mardi 12 janvier 2010

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IV - Images mentales - images techniques

Gilbert Simondon : Les images et le vivant

, Jean-Louis Poitevin

La lecture de Gilbert Simondon s’impose à nous de manière évidente si l’on prend en compte le travail que nous avons effectué depuis près de cinq ans. Il a à la fois pour but de penser l’image ou les images, leur statut et leur diversité, leur fonction et leurs effets, et à travers elles de penser l’évolution même de la société, c’est-à-dire des relations que les hommes entretiennent entre eux et avec les milieux qui les enveloppent.

Gilbert Simondon : Les images et le vivant

La lecture de Gilbert Simondon s’impose à nous de manière évidente si l’on prend en compte le travail que nous avons effectué depuis près de cinq ans. Il a à la fois pour but de penser l’image ou les images, leur statut et leur diversité, leur fonction et leurs effets, et à travers elles de penser l’évolution même de la société, c’est-à-dire des relations que les hommes entretiennent entre eux et avec les milieux qui les enveloppent.

L’image nous est apparue comme étant un élément concentrant en lui l’essentiel des questions et des enjeux qui s’offrent à nous aujourd’hui. On peut les résumer à quelques termes, notions ou concepts, comme ceux d’information, d’appareil, de magie, d’affectivité, de fonctionnaire. Mais au-delà de ces éléments, nous avons abordé un partage plus important, temporel celui-ci, qui nous a conduit à la suite de Vilém Flusser à penser l’évolution « récente » de l’homme pour laquelle nous disposions de données factuelles fussent-elles limitées, et de données conjecturales importantes, en trois moments, préhistoire, histoire et post-histoire. À ces trois temps répondent, par un jeu d’écho et de correspondances analogiques et d’une manière assez précise, les moments de l’évolution ontogénétique et phylogénétique qui servent de base à la pensée de Gilbert Simondon.

On peut les résumer par trois moments, le moment pré-individuel, le moment individuel se composant d’un processus d’individuation et d’individualisation et le moment trans-individuel. Ce troisième moment ne se limite pas au seul terme de collectif, mais évoque la multiplicité des relations établies entre les hommes, et entre les hommes et leurs milieux. Il englobe le passage à un niveau d’organisation plus complexe dans lequel l’individu se trouve et se sait embarqué.

Si nous avons pour l’essentiel traité des images en les prenant dans leur matérialité, qu’elles soient photographies, images vidéo ou cinématographiques, si nous avons parfois évoqué les processus psychiques associés à la perception et à la compréhension des images, nous n’avons pas encore et de loin mis le pied sur ce continent pourtant premier qui est celui de la formation des images, c’est-à-dire non pas tant le cerveau pris isolément que l’être vivant lui-même.

L’apport majeur de Gilbert Simondon dans cette recherche, tient en ce qu’il lui est apparu nécessaire d’envisager le vivant, et disons essentiellement l’être humain, non tant comme entité ou sujet constitué, un moi, un sujet et une conscience, fut-elle dotée d’un inconscient, que comme un processus en constante évolution de la conception à la mort. Doté de capacités motrices se mettant à fonctionner dès les premiers instants de la conception, un être vivant, déjà au stade de fœtus en particulier, est susceptible d’activités qui ne répondent à aucun contact avec le monde extérieur et ne peuvent qu’être décrites en termes d’activités internes auto-produites.

Ces activités motrices concernent en particulier le fonctionnement cérébral et ce que l’on peut déjà nommer la production spontanée d’images dont nous préciserons par la suite le statut. Ainsi, ce sur quoi ne cesse d’insister Gilbert Simondon c’est précisément de ne jamais oublier l’existence et la fonction, voire la constante rétroaction des moments les plus anciens et des mécanismes qui le conditionnent. Il faut insister sur ce qu’on pourrait appeler une lecture généalogique de la constitution et du fonctionnement de la vie, et pour ce qui nous concerne de la pensée humaine. Mais aussi sur le fait que le vivant est en perpétuel changement, mouvement, développement et constante transformation. Il faut enfin prendre acte de ce qu’une telle conception du vivant et de la pensée met en question. Il y a trois points majeurs qui fondent globalement la philosophie ou sur lesquels elle s’appuie pour asseoir ses énoncés et auxquels une telle conception du vivant de la pensée rapportée à ses conditions matérielles et biologiques s’oppose directement :

  • Le premier est une conception de l’image comme pure passivité.
  • Le second une conception du sujet comme substance et partant comme porté par un pattern supposé immuable.
  • Le troisième une conception de la forme comme donation et imposition du dehors d’un schème à une matière conçue comme neutre et passive.

En partant du vivant, pour comprendre ce qu’est la pensée et comment elle fonctionne, il est impossible de s’en tenir à l’un ou l’autre de ces points qui sont sous des formes variées se retrouvent dans la plupart des grands courants philosophiques où ils ne sont guère que rarement et partiellement interrogés.

À ces trois points, Gilbert Simondon va opposer : une conception de l’image comme fonction, une conception du sujet comme évolution constante et une conception de la forme comme déployée à partir des schèmes internes au vivant.

L’individuel est pensé à partir d’un pré-individuel et tend vers un trans-individuel. Ce que l’on nomme sujet n’est qu’un état du processus et un moment fort singulier de l’évolution. Cet état se divise d’ailleurs entre deux dimensions, deux plans, celui de l’individuation qui est le fait, que même dans une colonie de fourmis ou d’oiseaux, chacun a une existence particulière, chacun est individu et l’individualisation, qui elle est le propre d’un processus qui permet à cet individu de dire je et d’exister comme sujet. Et l’individu ne pouvant exister sans les autres, il est essentiel de replacer en permanence l’individu dans les différents cadres qu’il occupe et de l’inscrire dans le jeu des relations qui lui permettent d’exister.

Première partie : Introduction générale à la pensée de Gilbert Simondon

C’est au livre de Jean-Hugues Barthélémy que j’emprunte ces éléments qu’il me semble impératif d’énoncer pour saisir le cadre général dans lequel va venir s’inclure cette réflexion sur l’image.

Absolument en phase avec la pensée de son temps, et plutôt que de singer par des métaphores faciles le discours scientifique, Gilbert Simondon va au contraire tenter de tirer les conséquences pour la pensée, non pas de telle ou telle découverte en particulier, mais bien du changement de paradigme qu’a impliqué la découverte de la physique quantique d’une part, et des théories de l’information d’autre part.

