jeudi 30 juin 2011

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Marie Hélène Clément

Roman conjugal

Photographies de Pascal Hausherr

, Marie-Hélène Clément et Pascal Hausherr

Comme si un roman pouvait être conjugal. Comme si le conjugal pouvait être romanesque. Comme si des images fixes pouvaient raconter une histoire et des personnages plats se mouvoir à l’intérieur d’un récit. Comme si l’homme et la femme pouvaient se lever, parler et souffrir, et décider d’événements plus ou moins dramatiques.

A moins qu’il ne s’agisse du procédé inverse. L’histoire s’est figée, la romance arrêtée, les regards fixent quelque chose qui se passerait ailleurs ou qui ne se passerait pas du tout. Si c’est un roman, tout est faux. Le conjugal comme le reste. Qu’est-ce qui a eu lieu du roman ? On se le demande. La mimique. La mimique du roman, la mimique du conjugal. Si facile à mimer. Si connu, le nôtre ou celui des autres. Le parental, par exemple. Le roman primitif. Le leur. Qui prive le nôtre de toute réalité, au point qu’il faille le mimer pour le voir et le montrer. Mimer la joie et la peur qu’on n’a pas connues. L’ennui. La beauté des choses qui ne nous appartiennent pas, maison, seuil et ciel compris.

Ça s’appelle un meurtre. Au premier degré. Une légitime défense. Les cadavres sont derrière la porte, ou dans la remise au fond de la cour, à moins que ce ne soit dans l’arrière-cuisine à peine entrevue au-delà des murs roses et du buffet campagnard. Bref, dans toutes les ouvertures, dans n’importe lequel des recoins, que l’on devine hors champ, de la maison où ils ont trouvé asile. (Qui ont-ils tué, du père ou de la mère ? Car il n’a peut-être pas été nécessaire de tuer les deux, parfois il n’en reste qu’un, celui qui a résisté à l’autre.) Ils ont rangé, nettoyé, remis les nappes et lavé le sol. Le carnage est effacé, ils se placent derrière les fenêtres, ouvrent des portes, se collent contre les murs, s’assoient sur les canapés, rient autour de la table. Ils se racontent leur assemblage de couple, évoquent leurs secrets de fabrication. Leurs secrets d’alcôve.

On le voit : ils ont souri, ils ont mangé, ils ont bu, ont joué et se sont enlacés, c’est ce que l’on dira d’eux quand ils auront disparu, sans savoir ce que recouvraient ces piètres activités. Le roman ne le dit pas. Le roman dit le visible, pas l’invisible. Dit le figé, pas le fuyant. La face pas le caché. Il ne dit rien du roi et de la reine gravissant les marches d’un escalier géant, se tenant par la main, agités de mille tremblements du fait même de leur propre existence. Il ne dit rien du vent dans les peupliers qui bordent l’allée, ni de l’intense pouvoir de séduction des deux protagonistes. Il ne dira pas jusqu’où ils sont capables d’aller pour s’assurer de leur immortalité.

Ils se raccrochent à l’invisible. Ils fixent l’invisible, le gardent et le regardent. Les yeux écarquillés d’effroi, la bouche ouverte sur le fond rose des murs de la cuisine. La paix viendra par là. La paix du ventre. Bouche ouverte, mains tendues. En silence. Portes ouvertes. Sur l’un ou sur l’autre, peu importe qui entre ou qui sort, vers qui ou vers quoi, qui tient la porte, qui la referme. Ils se sourient, elle tire sur sa robe, il défroisse son pantalon, il faut faire bonne figure, ils ne sont pas trop mal lotis, pas plus que la plupart de leurs semblables, pourquoi pas elle, pourquoi pas lui pour figurer la figure, celle de tout un chacun, la tienne, la mienne, toi, mon semblable, mon frère, ma sœur, ma mère, mon double, mon ami, mon doux et tendre, mon bel ami, mon amour.

Il y a de la gravité là-dedans. De la conjugalité, du jargon, de la jonction, de la conjugaison. On y voit les conjoints unir leur joug pour la vie. Et en jouir. L’amour comme opération de survie. Qui passe par-dessus la vie. Par-dessus les amours pas-pour-la-vie, les amours pour la mort, pour l’éclat, le merveilleux qui tue, la dépense, le truc qui dit qu’on va y laisser sa peau. Certains le font, pas eux, pas les conjoints. Pas fous, les conjoints, ils sont là pour durer. Et ils durent.

