mardi 28 octobre 2014

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Sous les pas du blaireau

, Joël Roussiez

Je marcherai sous la pluie avec mes gants de laine, dissimulant mes mains sous mon manteau imperméable. J’écouterai ainsi la nature qui ruisselle et le silence qui crépite afin qu’ils étourdissent dans mes oreilles le tumulte des pensées qui s’ébattent.

Je marcherai sous la pluie avec mes gants de laine, dissimulant mes mains sous mon manteau imperméable. J’écouterai ainsi la nature qui ruisselle et le silence qui crépite afin qu’ils étourdissent dans mes oreilles le tumulte des pensées qui s’ébattent. Je marcherai des jours dans les brouillards aussi, ne voyant à distance que des ombres dans le blanc laiteux, j’irai à l’intérieur de ce nuage comme un bienheureux car j’écouterai atténués les sons des êtres et des choses que pas un souffle de vent ne viendra troubler ; mes pieds dans la rosée détourneront mes pensées car il leur faudra être attentifs aux bosses et aux fossés. L’herbe couchée par la lourdeur de l’eau giclera devant moi comme la joie qui sera dans mon cœur ; j’irai ainsi dans un espace restreint et je ne m’arrêterai que très peu... Mais où irais-je donc ensuite, pauvre de moi, après la dissipation des brumes et la fin de la pluie ?

Il se trouva que le matin suivant, il pleuvait dru sur la plaine champêtre... Les êtres sous la pluie émettent des gloussements, les gouttes claquent sur les feuilles mouillées, des raclements de sable et de matière semblent subitement se demander : qu’est-ce ; qu’est donc qui autour de moi se manifeste, on dirait une rumeur de voix ou le souffle d’un vent... Je suis parti sous la pluie drue d’un matin de printemps et j’ai marché droit devant entouré d’une rumeur de voix ; j’ai écouté les ruissellements de l’eau et l’immobilité des choses s’est insinuée dans mon esprit tendu à l’écoute de ce qui avait lieu ; alors je me suis assis au bord d’un ruisseau et, regardant l’eau couler, mes pensées m’ont quitté ; je fus alors comme la nuit où ulule le hibou tandis que craquent les branches sous les pas du blaireau.

Le soleil se levait sur les arbres saumâtres et, dans la clarté du jour, le brouillard se dissipait, laissant sur les prairies des évanescences de brume, de « petits fumets » déclara le meneur de troupe, souriant comme nous autres à la lumière du jour. On avançait dans la rosée abondante de l’automne, levant haut nos souliers et mouillant nos jambes, on allait par les champs comme une troupe de bœufs, serrés ou nous éparpillant suivant l’espace et l’étendue que proposait le territoire hostile que nous traversions. Il nous fallait passer des haies en file et plutôt nous éparpiller sur les terrains plats, cherchant toujours une maigre pitance, herbes et fruits sauvages, champignons et feuilles comestibles. Parfois nous attrapions un lapin, un écureuil même, que nous dépecions difficilement mais à pleines mains dans le silence du matin tout au fond des prairies à la limite des bois... Une rumeur cependant parcourait la campagne, un battement sourd accompagné de voix confuses. Le meneur de troupe affirmait que des troupes de chasseurs stationnaient dans des villages autour car c’était la saison où les gens du bord de mer venaient faire provision de gibier. Ils ne nous chassaient pas car nous étions comme eux, une troupe aussi mais avec d’autres mœurs... Le soleil montait doucement sur les prairies dont l’humidité de la nuit s’évaporait en petits fils transparents et dansants qui devenaient épais aux abords des mares tandis que l’ombre des haies restait froide sans être hostile ; accueillante même, elle était le lieu de nos pauses qui étaient assez nombreuses car marcher dans l’herbe haute nous fatiguait beaucoup. Durant que nous nous reposions, nous regardions au loin s’élever le sol des champs tout autour d’une arête de roche nue que parsemaient des touffes de bruyère fleurie. C’était un territoire hostile car découvert et visible de loin ; par ailleurs des gens y séjournaient dans des logements entourés de mystères, grottes ou bien tentes aux abords desquelles régnait comme une profusion de plantes épineuses cachant souvent des trous profonds qui provenaient de l’écroulement de galeries.

Il y a beaucoup de chambres dans la maison du monde mais celles-ci n’ont pas de porte ni de fenêtre. Les gens qui y habitent nous croisent sans parler et jamais ils ne cèdent le passage dans les chemins qui courent sur l’arête du roc... Bien reposés ensuite, nous avons poursuivi tandis que le soleil montait dans le ciel légèrement nuageux. C’est en file que nous nous organisâmes pour passer l’arête les uns derrière les autres, notre chef de troupe fermant la marche tandis que le grimpeur (un jeune homme habile) nous précédait en indiquant les voies praticables. On en vint à passer au travers d’un chaos de redents d’une pierre anguleuse et feuilletée que l’on nomme schiste, des ajoncs courts et de la bruyère touffues nous griffaient le bas des chausses, si bien que nous dûmes sur l’arête rocheuse prendre une pause afin de remettre en place les bandes molletières qui nous protégeaient. Nous nous assîmes dans un creux à l’abri de trois pins tout au bord d’un trou taillé profond dans la roche pour y extraire des plaques de ce schiste. Le meneur de troupe ne prit pas même le temps de s’asseoir que le grimpeur déjà descendait dans le trou pour l’explorer et voir ce qu’il y avait à voir. Nous le savions pourtant qu’à la lueur du jour, il ne faisait pas bon s’attarder ici mais nous l’attendîmes néanmoins un bon petit quart d’heure sans faire de bruit, ni être vus. À la suite de quoi, ne dites pas que vous n’avez rien vu, n’allez pas affirmer qu’il se créa alors une légende comme il en naît des aventures risquées ; n’allez pas le dire et dites plutôt : au bout d’un long pic de bambou sa tête sanglante sortit du trou, pour qu’elle soit vue de nous... Qui dira mieux ? Sera-t-il plus court ?