Ainsi comme le note donc Jean-Hugues Barthélémy, trois notions sont au cœur de cette révolution philosophique qu’accomplit Gilbert Simondon, celle de relation, qu’il oppose à celle de substance, celle d’individu auquel il fait perdre son unité patriarcale au profit d’une théorie des phases de l’être, et l’application de cette théorie des phases aux diverses modalités de la pensée.

a. L’individu

Mais d’un point de vue général c’est autour de la notion d’individu que tourne l’ensemble du problème. Que sommes nous ? Telle semble être la question plutôt que qui sommes nous ? Qui elle suppose déjà la reconnaissance de notre existence comme sujet. Nous répondrions aisément que nous sommes des individus, sous entendant ainsi que nous avons de ce « que » ou de ce « qui » une saisie unifiée basée sur l’idée d’une stabilité de l’être qui le constitue. Cet individu est bien ce qu’interroge Gilbert Simondon et à travers lui l’ensemble de notre système de connaissance qui se révèle être un immense montage de croyances toutes plus loufoques les unes que les autres dès lors qu’on les rapporte aux champs actuels de nos connaissances.

Une citation de Gilbert Simondon suffira à montrer à la fois ce qu’il pense et comment il pense.
« B p.18-19 »

On pourrait dire que l’essentiel de la méthode de Gilbert Simondon, celle qu’il va utiliser donc pour parler de l’image est présentée ici : prendre acte que chaque « chose » est prise dans un processus, analyser les commencements ou les conditions de possibilité de l’émergence d’un tel processus, ne jamais considérer qu’un processus puisse être clos et ne jamais oublier que les conditions de départ continuent à agir tout le long de l’évolution, même lorsque l’état atteint peut être décrit comme stable.

On comprend d’entrée pourquoi il va s’intéresser à l’image non pas comme entité culturelle, chose ou objet, mais comme processus mental, à partir de lui et jamais indépendamment de lui.

b. La physique quantique et la désubstantialisation

Sans rentrer dans des détails qui nous entraîneraient trop loin, il est bon de rappeler que la physique quantique a pour effet de mettre en question ce qui est désormais à prendre comme une croyance, l’existence en chaque être, en chaque individu, de quelque chose de stable et d’immuable, d’une substance si l’on tourne le regard du côté de la matière, d’une essence si l’on tourne le regard du côté de la pensée.

En montrant que nous sommes constitués d’atomes qui sont eux-mêmes des entités non absolument stables et qui ne trouvent une relative stabilité que par les relations qu’ils entretiennent entre eux, comme il en va pour les éléments qui les composent, la physique quantique montre que ce que l’on nomme l’être est une sorte de fantasme réparateur permettant de masquer le trouble que provoque en nous l’idée de notre devenir, l’idée que nous soyons de toujours pris dans un mouvement continu de transformation dont nous savons aujourd’hui qu’il est aussi à l’œuvre dans le champ biologique comme l’a montré Ameisen dans son livre sur le suicide cellulaire, La sculpture du vivant.

« L’être était implicitement supposé en état d’équilibre stable ; or l’équilibre stable exclut le devenir » écrit Gilbert Simondon. Autrement quelque chose comme une telle conception de la pensée comme recherche de qui échapperait à tout corruption de ce qui serait non seulement marqué mais incarnerait un équilibre stable est non seulement, définitivement discrédité, mais rendu impossible ou plutôt doit être neutralisé.

Si l’on prend par exemple ce terme essentiel en philosophie moderne, celui de phénomène, on pourra comprendre la distance prise par rapport à la phénoménologie. En effet, en lecteur de Louis de Broglie, Gilbert Simondon notera que « c’est l’individu qui porte l’instrument par lequel s’établit la relation », il utilise des termes que Niels Bohr, n’aurait pas renié.

(Niels Bohr, 1885-1962, Prix Nobel de physique en 1922 est le découvreur / inventeur de la structure de l’atome. Il publie en 1913 un modèle de la structure de l’atome mais aussi de la liaison chimique dans une série de trois articles dans la revue Philosophical Magazine. Cette théorie présente l’atome comme un noyau autour duquel gravitent des électrons, les orbites les plus éloignés du noyau comprenant le plus d’électrons, ce qui détermine les propriétés chimiques de l’atome. Les électrons ont la possibilité de passer d’une couche à une autre, émettant un quantum d’énergie, le photon. Cette théorie est à la base de la mécanique quantique. Albert Einstein s’intéresse de très près à cette théorie dès sa publication. Ce modèle est confirmé expérimentalement quelques années plus tard.)

Gilbert Simondon définit selon Jean-Hugues Barthélémy en effet le phénomène « comme le système formé par le réel mesuré et l’instrument de mesure. » (Jean-Hugues Barthélémy, op. cit., p. 31).

Pour pouvoir aborder l’image comme un phénomène ainsi conçu, il ne faut pas voir l’image comme un objet ou une réalité matérielle, mais comme une réalité mentale, une fonction et un processus. Pour Gilbert Simondon, l’image ne sera donc pas un « objet » mental, mais bien un ensemble d’états pris dans un devenir incessant et donc susceptibles de connaître des formes, des actualisations fort différentes.

c. Approche généalogique, métaphore et analogie

« La véritable philosophie première n’est pas celle du sujet, ni elle de l’objet, ni celle d’un dieu ou d’une Nature recherchée selon un principe de transcendance ou d’immanence, mais celle d’un réel antérieur à l’individuation. » (Gilbert Simondon, in Jean-Hugues Barthélémy, op. cit., p. 35)

Nous avons vu avec Vilém Flusser comment partager l’histoire récente de l’humanité en trois grands moments, préhistorique, historique et post-historique. Le moment préhistorique consiste en un état de l’homme dans lequel d’une certaine manière le sujet, ou la conscience n’existaient pas, en tout cas sous la forme qu’ils ont pour nous ou en nous aujourd’hui et le moment post-historique pouvant lui correspondre à une époque qui voit se dissoudre la croyance en la primauté absolue de cette même conscience. Le paradoxe de ce moment posthistorique c’est qu’il se trouve devoir prendre en charge ces états antérieurs à la formation de l’histoire, du sujet et de la conscience. C’est ce à quoi participe Gilbert Simondon.

