écrits et correspondances, 1938-1948, op. cit.

[8Victor Brauner, carte postale à Breton,
22 février 1945.

Cet article a été publié originellement dans "the gaze of a parisienne"

https://thegazeofaparisienne.com/2021/01/19/victor-brauner/

Exposition au Musée d’Art moderne de Paris
mam.paris.fr
Nouvelles dates à confirmer (jusqu’au 25 avril 2021)
Commissaire : Sophie Krebs
Commissaires scientifiques : Jeanne Brun et Camille Morando

Catalogue de l’exposition, sous la direction de Sophie Krebs, Jeanne Brun et Camille Morando, co-commissaires, éd. Paris Musées, 312 p., 45 €.
 Victor Brauner, écrits et correspondances (1938-1948), textes choisis, réunis et établis par Camille Morando et Sylvie Patry, coéd. Centre Pompidou/Inha, 416 p., 60€.

Frontispice : Victor Brauner, Loup-table, 1939 / 1947, bois et élément de renard naturalisé, don de Mme Jacqueline Victor Brauner en 1974, Paris, Centre Pompidou,musée national d’Art moderne / MNAM-Centre de création industrielle.

BIOGRAPHIE

1903
Victor Brauner naît le 15 juin à Piatra Neamț, petite ville dans les Carpates orientales (Moldavie), en Roumanie.
1907
En mai, suite aux sanglantes émeutes paysannes en Moldavie, la famille Brauner fuit la Roumanie pour Hambourg (Allemagne).
1912
À l’été 1912, alors que débute la guerre dans les Balkans qui conduira à la Première Guerre mondiale, la famille Brauner s’exile à Vienne.
1914
De retour en Roumanie, la famille Brauner s’installe à Bucarest.
1919-1922
Victor suit les cours de l’École des beaux-arts de Bucarest mais ses prises de position contre l’académisme et sa peinture non-conformiste le font renvoyer.
1923-1924
Il devient l’une des principales figures des milieux de l’avant-garde roumaine.
Se lie avec le poète Ilarie Voronca avec lequel il invente la « picto-poésie ».
Participe à la première exposition internationale à Bucarest, aux côtés d’œuvres de Jean Arp, Constantin Brancusi, Paul Klee, Hans Richter, Kurt Schwitters...
1925-1926
Premier séjour à Paris. Travaille avec Robert Delaunay et Marc Chagall, et forme une sorte de cénacle roumain avec Voronca, Fondane et Sernet, auxquels se joignent parfois Man Ray et Lajos Kassák. Visite probablement l’exposition « La Peinture surréaliste » galerie Pierre qui réunit des œuvresde Giorgio de Chirico (tableaux métaphysiques), Max Ernst, Man Ray, André Masson, Joan Miró, Pablo Picasso...
1927
Retour à Bucarest, où il effectue son service militaire dans l’infanterie. Deuxième exposition personnelle.
1929
Participe à l’exposition collective du groupe d’Art nouveau, à Académie des arts décoratifs de Bucarest, présentant ses premières œuvres d’inspiration surréaliste.
1930-1935
Second séjour à Paris : côtoie Constantin Brancusi, Jacques Herold, Alberto Giacometti et Yves Tanguy…
1930
Epouse Margit Kosh à Bucarest. Face
 à la montée du fascisme en Roumanie, part pour Paris avec sa femme. Accomplit de menus travaux pour Brancusi qui lui confie aussi un appareil photographique, avec lequel il effectue des clichés dont un prophétisera son accident à l’œil de 1938.

1931
S’installe au 23, rue du Moulin-Vert (14e arr.), près des ateliers d’Alberto Giacometti et Yves Tanguy, qui devient son ami. Il peint Autoportrait annonçant son énucléation sept ans plus tard. Rencontre le poète René Char.
1933
Rencontre André Breton et adhère au surréalisme.
1934
Première exposition personnelle à Paris.
1935
Faute de ressources, Brauner rentre à Bucarest avec Margit.
1935-1936
Réalise des caricatures antifascistes
1936
Participe à l’International Surrealist Exhibition de Londres et à Fantastic Art, Dada, Surrealism au MoMA à New York).
1938
Participe aux expositions internationales du surréalisme à paris et à Amsterdam.
Dans la nuit du 27 au 28 août, se trouve au cœur d’une rixe entre Óscar Domínguez et Esteban Francés, au cours de laquelle, voulant s’interposer, il est atteint au visage par un verre brisé et perd son œil gauche.
1940-1945
Fuit à Marseille où il retrouve, à la villa Air-Bel, les surréalistes en attente d’un visa pour quitter la France via le Comité américain de secours (CAS). Ne l’obtenant pas, il se réfugie dans les Hautes-Alpes où il vit dans la clandestinité de 1942 à 1945.
1945
Retour à Paris, où il s’installe dans l’ancien atelier du Douanier-Rousseau, rue Perrel.
1946
Epouse Jacqueline Henriette Abraham (1910-1985), qui fera nombre de dons d’œuvres, au MNAM du Centre Pompidou, notamment.

1947
Première exposition personnelle à New York.
1948
Séjourne en Suisse pour échapper aux menaces d’expulsion qui visent les Roumains en situation irrégulière en France.

Refusant de signer l’exclusion de Roberto Matta du groupe surréaliste pour « disqualification intellectuelle et ignominie morale », il est, à son tour, exclu du groupe.
1954
Participe à la Biennale de Venise.
1958
Réintègre officiellement le groupe surréaliste et participe à l’Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme (EROS) à Paris.
1961
Acquiert une maison près de Varengeville-sur-Mer, en Normandie.
1966
Meurt à Paris des suites d’une longue maladie.
Représente la France à la Biennale de Venise.