J’avais des rêveries archaïques et des sursauts d’endormi tout au bord du ruisseau, je cherchais mon plaisir comme qui voudrait manger lorsque la faim s’éveille, sur le bord de ma bouche s’écoulait un peu de bave, l’eau berçait de sa musique continue mes oreilles distraites des pensées et des peurs qui occupait mon esprit... Puis, le soleil se levait encore sur les prés inondés de lumière dans l’atmosphère un peu pâle et teintée de l’opalescence des brumes qui montaient du sol humide. « Mu, mu mu ! », on entendait résonner la voix d’un chanteur du matin entraînant sa voix comme beaucoup le font sur la plus fréquente des notes que l’on nomme vaadi swana. Il nous fallait partir à la cueillette des mûres et nous aventurer dans la plaine qui était dangereuse par les populations nomades qui la sillonnaient, des peuples avides de butin ou jaïch et depuis peu appauvris au-delà de ce qui s’imagine. Le soleil passait en rais entre de hauts arbres tout d’abord puis la forêt se dispersait et le soleil s’étalait partout sur les plantes dans la plaine devant nous, inquiétante plaine où se trouvait notre maigre pitance. On ne voyait qu’ici et là un arbre isolé, la plupart du temps un bouleau ou un pin dont la hauteur n’excédait pas quelques mètres. Le sol était bosselé et parfois sous des amas de plantes, se trouvaient des fossés où pullulaient des serpents. On craignait la plaine qui cachait ses dangers tandis que nous étions à découvert ; il nous fallait progresser avec prudence pour atteindre le territoire des haies qui était fait d’un quadrillage de champs protégés par des rangées serrées d’arbustes et de buissons parfois infranchissables ; c’est là que se trouvaient les mûres que nous cherchions. Les champs appartenaient à la tribu Ashak qui était pacifique pourvu qu’on n’approche pas ses troupeaux. Nous avancions courbés la lance horizontale tenue ferme, tâchant d’être silencieux dans l’herbe sèche et, lors du passage des fossés, nous écartant parfois les uns des autres comme une troupe en chasse pour observer partout l’état des lieux et les passages déjà tracés. N’avions-nous pas souvent trouvé tapies des créatures qui nous guettaient ?... Il faisait si beau que bientôt la brume dissipée, la rosée scintillait partout sur les herbes des champs et lorsque nous passions sous les branches basses des arbres, on s’y mouillait le visage avec joie.

L’espace sous le soleil était transparent, nous nous sentions propres et comme lavés à la recherche cependant d’un rafraîchissement pour nos bouches car maintenant nous avions faim. Nous avions dîné d’un chevreuil rôti au feu de broussailles et de quelques tubercules que l’on nomme panais. On s’en était gavé, s’amusant, la faim calmée, à faire glisser la viande dorée sur nos lèvres luisantes, suçant la chair doucement en la serrant afin d’en extraire le jus comme d’une peau mouillée... Et cela était bon, et le bonheur de ce souvenir réjouissait nos corps tandis que nous avancions dans le matin froid où le soleil chauffait nos reins et nos épaules nus..., soyeuse et chaude était sa caresse de laine qui cependant ralentissait notre allure alors que nous avancions en territoire découvert. Dire qu’à ce moment-là, nos forces étaient si engourdies que l’on n’eut pas la force de sauver notre éclaireur de troupe serait une manière de voir mais plus simplement, il y a que nous fûmes surpris par une troupe de cinq hommes cachés par des broussailles qui surgirent d’un coup en poussant des you-you. L’attaque ne dura qu’un instant, quatre coups de gourdin et voilà que déjà cette troupe s’éloignait traînant derrière elle le cadavre de notre guide... Je me vautrais dans la mousse soyeuse écoutant le murmure de l’eau et celui des herbes hautes qui crissaient sous le vent faible qui parcourait le paysage en souffles irréguliers et chauds... J’écoutais au fond de mes pensées, mu, mu, mu, un chant qui hésitait, une mélodie prête à naître qui parfois passait par dessus les tensions que provoquaient mes pensées disparates derrière les tympans comme le bruit d’un moteur qui s’enlisait maintenant un peu tandis que les cris de la troupe sans son guide naissaient dans une sorte de savane où bruissaient des herbes hautes, Oulah, Tarlouh, ouhtaff ! Et, les écoutant, Maître, sur la mousse confortable, je vautrais mes membres envahi par des lourdeurs, poussant des cris faibles comme on geint, quittant tout doucement le monde sur les pas du blaireau à l’ombre des plantes, en compagnie d’un ruisseau dans la campagne douce et la terre molle.
« Maître, je ne me plains pas, je goûte le fruit mûri des histoires qui passent et je crains qu’elles ne s’évanouissent »