Il faut ici rappeler aussi les positions de Julian Jaynes qui postule que l’humanité était donc jusqu’à une époque récente bicamérale (c’est-à-dire vivant sur la base d’une structure psychique de type psychotique) et que l’invention de l’écriture a modifié notre psychisme rendant possible l’émergence de la conscience à partir de l’établissement d’une pensée de type analogique. L’analyse de Julian Jaynes acquiert une pertinence accrue si on la met en relation avec celle de Gilbert Simondon, même si l’on constate que la pensée de Gilbert Simondon malgré ses partis pris généalogiques ne prend pas en charge l’hypothèse de Julian Jaynes, ce que nous tenterons de faire au cours de ces séances.

Si tout est en perpétuel transformation comment alors arriver à penser, comment la pensée humaine peut-elle appréhender le réel qui l’entoure et prétendre à la connaissance ? Elle doit s’adapter à ce changement qui est en même temps elle et en elle puisqu’il est la condition même de la vie de celui qui pense. Il s’agit donc de donner ou plutôt de redonner à ce parallélisme de fonctionnement une nouvelle place dans l’approche même de la pensée et ce parallélisme de fonctionnement ne peut être que de type analogique.

Si comme le dit Jean-Hugues Barthélémy « l’analogie est le mode de pensée propre à la philosophie », il faut concevoir la pensée analogique comme « celle qui relève des identités de rapports et non des rapports d’identité » écrit Gilbert Simondon.

Cette réhabilitation de l’analogie se fait par une distinction d’avec la métaphore. L’analogie commence avec la science, il faudrait dire qu’elle commence la science. La métaphore si l’on s’en tient à une approche qui la relie aux figures de rhétorique est un phénomène d’importance seconde dans la constitution de la pensée scientifique, mais on peut en faire la base même de l’analogie ou plutôt la confirmation de l’importance de la pensée analogique. Mais si l’on suit Julian Jaynes qui écrit que « la métaphore n’est pas une simple particularité du langage. Elle est le sol même qui constitue le langage » (op. cit., p. 63), on s’aperçoit que la pensée de Gilbert Simondon est proche de celle de Julian Jaynes qui confère lui aussi à l’analogie une importance majeure dans le processus de constitution de l’individu lorsqu’il écrit que « l’esprit conscient subjectif est l’analogie de ce qu’on appelle le monde réel ».

Ainsi, de même que Julian Jaynes voit dans la conscience le résultat d’un processus qui suppose donc l’existence d’états ou de modes d’existence psychique antérieurs à l’instauration de celle-ci, Gilbert Simondon voit dans l’individu le résultat toujours transitoire d’un processus complexe.

« L’individu serait alors saisi comme une réalité relative, une certaine phase de l’être qui suppose avant elle une réalité pré-individuelle et qui, même après l’individuation, n’existe pas toute seule car l’individuation n’épuise pas d’un seul coup les potentialités de réalité pré-individuelle, et d’autre part, ce que l’individuation fait apparaître n’est pas seulement l’individu mais le couple individu-milieu. L’individu est ainsi relatif en deux sens : parce qu’il n’est pas tout l’être et parce qu’il résulte d’un état de l’être en lequel il n’existait ni comme individu, ni comme principe d’individuation. » (Gilbert Simondon, l’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, cité par Jean-Hugues Barthélémy, op. cit., p. 41).

Deuxième partie : Présentation du livre Imagination et invention

Ce qui importe ici, c’est que nous devons transformer radicalement notre approche de l’image. Nous parlons et pensons l’image comme un objet, quelque chose qui est ou serait extérieur à nous, un objet qui est là face à nous que nous pensons comme une conscience, un objet qui existe pour nous, pour cette conscience, pour ce sujet que nous sommes ou prétendons être.

Pour Gilbert Simondon, l’image est appréhendée autrement, à partir d’un autre point de vue, plus complexe à mettre en place, et qui peut se résumer ainsi : l’image n’est pas un objet mais une « fonction » essentielle, quoique pas unique, une fonction qui est incluse dans un ensemble complexe dont la conscience ou le sujet ne sont eux-mêmes que des figures limitées, au demeurant elles-mêmes prises dans un mouvement de transformation constant.

L’image n’est pas une chose ou un objet, elle est une activité et une activité qui n’est pas soumise au contrôle du sujet ou de la conscience ou de l’individu comme on voudra l’appeler, mais une activité qui l’englobe qui commence avant lui et qui va au-delà de lui.

On pourrait même dire paradoxalement que c’est en partie contre cette activité qui existe en lui autant qu’avec elle que le sujet se constitue. Il réagit, voire sur-réagit à la présence d’images en lui, ce qui est l’une des sources de l’angoisse et il dénie ce fait en introjectant les images qui le débordent afin de les contrôler. Mais il y a une chose qu’il ne prend pas en compte, c’est précisément le fait qu’elles ne sont pas objet, pas quelque chose de fixe mais bien tout le temps, y compris dans leur dimension concrète, portée par des forces et porteuses de forces, qu’elles débordent toujours et sans cesse le cadre dans lequel la conscience tend à les retenir.

Ainsi, on peut dire que d’un point de vue global, le travail de Gilbert Simondon est comme une tentative de lever ce déni en prenant en compte le débordement des images, ce débordement constitutif des images comme fonction et comme forces.

Mais ce qui rend la lecture de Gilbert Simondon encore plus importante et encore plus actuelle, c’est qu’une telle approche correspond massivement à ce qui est en jeu et en cours d’un point de vue non plus pré-individuel mais trans-individuel ou supra-individuel.

Ce qui nous arrive à travers l’obsolescence des images, c’est une sorte de retour du refoulé ou de retour de l’occulté qui nous oblige à prendre en compte et à reconsidérer le statut des images, la structure de la conscience du sujet ou de l’individu. Ainsi verra-t-on se mettre en place un parallélisme intéressant entre les quatre niveaux de l’image chez Gilbert Simondon, la conception de la conscience de Julian Jaynes et la conception des époques chez Vilém Flusser.

a. Commentaire du préambule :

La lecture de ce préambule est essentielle car elle donne le cadre général dans lequel nous allons évoluer. Le point majeur c’est que nous parlons donc de l’image mentale, des images mentales, et que sous le mot image Gilbert Simondon désigne « les étapes d’une activité unique soumise à un processus de développement ».

