dimanche 31 juillet 2022

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Tout le monde on part

Patrick Dekeyser

, Patrick Dekeyser

Nous parlons et pensons que parlant nous disons et que disant nous signifions à un interlocuteur quelque chose qui importe aussi bien au locuteur qu’à l’auditeur. C’est du moins ce que le régime de croyance relatif à la langue et à son usage, nous a induit à penser, c’est-à-dire à croire et cela depuis des millénaires. Et nous y croyons parce que l’évidence est trop forte, trop implacable, trop « évidente ». Et que se lever contre elle nous apparaît aussitôt impossible. Encore faudrait-il en avoir l’idée et l’envie. Or de cela, une telle idée, une telle envie, il n’y a pas.

Tout le monde on part - Patrick Dekeyser from TK-21 on Vimeo.

Nous parlons et pensons que parlant nous disons et que disant nous signifions à un interlocuteur quelque chose qui importe aussi bien au locuteur qu’à l’auditeur. C’est du moins ce que le régime de croyance relatif à la langue et à son usage, nous a induit à penser, c’est-à-dire à croire et cela depuis des millénaires. Et nous y croyons parce que l’évidence est trop forte, trop implacable, trop « évidente ». Et que se lever contre elle nous apparaît aussitôt impossible. Encore faudrait-il en avoir l’idée et l’envie. Or de cela, une telle idée, une telle envie, il n’y a pas.

Pourtant, ici ou là, des voix se lèvent qui énoncent, — car que voudrait dire dénoncer sinon que l’on sait par avance ce par quoi il faudrait remplacer ce que, le dénonçant, on énonce — l’existence au cœur même de la relation des êtres parlants à la langue et à eux-mêmes, d’une fêlure insurmontable par laquelle s’organisent les fuites incessantes qui rendent impossible notre croyance en l’univocité de la signification, et, surtout, grâce à laquelle nous pouvons respirer. Car sans elle, nous serions enfermés dans la prison du sens et c’est la plus étouffante des prisons, celle où chacun meurt lentement mais sûrement par manque d’air.

Barbara Köhler, poétesse allemande, disparue en 2021, dans une conférence intitulée Le voyage au centre du discours, parue récemment en français dans le volume de poésies Blue Box (édition L’extrême contemporain) a pu écrire ceci : « Faire du point identificateur où Je et nom, signifié et signe apparaissent comme liés, où l’un fixe l’autre, faire de ce point un turning point, le mettre en mouvement, le faire disparaître — en faire un vanishing point, dans la fente, dans l’entre-deux. Une issue. Qui ne serait pas une fuite. Juste la résiliation de ce qui semble stable. Le conditionnel d’un chemin, la possibilité d’une liaison : arriver à la langue. MIND THE GAP. » [1]

Ici, dans cette vidéo balbutiante, le GAP se produit de manière incidente par un mâchouillage de sonorités, de syllabes, de quasi-mots, qui font que l’on passe, incidemment en effet, mais non sans avoir rebondi sur le ventre de l’amour, d’un point de départ incontournable, « je parle », ou de « on parle », pour parvenir à un « on part », ou mieux encore, de tout le monde parle, à tout le monde part.

L’incident n’est pas le mâchouillage, il n’égale pas la forme supposée bénigne d’un accident. Bien plutôt, il nous renvoie à l’articulation de ce qui ne peut pas se dire et pourtant ne peut pas NE PAS se dire : que tous nous parlons — mais pour dire quoi ? — et que tous nous partons — mais pour aller où ? — L’incident est cette fente qui, devenant ce possible, ce vanishing point, peut, comme interstice d’une incidence, témoigner, et ainsi DIRE à la fois que l’on sait et ce que l’on sait, en le sachant sans trop le savoir !

Chacun des parlants que nous sommes, s’exprimât-il dans la langue la plus incertaine comme la plus châtiée, ne fera donc jamais que, dans l’inflation galopante des significations, dire le tout du vécu qui reste en tant que tel indicible sauf incidemment — que la langue est de toujours coupée en ce qui concerne l’énonciation de l’essentiel — et que, parlant, on ne fait que dire que l’on va partir sans savoir d’où l’on vient, ni savoir où l’on va, mais que s’il y a UNE chose que l’on peut dire, c’est bien celle-là. Et il se trouve que c’est finalement LA SEULE.

Notes

[1(op. cit., p. 78-79)