mardi 27 novembre 2012

Accueil > Les rubriques > Images > Tombeau

Tombeau

Joël Roussiez

, Joël Roussiez

Un tombelier ouvrait des tombes dont il tirait les dalles par des cordes liées à son tombereau......

Un tombelier ouvrait des tombes dont il tirait les dalles par des cordes liées à son tombereau, poussant, « han, han ! » ses bœufs à l’aide d’un grand fouet tandis que les roues suivaient un sol accidenté qui forçait parfois le char sur lequel l’homme se maintenait en s’agrippant d’un bras aux ridelles, tantôt à droite, tantôt à gauche, et poussant, poussant toujours ses bœufs, « han et han ! », dans un paysage mouvementé où la terre en mamelons s’étendait sous l’horizon comble de nuages échevelés et distords. Un peintre sur le côté, dressé sur une tombe à l’écart, regardait tout cela en se courbant dans une position un peu étrange et à peine équilibrée comme s’il allait basculer dans le décor qu’il peignait tenant dans sa main un grand pinceau au manche démesuré. Le tombereau cependant ne semblait pas avancer, les cordes qu’il tirait étaient un peu mêlées, certaines même détendues, traînaient sur le sol et s’accrochaient aux buissons ras ; le fond des ornières derrière les roues brillait d’une eau opaque et boueuse qui renvoyait en éclair, de distance en distance, des reflets blafards ; et l’homme avec son fouet, déséquilibré et accroché donc à son tombereau penché, se courbait parfois au-dessus des bœufs pour forcer leur train du manche de son fouet dont il enfonçait le bout dans la chair bovine où jouaient les muscles sous le cuir épais. Le peintre, le peintre en déséquilibre lui aussi et ne peignant pas, halluciné en quelque sorte par la scène immobile et cependant vivante était tiré par les yeux qui lui tordaient un peu le visage sur lequel jouaient les reflets et les lumières changeantes du paysage où étaient venues courir des masses de nuages. Le ciel ainsi, tantôt obscurci, tantôt lumineux semblait mouvoir des eaux huileuses cependant qu’un air de pluie grisait le paysage détrempé où les objets : tombes, ridelles et cordes, les objets : pinceau, tombe et chevalet, se détachaient fortement alors qu’ils auraient dû fondre car de même couleur dans l’étendue ferreuse du paysage parmi la terre, les buissons et le ciel ; mais tout semblait être devenu mou, d’une mollesse d’eau épaisse comme si de la cire coulait sur un tableau frais et emportait des laves de couleur qui se plissaient très lentement jusque dans les ornières, au bord des tombes et contre les dalles qu’on traînait, se plissaient donc comme une matière qui se jetait imperceptiblement sur le visage aux yeux exorbités du peintre ; taraudés ainsi comme par une brosse aux poils froissés, ses traits se soulevant et formant des plis tandis que la peau des joues et du front se tendait en une surface simple qui fronçait néanmoins des formes en plis, comme des soucis, dit-on ; et puis tout doucement le tombelier s’efface, son corps se détache du tombereau en une masse marron qui glisse vers les bœufs et s’y mêle chair à chair, il n’en reste qu’un bras à la ridelle et le fouet qui surnage dans le paysage sauvage où maintenant se démènent des formes…