Rappelons les quatre types ou niveaux de l’image :

  • 1. L’image comme faisceau de tendances motrices et anticipation à long terme de l’expérience de l’objet.
  • 2. L’image qui devient au cours de l’interaction avec le milieu système d’accueil des signaux incidents, ce qui permet à l’activité perceptivo-motrice de s’exercer de manière progressive.
  • 3. L’image comme chose située entre le sujet et l’objet, enrichie des rapports cognitifs, et devenant symbole.
  • 4. L’image comme invention, c’est-à-dire comme surgissement projectif de données dans un système de pensée plus global.

Mais le plus important est ce que Gilbert Simondon ajoute, à savoir qu’à ce point le cycle de l’image recommence. En fait, il ne cesse de recommencer et l’approche de l’image ainsi décrite, si elle permet de comprendre le fonctionnement ne rend pas compte tout à fait du processus dans son fonctionnement réel qui est fait à l’évidence de cycles longs mais aussi de cycles courts et de court-circuits dans les cycles.

En fait Gilbert Simondon ne nous décrit pas ce qui se passe « dans » le cerveau, mais tente de penser l’activité qu’est la production imageante en nous de notre conception à notre inclusion dans la société, voire à notre mort.

Il nous faudra reconnaître dès maintenant qu’il y a en quelque sorte deux inconscients, un inconscient cognitif et un inconscient psychologique et que ce qui intéresse Gilbert Simondon se trouve plutôt du côté du premier inconscient. Mais ce qui rend sa réflexion si importante pour nous aujourd’hui, c’est que cet inconscient cognitif est en fait quelque chose qui englobe la conscience et le sujet et pas quelque chose qu’il contrôle, et en même temps un faisceau de forces qui le déterminent. C’est quelque chose qu’il peut donc tenter de connaître mais qu’il doit pour cela tenter de construire, d’imaginer, d’inventer donc.

En partant du vivant pour analyser l’image, Gilbert Simondon tente de nous rappeler que nous sommes des êtres vivants et que c’est à partir de la puissance propre à ce qui est vivant que nous devons penser nos activités et non par rapport ou à partir des fantasmes divers, inventions riches mais souvent déréalisantes, qui ont été forgées par l’évolution culturelle de l’humanité et qui, faisceau de croyances non questionnées conduisent souvent sur des chemins qui ne mènent nulle part.

Il remarque donc que ce qu’il appelle image est un terme qui recouvre des réalités différentes, mais que ces activités dès lors qu’elles relèvent du même processus imageant sont bien toutes des images mentales. Il faut donc inscrire le déploiement de l’image dans une dimension temporelle singulière. Il y a trois temps dans l’image, ou plutôt il y a trois temps de l’image qui répondent ou correspondent à trois fonctions biologiques essentielles qui sont celles d’anticiper, de percevoir et de se rappeler. Ces trois temps sont donc liés à ces trois fonctions du vivant, la perception, la mémoire et l’imagination.

Mais ce sur quoi insiste Gilbert Simondon, c’est qu’il faut libérer l’image du piège de la conscience :

« Le mot d’image est généralement compris comme désignant un contenu mental dont on peut avoir conscience […] mais rien ne nous prouve que dans le meilleur des cas la prise de conscience épuise toute la réalité de cette activité locale. » (op. cit., p. 4)

Afin de dégager l’image mentale des fourches caudines de la conscience, Gilbert Simondon propose de distinguer entre signe et symbole, en disant que le signe ajoute à la réalité qu’il désigne, là où le symbole entretient une relation analytique avec le symbolisé, ce qui conduit à faire du symbole ainsi conçu une image souvenir « résultant d’un échange intense entre le sujet et une situation... » (op. cit., p. 5)

Nous avons déjà évoqué cette dimension « métonymique » de la relique, mais en l’étendant au symbole Gilbert Simondon donne à l’image mentale une puissance effective plus large qui permet de rendre compte plus précisément de fonctionnements qui sont aussi actifs dans l’inconscient psychologique mais qui trouvent ici aussi une dimension concrète.

b. Déterminer les fondements biologiques et psychiques des images

Le mieux est sans doute de plonger dans le texte et de revenir par la suite à l’introduction qui est à elle seule une sorte de résumé de l’ensemble des thèses présentées dans ce livre.

Le parti pris de Gilbert Simondon consiste donc à partir des données empiriques dont on dispose sur le vivant, les êtres vivants et sur les êtres vertébrés en particulier. Une telle approche a ceci de singulier et de nouveau qu’elle ne considère pas l’individu comme le but, la fin et le résultat absolu de l’évolution. Au contraire l’évolution est conçue comme un processus constant dont la phase métastable est souvent l’individu mais un individu qui ne trouve en fait sa stabilité relative que par les relations qu’il ne cesse d’entretenir avec ce qui l’entoure. Mais aussi avec ce qu’il était, les états antérieurs de son évolution qui ne sont pas tous effacés même s’ils peuvent jouer un rôle de moindre importance, et les relations que pour pouvoir continuer à exister, il ne cesse d’entretenir avec les autres individus de son espèce et comme avec ceux d’autres espèces.

Il s’agit pour Gilbert Simondon de remettre en question de manière radicale des présupposés essentiels à la pensée philosophique qui pense le sujet et surtout à partir du sujet, en fonction du sujet et pour le sujet ou plutôt de l’individu comme sujet. Et le sujet est posé et pensé comme ce qui fait face à l’objet. Cette relation antagoniste entre l’individu et disons « le monde » est un poncif de la philosophie. Pour Gilbert Simondon, ceci n’est qu’un moment d’un processus, un état et une étape même si elle est la plus longue ou la plus importante. Il renvoie l’individu à sa genèse, comme l’indique le titre général de sa thèse.

Ici, il fait de même pour les images. Il y a un monde des images qui précède le monde des images liées à la perception des objets. Il y a quelque chose qui est de l’image avant qu’il y ait un individu et un sujet. Il y a quelque chose qui est une activité imageante qui précède toute sensation, toute perception, toute vision. Il y a de l’image avant que l’on soit en mesure de voir des images.

