lundi 25 février 2019

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Une exposition de Théo Massoulier à la Kashagan galerie

, Théo Massoulier

L’exposition s’empare de l’idée du cycle, du déchet et de la métamorphose. Elle propose un corpus de petites sculptures et de dispositifs visant à mettre en forme des processus d’hybridation et de contamination.

La toute jeune galerie lyonnaise (elle a ouvert ses portes l’année dernière) propose une carte blanche à l’artiste Théo Massoulier dont le travail a récemment fait l’objet de deux expositions personnelles l’automne dernier (au Centre d’art Bastille à Grenoble et dans le cadre du dispositif Galeries Nomades de l’IAC villeurbanne).

La proposition s’articule autour des trois espaces de la galerie. La première salle, la plus haute et la plus grande, donne à voir une série de petites sculptures, disposées à intervalles réguliers sur un socle étroit épousant les contours de la pièce. L’artiste expose ici sa série « Anthropic combinations of entropic elements », une collection d’assemblages hétéroclites et colorés, qui renvoient aussi bien à l’imagerie zoomorphe qu’à l’évocation de micropaysages japonisants.

© Johan Faure

L’ensemble pourrait faire penser à une planche tridimensionnelle d’Ernst Haeckel ou à des échantillons fantasmés d’un laboratoire de biotechnologie.

Minéral, végétal et artefacts humains s’assemblent et coagulent. Ils font émerger un panorama protéiforme hybride composé de petites entités simples, parfois plus sophistiquées, qui semblent à la fois inertes et dynamiques, colorées ou sombres.

La silice, le plastique et l’organique s’entrechoquent ici pour fusionner ou se disloquer au gré des hasards de leurs assemblages. Tout cela ressemble au chaos ; mais tout cela s’organise imperceptiblement, avec fragilité.

© Joris Couronnet

Les hybridations de Théo Massoulier révèlent le caractère poreux et contaminant des processus évolutifs et donnent finalement à voir la dissolution actée de la vieille opposition ontologique nature/culture.

Celle-ci structure d’ailleurs de manière sous-jacente l’ensemble de l’exposition.

En poursuivant le parcours, la lumière bleutée d’une grande composition aquatique vient se refléter sur les murs d’un deuxième espace. Plus resserré et plus intime, il accueille une exubérante nature morte baignant dans quelques centimètres d’eau. Éclairée par une dalle Led, l’agglomérat de mousse et d’artefact saisit la rétine. Les formes sont expressionnistes. Une fine pellicule fluo indéterminée flotte autour de l’îlot et vient ceinturer le magma de matière.

© Johan Faure

Des tiges et des lianes semblent chercher la source lumineuse. Des carcasses d’objets attendent de se décomposer. L’aquarium opère comme un espace de germination, un compost biotechnologique en voie d’altération. L’artiste évoque non sans mal ses souvenirs du Japon, des films de Miyazaki aux images du grand tsunami de 2011 en passant par celles de la centrale de Fukushima, filmée par le drone de la compagnie Tepco. Le pays l’a marqué. Il y a séjourné plusieurs fois sur de longues durées. La composition, visuellement dense, provoque à la fois une sensation d’émerveillement et d’effroi. L’artiste parvient à mettre ici en tension deux typologies de matériaux : la boue et le cristal, l’organique et le manufacturé ; cher à ses univers artistiques de référence (Robert Smithson, Paul Thek, Reinhard Mucha ou Testumi Kudo) que certains qualifieront d’antagoniste mais dont l’artiste se nourrit sans ambiguïté.

La troisième et dernière salle de l’exposition propose une réflexion sur la matérialité des structures informatiques. Fixés au mur, à la manière d’un bas relief, deux panneaux vitrés enserrent une masse d’aluminium, de circuits informatiques, de ventilateurs et de tubes d’eau lumineux. L’objet fait face. Il semble lourd. Le galeriste nous indique qu’il s’agit d’une unité centrale (un ordinateur sans écran), que l’artiste a personnellement assemblé.

Un système de refroidissement liquide a été greffé aux processeurs. Il irrigue par ces tubes en pvc les circuits de la carte mère, canalise ses sources de chaleur, qu’il finit par évacuer par une série de petits ventilateurs colorés, dans un souffle discret mais persistant.

Il faut rappeler ici Claude Levi-Strauss qui dans « L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne » avait évoqué l’idée de faire basculer l’étymologie de sa discipline, d’anthropologieentropologie (en référence au concept thermodynamique d’entropie) en distinguant les sociétés froides marquées par un faible taux de changement aux sociétés chaudes, soumises aux bouillonnements des innovations, qu’elles soient sociales ou technologiques...

Georges Canguilhem, philosophe et épistémologue français, écrit en 1987, De la décadence de l’idée de progrès. En écho aux analyses de Levi-Strauss, il y présente l’idée selon laquelle le progrès se serait historiquement déployé en deux phases. La première, formalisée conceptuellement par les siècles « éclairés » (allant du XVIe au XVIIIe) et notamment par les philosophes français de la fin de cette période. Elle s’attache à décrire un principe constant de progression. La trajectoire est linéaire, rectiligne et potentiellement infinie : cette phase a naturellement été associée à l’image du rayon lumineux. Le progrès c’est l’illumination des ténèbres. Mais au XIXe nait une nouvelle science, la thermodynamique (dont les principes autoriseront la fabrication des premières machines à vapeur et plus tard des moteurs à explosion) qui entre alors en concurrence avec la mécanique classique (celle du fonctionnement cyclique des astres). La thermodynamique permet de penser l’irréversibilité des phénomènes naturels (l’explosion et la dégradation de l’énergie ; on invente d’ailleurs le mot d’entropie à ce moment-là) ; les systèmes ne peuvent plus se retrouver dans les états qu’ils ont connus par le passé. Le principe d’épuisement vient remplacer le principe de conservation, qui jusqu’ici avait prévalu. Le symbole de cette deuxième phase, ce n’est plus la lumière, c’est la chaleur.

