jeudi 21 février 2013

Accueil > Les rubriques > Images > Sewer Flag

Sewer Flag

Le « regard » de l’histoire

, Henning Lohner et Jean-Louis Poitevin

Quelque chose comme un mur ou comme un morceau de trottoir, en tout cas quelque chose d’immobile, formant un cadre gris et un motif central un rectangle aux tons passés, vaguement sales, un rectangle avec en son centre un cercle et au centre du cercle, deux trous noirs.

On comprend que ces deux trous servent à passer une tige qui permettra de faire tourner le cercle et de le soulever.
Cette double ouverture sur de probables tuyaux s’appelle en français un « regard ».
Et puis une fois ou deux, trains à grande vitesse mais à trajet erratique, des ombres, des rats sans doute, passent sur l’image courrant vers la nuit des égouts.
Cette description n’a pourtant pas encore évoqué ce qui est dessiné sur le panneau rectangulaire. Des lignes parallèles blanches et rouges, mais d’un rouge souvent recouvert d’une légère couche blanche et dans l’angle supérieur gauche, choix du cadrage, un carré bleu vaguement piqueté de points formant comme le contour d’une galaxie perdue dans un recoin de l’univers.
Au centre, sur le cercle, les lignes et le morceau de carré bleu n’ont pas été repositionnés au bon endroit, mettant en scène un décalage formel dont le potentiel de significations est immense.
Ce que nous voyons ici ne peut pas ne pas réveiller en nous l’image mentale d’un drapeau américain et sa transformation en icône pop par Jasper Johns, c’était en 1954 – 55, sous le titre de Flag, peinture à l’encaustique d’un drapeau américain, sur lequel il y avait encore les étoiles.
Ici, plus d’étoiles, comme si le temps avait passé et qu’elles s’étaient à jamais éloignées. Rien que des lignes qui s’effacent et des couleurs qui fanent.
Reste notre regard rencontrant ce « regard » mal refermé qui se prend à tenter de surprendre le mouvement secret de l’histoire en train de tout emporter ou à attendre que de ces deux trous noirs jaillissent des voix spectrales.
Cette forme s’effaçant sous nos yeux, c’est l’histoire du XXe siècle ayant commencé de mourir. Ces deux minuscules trous noirs qui nous observent sans nous regarder, ce sont les yeux de l’histoire, son ultime regard avant qu’elle ne soit engloutie.
Oserons-nous précipiter sa fin en ouvrant le « regard » ? Alors, nous le savons, la nuit du trou envahirait l’écran. Tout l’écran. Sans générique de fin !