La première phrase du texte est on ne peut plus précise : « Dire que la motricité précède la sensorialité, c’est affirmer que le schème stimulus-réponse n’est pas absolument premier, et qu’il se réfère à une situation du rapport actuel entre l’organisme et le milieu qui a déjà été préparé par une activité de l’organisme au cours de sa croissance. » (op. cit., p. 29). Elle révèle l’existence de fonctions motrices primaires qui se mettent à fonctionner avant même que l’être vivant quel qu’il soit, soit confronté à la réalité au travers de son système sensoriel et qu’il reçoive donc du dehors de nouvelles informations.

Le système moteur, le jeu essai / erreur, les mouvements de tout le corps avant qu’il ne soit constitué, au cours de son évolution et avant qu’il ne soit venu au jour, tout cela joue un rôle majeur, mais pas seulement durant cette période, ce serait bien évidemment trop simple, mais ensuite puisque ce qui se manifeste et se met en place durant cette période n’est rien de moins qu’un système de production d’images par un organisme conçu comme système autocinétique. (op. cit., p. 30)

Ce qui nous importe sans doute le plus ici, dès le début de ce texte, c’est le mot peu utilisé quoique présent dans le titre du chapitre, de virtualisation. Il fut rappeler ici ce qu’est le virtuel ou plutôt ce qu’il n’est pas. Dans le vocabulaire courant virtuel signifie plutôt quelque chose qui n’aurait pas de réalité ou d’existence, qui pourrait s’actualiser et devenir présence tangible. Or le virtuel est quelque chose bien réel, il est ce qui existe en puissance et non en acte pour la Scolastique et la virtualité ne s’oppose pas au réel mais à l’actualité à l’actualisation. Virtuel et actuel sont deux manières d’être.

« Le virtuel est comme le complexe problématique, le nœud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un événement, un objet ou n’importe quelle entité et qui appelle un processus de résolution l’actualisation [...] Le problème de la graine par exemple est de faire pousser un arbre [...] d’un côté l’entité porte et produit ses virtualités : un événement par exemple réorganise une problématique antérieure et il est susceptible de recevoir des interprétations variées. D’un autre côté, le virtuel constitue l’entité : les virtualités inhérentes à un être, sa problématique, le nœud de tensions, de contraintes, de projets qui l’animent, les questions qui le meuvent sont une part essentielle de sa détermination. » (Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel, Éditions La Découverte, p. 14).

C’est bien ce qui est visé par Gilbert Simondon, le fait que le problème de l’embryon humain va être de devenir un homme et qu’il s’agite donc à peine existe-t-il pour évoluer dans ce sens. Il dispose de moteurs de recherches, pourrait-on dire, qui vont fonctionner, en quelque sorte dans le vide, à ceci près que ces programmes sont tendus vers l’avenir qu’ils constituent, en permettant à l’être en devenir de s’y projeter fut-ce de manière apparemment tout à fait embryonnaire, c’est le cas de le dire.

Ainsi le virtuel que nous semblons découvrir se trouve-t-il non seulement au terme de l’évolution mais surtout à son commencement. C’est sans doute là un point essentiel sur lequel nous devrons revenir, lorsque nous tenterons de déterminer une sorte de temporalité particulière des images à partir de cet entrelacement des trois temporalités dans le processus de production des images mentales.

À ce niveau donc les images ne sont pas des images de la réalité extérieure, puisqu’elle n’existe pas encore pour l’organisme en question, mais comme images de mouvements « elles seraient des schèmes de conduites prêtes à se réaliser mais contenues dans le système nerveux au lieu d’être effectivement réalisées les unes après les autres. » (op. cit., p. 31)

Il nous faut donc poursuivre cette exploration de l’image comme fonction mentale ou plutôt motrice avant que d’être sensorimotrice en considérant comme Gilbert Simondon nous y invite « que l’organisme peut plus ou moins complètement jouer à vide ses conduites avant de les appliquer à un objet réel [...] tout en prenant acte que les émotions ne sont pas seulement un retentissement mais une préparation à l’action. » (op. cit., p. 32)

Plus avant c’est donc à une entité capable d’anticiper sur quelque chose qu’elle ne connaît pas encore que nous avons affaire et les images de mouvement comme les nomme Gilbert Simondon sont essentielles dans ce processus car « elles montrent que l’organisme possède une réserve de schèmes complexes de conduite pouvant être activés de manière endogène lorsque les motivations sont suffisantes. Il existe donc une véritable base biologique de l’imaginaire antérieurement à l’expérience de l’objet. » (op. cit., p. 33)

L’image de mouvement est donc la fois une réalité psychique ou disons pré-psychique, un programme et un schème d’application de ce programme. Mais ce qui est en train de se configurer dans l’esprit naissant de l’organisme, c’est une image qui n’a rien à voir avec une quelconque duplication ou proximité avec un objet réel, mais tout à voir avec la configuration des tendances motrices qui s’expriment dans l’activité de l’organisme et qui le font apparemment à vide. C’est donc à la constitution d’une sorte de matrice que travaille l’organisme.

Le virtuel est proche du jeu qui est même chez les enfants pour l’essentiel pré-perceptif en ceci qu’il leur permet de tester en permanence les accords et désaccords possibles entre les images de mouvements qu’ils continuent de développer ou qui continuent de se développer en eux et la réalité qu’ils commencent à découvrir.

Mais cela ne s’effectue pas dans un désordre absolu et constant. Il y a bien sûr des éléments qui se fixent, les figent même, des gestalts qui se forment et qui ne varieront plus ou plus guère dès avant l’expérience avec la réalité ou suite à certaines expériences. Il y a un cycle de l’image dit Gilbert Simondon qui se joue à chaque étape et se reproduit à chaque renouvellement d’expérience ou à chaque passage à un nouveau stade.