La lumière s’est dégradée en agitation thermique. La chaleur a dissipé les effets du progrès, en remettant en question la propriété séculaire et postulée de la ligne droite. Il ne pouvait plus qu’exister qu’à travers la dissipation énergétique protéiforme ; celle vectorisée par les forces de l’entropie. Le désordre, l’accélération et le multidirectionnel guidaient désormais la trajectoire de la collectivité humaine. Canguilhem écrit : « À la différence de la lumière, dont l’émission continue est tenue pour garantie par la stabilité du système solaire, la chaleur, produite comme instrument industriel, dépend des gisements non renouvelables de combustibles terrestres ».

© Blaison Adilon

Le titre de la pièce de Théo Massoulier donne d’autres indices quant aux interprétations possibles de cette proposition.

Outil liquide pour nuage caché, met en lumière les liens entre la matérialité lourde des industries cybernétiques et l’immatérialité fluide mais surtout feinte du programme informatique.

Le cloud...

La métaphore vaporeuse est désormais bien connue : elle désigne la structure « délocalisée » et invisible du web (ne devrait-on pas dire opaque ou translucide pour un nuage ?). Le Cloud est devenu un lieu de stockage dématérialisé et un milieu d’émergence pour une possible intelligence synthétique. Les algorithmes qui y sont déployés, architecturent de vastes zones du cyberespace et participent désormais à nous réorganiser physiquement.

Il est facile d’oublier sa vaste réalité physique : l’immatérialité du Cloud s’enracine dans des structures et des dispositifs complexes (centres de données, câbles sous-marins transocéaniques, réseaux satellites, lasers, fibres optiques, matériel hardware...) et trouve l’énergie de son mouvement dans des formes de vie archaïques fossilisées, compressées, et liquéfiées (les centres de données d’Amazon ou d’Alibaba sont encore alimentés en électricité par des centrales au charbon).

Le nuage n’a pas seulement une ombre, il a également une empreinte.

Les plateformes nuagiques superposent ainsi notre monde en deux couches distinctes, interconnectées mais possiblement hiérarchisées. Une couche algorithmique structurante et décisionnelle, dont l’épiderme techno-digital irrigue par son flot informationnel l’ancienne couche bio-organique (les plantes, les animaux, les êtres humains) qu’elle réorganise technologiquement par des processus de dislocation, de recomposition et d’hybridation.

L’oscillation binaire du cloud se propage dans l’espace horizontal de la couche bio-organique en créant l’illusion de son absence. Là réside précisément la force de la première couche : une furtivité combinée à une pénétration virale et cognitive. Nous co-évoluons avec elle sans comprendre qu’elle nous structure désormais dans notre être au monde.

Une dernière pièce attire l’attention. Un dessin au mur, tracé au feutre rouge fluo. Un agglomérat de courbes qui s’entrecroisent et rebondissent avant de s’effondrer. Le motif reprend le célèbre graphique du Club de Rome qui dans les années 70 (en extrapolant nos trajectoires de consommation) avait été l’un des premiers collectifs universitaires à tirer la sonnette d’alarme face aux inéluctables crises de la croissance ; qu’elle soit économique, démographique ou technologique (épuisement des ressources, érosion des sols, pollution globale...).

Le dessin au mur a perdu tous ces éléments d’identification. Il n’est plus en capacité de communiquer ses précieuses informations. N’en reste plus qu’une sorte de signe hiéroglyphique : mystérieux, indéchiffrable, définitivement muet.

L’artiste ponctue son exposition par ce statement graphique qui nous invite malgré tout à repenser le moment décisif que nous traversons.

Les Grecs de l’antiquité définissait subtilement le Temps autour de trois concepts : Chronos, Aiön et Kairos.

Chronos, était souvent représenté sous les traits d’un vieillard. Il donnait à voir le temps de la vie d’un homme, celui de sa finitude.

L’Aiôn, un temps fondamentalement extra-corporel, était représenté par un cercle et associé aux forces telluriques (les saisons). Il renvoyait au devenir, à la trajectoire inépuisable et indiscernable des formes du monde, à l’immanence cyclique du Kosmos, à son éternité.

Kairos est souvent représenté par un petit dieu ailé, chevelu, porteur d’une balance. C’est le temps du choix instantané et du basculement, celui qui marque l’avant et l’après.

Celui aussi qui forge les destins ou engloutit les fous.

Kairos
Exposition de Théo Massoulier
du 17 janvier au 2 mars 2019
Kashagan galerie
12 rue des Capucins
69001 Lyon
entrée libre du mardi au samedi de 15 h à 19 h 30
et tous les jours sur rendez-vous
info@kashagangalerie.co
tél : 33 4 78 30 89 96
https://www.kashagan.co

Illustration couverture : © Joris Couronnet.