mercredi 25 mars 2015

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Transcrire l’empreinte, abolir le temps

, Adoka Niitsu et Jean-Louis Poitevin

En couvrant ses feuilles ou ses toiles sur toute leur surface, Adoka Niitsu nous donne à voir une forme de grouillement, celui qui nous constitue et que nous révélerait chaque parcelle de matière si nos yeux étaient des microscopes. Dans le déploiement de ses installations, entrent en résonance des objets singuliers, des images en mouvements, des projections, des dessins ou des impressions et des éléments divers. Ces installations forment un contrepoint essentiel à l’œuvre plastique pure.
Au cœur de toute l’œuvre d’Adoka Niitsu, on découvre une fascination pour la trace et l’empreinte.

Couvrir la surface

L’œuvre d’Adoka Niitsu trouve son origine dans une pratique radicale du dessin et de la peinture. Il s’agit d’une peinture sur papier, faite de traits fins, de lignes tendues, de formes évoquant la végétation ou le monde des animaux vus au microscope. Pour Adoka Niitsu, cette pratique du dessin et de la peinture est vitale. Elle se fait le plus souvent la nuit. Ceci nous donne à entendre que cette part du visible qu’elle explore relève avant tout du rêve. La main est un appareil de plongée dans les zones non humaines qui hantent néanmoins la conscience.

En couvrant ses feuilles ou ses toiles sur toute leur surface, Adoka Niitsu nous donne à voir une forme de grouillement, celui qui nous constitue et que nous révélerait chaque parcelle de matière si nos yeux étaient des microscopes.

Ce monde, il faut le dire primitif, au sens où il s’agit d’un monde antérieur à l’homme et dont il est en quelque sorte absent. De tels éléments minuscules composent la matière vivante. Ils font donc aussi partie de l’homme. Une fois représentés, ils évoquent encore d’autres strates matérielles mais aussi mentales.

Ce sont ces strates qu’Adoka Niitsu explore lorsqu’elle réalise des installations.

Déplier les strates

Dans le déploiement de ses installations, entrent en résonance des objets singuliers, des images en mouvements, des projections, des dessins ou des impressions et des éléments divers. Ces installations forment un contrepoint essentiel à l’œuvre plastique pure.

Au cœur de toute l’œuvre mais présente à tous les moments d’une installation, on découvre une fascination pour la trace et l’empreinte. Traces et empreintes sont des signes provenant parfois de temps immémoriaux, parfois du plus actuel des présents. Une installation d’Adoka Niitsu a pour objectif de donner à voir et à vivre la rencontre de temps les plus éloignés dans un espace restreint en provoquant une rencontre entre un être du précambrien et une puce électronique. Ces installations tentent de faire se télescoper dans notre cerveau le pré-humain et le post-humain.

En effet, collectionneuse de pierres, elle a compris, suivant en cela les leçons de Roger Caillois, que par elles, on plongeait dans les hésitations prolifiques de l’esprit lorsqu’il rencontre des images non faites de main d’homme et qui pourtant toutes semblent avoir été faites par lui, prémonitions littéralement impensables et pourtant visibles lorsque l’on ouvre le ventre de la terre et en découpe en lamelles fines des blocs pour en révéler les images enfouies.

Elle a aussi découvert ces pierres qui ont permis l’invention de la lithographie. Elles sont couvertes d’empreintes de végétaux ou d’animaux datant de bien avant l’apparition de l’homme. Ici, on remonte de l’image à la trace, du signe à l’empreinte, cette forme non humaine de l’allégorie. Elle est allée à Solnhofen et s’est intéressée à la vie d’Aloys Senefelder, inventeur de la lithographie.

Cette rencontre avec ces temps éloignés lui permet de comprendre qu’ils ont beaucoup à nous dire, beaucoup sur notre présent. Mais le plus important, c’est que ces fossiles, leurs empreintes et les images qu’ils rendent possibles, affirmant et infirmant en même temps l’évidence du passage du temps et son immobilité, confirment le fait qu’il se dépose plutôt par couches qu’il n’avance en droite ligne.

Ce paradoxe relatif au temps est le motif secret des installations d’Adoka Niitsu.

Car elle a vite compris que mobile ou figée, empreinte d’une empreinte ou représentation d’une forme cachée, manifestation visible d’une forme visible ou secret révélé d’un oubli, toute image, quelle qu’elle soit, est porteuse de la double mémoire du temps. Elle est, par essence pourrait-on dire, multiple et donc reproductible et si, par nécessité, elle se donne comme unique dans l’instant du regard, il importe de la rendre à sa multiplicité.

C’est la fonction majeure des installations d’Adoka Niitsu que d’ouvrir en nous la boîte noire des strates perceptives, mentales et psychiques qui nous animent.

Ainsi, elle s’avance directement vers le constat que les formes des plaques de semi-conducteurs qui participent à la vie secrète de nos ordinateurs et donc à la nôtre, sont littéralement des mémoires d’avenir.

Accumulation de couches de silice et autres éléments, ces plaques sont des images abstraites recomposées à partir du geste même qui fut celui de la nature – écraser les unes sur les autres des couches microscopiques de matière – et celui de l’homme – détacher ces couches pour les offrir à l’avidité des yeux et à l’éclat du soleil.

Adoka Niitsu nous indique ainsi comment fonctionne le royaume de l’information généralisée. Il n’est rien d’autre qu’un processus, complexe certes, mais équivalent à celui qui anima la matière, il y a des millions et même des milliards d’années et qui permit qu’elle donne naissance aux planètes, nuages et étoiles et donc au cosmos lui-même.

Dans ce dépliement des strates qui nous conduisent des empreintes laissées dans la pierre aux produits nécessaires à la vie technologique d’aujourd’hui, du fossile à la trame secrète des wafers, Adoka Niitsu anime le secret de la matière. Elle déconstruit notre fascination obstinée pour le visible immédiat, ouvre une porte sur les mécanismes secrets de la formation des images et rend compte de ce procédé magique qui nous conduit à concevoir une sorte de parenté fondamentale entre transmission des images et projection psychique.

Les enjeux actuels de la communication ont pour objectif prémonitoire de tenter de donner une forme partageable à la fonction mentale et psychique que l’on nomme image. C’est pourquoi projection et rétention sont les deux grandes modalités de l’œuvre d’Adoka Niitsu.

Voir la nuit, telle est la fonction de l’artiste. Ou plutôt voir dans la nuit. Et c’est ce que la main seule rend possible qui plonge dans l’encre ou les pots de couleurs pour ramener à la surface des empreintes d’un monde invisible et pourtant existant, le monde des rêves, des traces immobiles qui sont à la fois des images impossibles et des fragments de rêves continués et dont ses installations, événements mobiles, nous invitent à faire l’expérience vitale.

Adoka Niitsu – The Unknown Senses Peintures et installation
Exposition du samedi 14 mars au vendredi 3 avril 2015
Galerie Hors-Champs
13, rue de Thorigny 75003 Paris
Galerie ouverte du mardi au samedi de 11 heures à 19 heures
et le dimanche de 14 heures à 19 heures.
Fermeture le lundi.