Mais les images de mouvement jouent aussi un rôle important dans la formation de l’image de soi de l’individu. Nous sommes en fait encore au stade pré-individuel. Mais il est nécessaire de poser cette question dans la mesure où précisément les schèmes moteurs sont inhérents au schéma corporel, « représentation que chacun se fait de son corps et qui sert de repère dans l’espace [...] ce schéma corporel contient l’intuition du système d’action de chaque individu [...] c’est pourquoi avoir l’intuition concrète du mouvement un objet c’est en quelque mesure se mettre à sa place et dans sa situation comme si notre corps était cet objet. [...] Le schéma corporel intervient comme un sélecteur dans l’anticipation imaginative des différents mouvements [...] en résumé la source primordiale de l’apriori paraît bien être sous forme d’anticipation de mouvement, l’organisme. Cette anticipation prend la forme d’une projection dans le milieu d’images motrices à partir de cette source unique première qu’est l’organisme avec ses schèmes moteurs rayonnant à partir du schéma corporel. » (op. cit., p. 40, 41, 42).

c. Les états d’attente et l’émergence de traces bicamérales

Dans la seconde partie de cette première partie du livre de Gilbert Simondon, nous ne quittons pas le moment pré-individuel, mais il nous conduit à interroger la persistance de l’existence ou du fonctionnement de ces mécanismes pré-individuels dans les phases suivantes, moment de la perception et moment de la relation. Il nous indique ainsi ce qui constitue le cœur de sa méthode, car il fera de même lorsque, par la suite, il étudiera chacun des autres moments de l’image mentale.

Elle tient en ces trois temps qu’il ne cesse de maintenir liés, l’analyse du fonctionnement d’un stade, d’un niveau, d’un moment, ici le pré-individuel, la persistance d’éléments voire de mécanismes liés à ce stade dans les stades suivants, et la rémanence ou la rétroaction des lois qui gouvernent un stade, un plan, un niveau, c’est-à-dire leur capacité à intervenir post ante, ou a posteriori et rétroactivement sur un plan ou un niveau antérieur.

Ainsi, s’il y a évolution ou transformation voire peut-être même progrès, même si on ne pourrait dire en quoi pour l’instant, il apparaît que les conditions d’émergence des images mentales, au stade pré-individuel ne s’effacent pas ni ne sont neutralisées une fois l’individu sorti du ventre de sa mère et confronté au monde. Au contraire, même cette confrontation avec le monde ne peut avoir lieu que parce qu’il est en quelque sorte préparé, armé pourrait-on dire pour cette confrontation. Et cette arme, ces armes, ce sont ces images mentales, ces schèmes de comportements qui ont permis l’établissement d’une structure d’anticipation qui se révèle être une structure d’attente.

Gilbert Simondon écrit donc : « L’évocation précédente des conditions organiques de l’anticipation de la perception et de l’action montre que, pour l’ensemble de la conduite, les lignes de l’avenir postulé ont autant d’importance que les données du présent ou le retentissement de l’expérience sous forme de souvenir. Ce même caractère d’une logique projective de l’anticipation apparaît dans la dynamique des états d’attente et d’anticipation du sujet à un niveau qu’on peut nommer psychique. » (op. cit., p. 42) 

Ce sur quoi il insiste, c’est donc sur l’antériorité absolue de la structure d’attente sur la confrontation avec le monde et sur les catégories auxquelles cette confrontation donnera naissance.

Les trois temps sont encore une fois parfaitement synthétisé : « Devant une situation inconnue, le sujet est ramené d’abord à une activité de niveau primaire ; puis, quand le milieu est devenu territoire, ce monde déjà organisé est traité selon le mode secondaire, psychique, ce qui veut dire que le sujet passe des situations aux objets ; enfin le mode logique (ou formel) apparaît quand les objets sont pris comme cadres ou supports de relations, ce qui suppose qu’ils aient déjà été identifiés au niveau secondaire, selon les catégories perceptivo-motrices de l’action courante ».(op. cit., p. 43)

Ce que ce passage nous permet de comprendre, c’est précisément, comme on l’a vu avec Jean-Christophe Bailly par exemple dans son livre L’instant et son ombre ou lorsque nous avons évoqué les relations entre la photographie et les métaphores qui ont servi à rendre compte de son fonctionnement, l’existence dans l’image, ou disons dans l’ensemble appareil, prise de vue, tirage et exposition d’une image, quelque chose comme une structure d’attente. Il me semble qu’il faudra rapprocher cette structure d’attente de l’image de ces états d’attente comme les nomme Gilbert Simondon qui se mettent en place dans le moment pré-individuel et qui correspondent aux activités motrices psychiques et physiques d’un être qui n’a pas encore rencontré le monde et qui pourtant a largement commencé à le rêver, à l’inventer.

d. L’autonomie des images pré-individuelles et leur caractère bicaméral

Il faut revenir un instant à quelque chose que note Gilbert Simondon dans son introduction et qui est essentiel si l’on veut comprendre ce passage concernant les images qui se forment au stade pré-individuel, le fait qu’il y a une autonomie absolue et non pas relative des images ou du moins une autonomie qui ne peut être abolie pour un certain type d’image. « Le terme d’imagination peut induire en erreur car il rattache les images au sujet qui les produit et tend à exclure l’hypothèse d’une extériorité primitive des images par rapport au sujet. » (Gilbert Simondon, Imagination et Invention, Les Éditions de la Transparence, p. 7)

Cette autonomie tient au fait qu’elles apparaissent presque comme des organismes secondaires au sein de l’être pensant » (op. cit., p. 9) ou encore que ce « caractère à la fois objectif et subjectif des images traduit en fait ce statut de quasi organisme que possède l’image, habitant le sujet et se développant en lui avec une relative indépendance par rapport à l’activité unifiée de la conscience. » (op. cit., p. 9)

Ainsi en évoquant comme des sortes d’images premières certaines de nos phobies, Gilbert Simondon montre que ce que nous appelons aujourd’hui l’inconscient pourrait avoir une sorte de base physiologique et motrice. En tout cas, il est possible de lire les phénomènes liés au dégoût, à l’étouffement ou à l’évitement à partir des mouvements primaires de la cellule en train de commencer à rêver, inventer ce qu’il lui faudra faire une fois confrontée au monde extérieur pour pouvoir y survivre.

Mais ce qui caractérise l’activité au stade pré-individuel, c’est une puissance propre singulière le fait qu’elle n’a d’une certaine manière pas de limite puisqu’elle ne connaît pas d’obstacle à son déploiement. Et là aussi, c’est une sorte de source physiologique au « délire » qui est comme expliquée, et pas seulement le délire des malades mentaux mais bien celui de l’imagination débridée d’un romancier ou d’un cinéaste par exemple ou encore et surtout ce que sont les « délires » collectifs que représentent certains mythes ou certaines croyances.

Si l’on regarde le texte, page 44, on voit bien que Gilbert Simondon nous invite à comprendre la persistance et la rémanence de ce fonctionnement illimité dans nos productions culturelles ou mentales actuelles en montrant qu’elles sont la preuve vivante du maintien de l’activité à l’âge adulte à la fois pour l’individu et pour la civilisation et donc de la persistance des mécanismes du stade pré-individuel à tous les moments de la vie ou de l’histoire.

La prolifération d’images dans le psychisme est donc une persistance de l’activité imageante pré-individuelle et elle continue à s’exercer non seulement comme puissance, comme force, mais aussi comme prolifération incontrôlable comme puissance débordante. Ainsi on pourrait dire que là où au stade pré-individuel elle est structure d’attente dans sa prolifération même, elle devient porteuse de trouble ou d’angoisse lorsqu’elle continue à s’exercer au moment individuel ou collectif. C’est l’effet de feed back des images proliférantes sur la structure d’attente elle-même qui est comme la cause de la crainte.

Mais ce qui apparaît alors dans le cas de la crainte ou de l’angoisse liées à la prolifération des images, c’est aussi un rappel puissant de quelque chose que l’individu, le sujet ou la conscience, a toujours tendance à nier, à savoir la puissance des images et leur autonomie. On pourrait dire ici que c’est l’existence de l’inconscient qui se manifeste, de l’inconscient psychique, mais il faut simplement accepter aussi de suivre Gilbert Simondon lorsqu’il montre le rôle déterminant que jouent ces structures dans la construction même de l’individu.

Ainsi Gilbert Simondon nous livre-t-il une sorte de genèse de l’image des dieux, sinon de leur existence, page 47, point sur lequel nous reviendrons mais à partir de Julian Jaynes évidemment.

Mais en fait il se réfère à Lucrèce dont le texte est parfaitement clair en ce qu’il prend en charge le développement de la raison comme puissance de saisie du fonctionnement intellectuel et psychique, mais aussi comme le moment d’un constat qui n’a pu être levé depuis de l’impuissance de la raison à réguler, contrôler ou minimiser la puissance des fonctions imageantes pré-individuelles. (op. cit., p. 47)

Gilbert Simondon constate donc l’association dans ce moment de la rémanence des images pré-individuelles sur le sujet de deux phénomènes, l’anticipation et le dédoublement. La fonction imageante au stade pré-individuel est pure anticipation, mais une fois le monde présent actuel, une fois la confrontation en cours, des éléments se stabilisent, des territoires se forment.

« Le monde se dichotomise » écrit-il page 48. Nous voyons là en fait, dans ce chapitre essentiel, ce que l’on pourrait appeler la genèse de la conscience ou du stade individuel et en tout cas des deux figures auxquelles Julian Jaynes donne le nom de « Je analogique et de Moi métaphorique ».

Mais on devrait aussi considérer cette dualité interne au sujet autrement et y voir non seulement l’établissement de ces deux personnages conceptuels sans lesquelles le sujet ou la conscience ne pourraient pas exister, mais la persistance d’une autre scission, d’un autre clivage. Cet autre clivage est celui qui persiste en nous entre les deux hémisphères, même si à l’évidence cette référence est métaphorique. Il ne s’agit pas de chercher de localisation cérébrale dans ce cas, même si malgré tout on peut voir dans ce conflit, une des manifestations de celui qui ne cesse de nous traverser, le conflit qui, en nous, oppose le monde des images et leur puissance propre, débordante justement, hallucinante sinon hallucinée, le monde de notre cerveau droit et le monde rationnel ou du moins raitoïde lié au texte, de notre cerveau gauche.

En tout cas, il y a à l’évidence chez Gilbert Simondon une compréhension rare de la complexité des phénomènes cérébraux et une réelle tentative de les impliquer dans une compréhension de ce que la philosophie a produit et de la manière dont elle doit changer.

Les états d’attente positifs ont ceci de clair, tels qu’ils sont présentés, qu’ils sont réellement des phantasmes de réparation des états négatifs ou d’angoisse. Ou si l’on veut, il faut là encore les rapprocher de ce que Julian Jaynes dit du fonctionnement bicaméral. Car ces états d’attente positifs sont en fait des manifestations de la puissance encore actuelle mais niée parce qu’elle fait peur et qu’il faut donc la contenir en la rationalisant, de la puissance imageante du stade pré-individuel. Celui-ci se trouve cependant associé cette fois directement à la puissance propre du cerveau droit d’envoyer des images dans le cerveau gauche pour lui permettre de surmonter les situations d’angoisse que sont en particulier la mort des autres et le désir ou le besoin que l’on a de continuer à vivre avec eux ou à leur parler. « le divin peut être là hic et nunc. » écrit Gilbert Simondon. (op. cit., p. 49)

La description et l’analyse du monde du merveilleux correspond au mixte d’états d’attente négatifs et positifs. Il s’agit ici de décrire la manière dont le psychisme a appris à gérer le conflit et à établir des constantes, à stabiliser ces états ou plutôt le mouvement de balancement constant entre ces deux pôles et à y trouver une forme de stabilité. (op. cit., p. 50)

Ce qui importe ici, c’est que Gilbert Simondon y vit le moment où l’analogie comme mode de pensée et comme instauration du symbole comme type de lien unifiant les deux cerveaux ou les deux types d’attente trouve sa légitimation (op. cit., p. 53). Par la suite il continue à dérouler sa fable qui a pour fonction de légitimer la raison comme faculté de stabilisation des états contraires et unification des dimensions temporelles dans une continuité possible source de notre conception du temps linéaire voire de la morale. (op. cit., p., 54)

Mais la puissance des images du stade pré-individuel est aussi présente au stade de la formation des images ultimes que sont les inventions. C’est en effet lors de la confrontation avec la limite ou les limites de la réalité que cette puissance pourra en quelque sorte être canalisée ou pas, et dans le premier cas être utilisée à la construction d’une image d’un nouveau type. Ainsi, le stade pré-individuel se trouve-t-il jouer un rôle aux autres étapes de la formation des images,c’est ce qu’il voulait démontrer et ce qu’il synthétise. (op. cit., p. 57)

e. La question de l’intuition

La question de l’intuition est essentielle, elle ne cesse de travailler au corps non seulement les artistes mais les scientifiques, les savants, les inventeurs et découvreurs de toute sorte.

C’est là sans doute que le texte revient directement après le passage sur Lucrèce à la philosophie. L’enjeu est de comprendre comment fonctionne la pensée, l’invention dans la pensée. Pour cela, comme toujours un passage par Platon s’impose.

Nous sommes donc dans le troisième voire le quatrième stade du processus imageant, alors que l’on en est à retravailler non plus sur les données de la perception mais sur les produits de celle-ci, les images souvenirs. Elles ont une consistance différente sans doute puisqu’elles sont liées à des objets ou des souvenirs d’objet mais elle conservent aussi de la puissance imageante pré-individuelle, cette puissance amplifiante qui peut, on l’a vu, soit conduire à l’hallucination soit à un contrôle ratioïde. Mais là il s’agit de voir comment la projection qui est au cœur du processus imageant peut jouer un rôle dans ce stade ultime l’invention. Est-ce qu’il y a une puissance propre de l’image qui ne serait pas dévolue au concept ? La véritable entité dans la pensée qui diffère de l’image est le concept plus encore que l’idée.

En fait pour Gilbert Simondon, l’image est la source réelle du processus de projection dont les idées sont déjà un produit dérivé et dont les concepts sont les résultats passés au crible de la raison.
En évoquant le mythe de la caverne, il relève une différence qui est moins de nature que de processus entre idées, concepts et images.

Mais il faut là ne pas confondre les ombres des objets avec les images dont il serait question. Ce qui est visé, c’est encore et toujours ce qui relève du pré-individuel et donc des processus moteurs. Et ce qui importe à Gilbert Simondon ici, c’est le fait que pour le philosophe qui est dans la caverne et qui est celui qui se détourne des ombres pour regarder vers la source lumineuse, ce qui fait image n’est rien de visible mais le geste moteur de se détourner. Ce qui est ou fait image ici n’est rien de visible ou de visuel. C’est le fait de se retourner qui est « une image primordiale de mouvement pur ». (op. cit., p. 58)

C’est à nouveau l’analogie qui est en jeu, le principe d’analogie pourrait-on dire et qui permet d’associer cette fois un geste moteur à une méthode de conversion et à une théorie du cheminement de la connaissance.

Mais on obtient ainsi un point essentiel pour la suite et pour ce qu’il faudra décrire la prochaine fois comme le mouvement ou le processus de formation de la conscience dans le processus de la formation de l’individu par le mouvement d’individuation, à savoir le phénomène réflexif proprement dit qui pour être l’apanage de la conscience trouve sa source en fait dans un mouvement pur absolument pré-individuel. La fin de la page 59 est on ne peut plus claire sur ce point et c’est le fondement de l’analogie comme unique processus légitime pour et de la pensée qui est ici décrit : « L’initiation philosophique la plus haute n’est donc pas seulement une connaissance des modèles (Idées) mais un mode d’être qui fait coïncider le philosophe avec la source absolue des formes et des existences ; c’est bien l’intuition de l’anticipation é l’état pur qui est cherchée dans cette remontée au principe le plus inconditionnel, à l’a priori le plus complet et le plus radical, el plus antérieur à tout mode d’être. Ce n’est pas le mouvement, mais l’intuition de toute projection vers l’existence et le multiple ».

Cette intuition, on n’en a peu parlé. Elle est nommée intuition d’anticipation. Ce n’est pas encore en fait l’intuition telle qu’on la trouvera dans le quatrième stade, celui de l’invention et qui est à l’œuvre dans des processus complexes de réflexion comme Connes et Changeux le décrivent dans leur dialogue. Mais il y a déjà un point qui semble acquis pour Gilbert Simondon et qui est commun aux penseurs scientifiques et aux mystiques, ce point, ce moment est ce processus néanmoins de la conversion du regard.

Le mythe de la caverne en est un exemple, mais ils sont nombreux pour ne pas dire infinis ces exemples. Ils disent tous « que la connaissance est une conversion qui amène au point où il est possible de saisir la procession qui organise les existences à partir de l’un. »

Mais plus que l’un qui est une notion dont il faudrait ici faire l’histoire pour en comprendre la fonction mais qui s’impose souvent comme une métaphore aisée pour exprimer la nécessité d’une synthèse dans les processus cognitifs et la nécessité de ne pas revenir sur cette synthèse pour pouvoir avancer, il faut parler de l’intuition comme moment dans un processus lié au vivant. Ce moment permet d’accéder à une vision globale, totale, une sorte de révélation en effet dans laquelle tout serait comme saisi parce que serait présent d’une certaine manière dans cette vision l’ensemble du processus et non seulement le résultat.

Mais on le sait ce à quoi contraint l’intuition, c’est à faire le parcours inverse donc à accomplir le mouvement pur, ici celui de se retourner et à le faire en relation à la fois avec le processus complet qui va de la genèse à la vision et avec le processus rationnel qui pense partes extra partes et qui doit retrouver sa fonction dans le déploiement des étapes non plus du point de vue de la projection imageante mais disons du point de vue de la projection conceptuelle analytique rétroactive.

Conclusion

L’important ici c’est de considérer que les images sont cette force qui d’une certaine manière n’est jamais coupée de sa source originaire, disons le mouvement pur, la projection et le changement d’état et que ce qui compte le plus dans ce chapitre, c’est finalement de comprendre ce que cette approche des images mentales nous apprend sur les autres images. Il y a à ce point deux enseignement essentiels, l’un qui est évoqué en fait dans l’introduction et qui est l’hypothèse d’une extériorité primitive des images par rapport au sujet, l’autre est de considérer que les images sont toujours en relation ou nous y remettent si l’on veut avec le pré-individuel, l’ante-conceptuel, ce qui échappe à la raison, ce qui excède la raison et donc le sujet et la conscience d’une part par sa puissance propre qui est d’être pur mouvement indéfini et expansif et d’autre part parce que cela existait avant elle et avant lui comme cette force qui les rend possible puisqu’elle est source de toute forme de projection. Et c’est bien une projection complexe, mais une projection qui est à la source de la raison, car l’association entre deux éléments, leur mise en relation comparative inclusive ou exclusive, cela importe peu, c’est-à-dire l’association portée par un jeu de type métaphorique et analogique est une projection ou l’effet d’une projection dont les images sont la source peut-être unique en tout cas absolue en ce qui concerne la pensée.

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