Depuis le temps. Comme si, un jour, naturellement, le cours de l’histoire s’était arrêté et que naturellement ils se fussent admis, l’un et l’autre, en tant qu’êtres aimés. Ou aimants, ou désirants, désirant l’amour, l’attache, le bien-fondé de l’opération en tant que telle. Presque un procédé. Presque procédée. Précédée. Décidée à l’avance, bien en deçà d’eux, de leur présence, de leur rencontre. Comme si quelqu’un avant eux l’avait dit, l’avait prédit : jamais, l’un ni l’autre, ne vous séparerez. Oracle dérisoire mais admis. C’est à s’y perdre, une telle complaisance, une telle adaptation à l’indicible, à l’ordinaire de l’indicible. C’est à s’y méprendre. Ils inversent le miroir, le renversent, le tripotent. Le miroir qui les sculpte dans leurs certitudes, les recoins de leur collection d’icônes, ou d’armes, c’est selon.
Auraient-ils détourné la destination du présage ? Ils n’auront pas voulu l’entendre. Et voilà que, poussé dans ses extrêmes retranchements, il réapparaît sous la forme la plus incongrue qui soit : des poses, des manières, des jeux de physionomie, des drapés de circonstance. Pour dire à quel point tout cela, tout ce chemin ensemble, leur pèse, les illumine et les console. Leurs semblables connaissent-ils, eux aussi, ce genre de phénomènes ? Ce genre d’admiration de sa propre aberration, et réciproquement. Mais ils n’iront pas plus loin, les époux, pas au-delà de ce domaine circonscrit, ils le parcourront minutieusement, avec application et dévotion. Et laisseront des traces. De celles qui servent à retrouver son chemin, à revenir sur ses pas, petits cailloux blancs, petites pierres pointues, embarras passagers, scrupules du lendemain.

Le temps s’est arrêté pour eux au moment où la troupe des prétendants sommés de vider les lieux a franchi le dernier rempart, la dernière ligne droite. Les portes se sont refermées. Depuis, ils ménagent leurs forces et réduisent la jouissance de leurs biens. Ils n’en sont pas marris pour autant. La jouissance est plus rare, plus serrée. L’économie de moyens leur sied à merveille, puritains de l’âme et de la forme. Ils y gagnent une part de mystère, soigneusement préservé et entretenu, comme un enfant qu’on soigne et qu’on protège de l’amitié du monde. Une sorte de secret de famille. Que l’on montre mais que l’on garde (on se demande parfois s’ils ne sont pas frère et sœur, à force de se regarder). Dont le temps est compté, donc. Le temps d’attente du dénouement, de la résolution du drame.
Il leur aura fallu, pour en arriver là, en passer par un certain nombre d’épisodes, bien sûr. On dénombre : le réconfort, l’ennui, l’altercation (les cris de la famille), le départ ou l’arrivée d’un intrus ou d’une intruse que l’homme et la femme enlacés, vaguement inquiets de ce qui a pu ou va pouvoir se jouer malgré eux, surveillent, épient, espèrent. Et, à la fin, ou ce qu’on imagine telle, la crainte de s’être attiré inopinément les foudres du ciel. La chronologie des événements s’inverse à loisir. Tout se mélange dans un décor unique. Elle a les mains posées sur l’improbable et lui jointes à la manière d’une prière et d’une perplexité.

La lumière vient du dehors. La lumière vient toujours du dehors. La lumière dite naturelle. Le dedans on l’éclaire, on le travaille, sinon on s’y cogne. On y trace les marges d’un espace recomposé, comme on le dit d’une famille, à mi-chemin de la villégiature et de l’incarcération, voire de l’internement. Autrement dit, ils pourraient être en vacances, en prison ou en HP. Il suffirait de le dire, de nommer le cadre, de dire ce qui s’est passé avant, pourquoi et comment ils en sont arrivés là, de donner quelques éléments sur le caractère des personnages impliqués, de présenter les différentes conditions climatiques, économiques et autres. Et, avec ça, avec ce qui n’est pas dit ici, on fait un roman. Un homme et une femme unis par leur filiation, leurs intérêts et leur désir de durer, célébrant leurs épousailles, puis se couchant, marqués par les affres de la lumière sur leurs joues et sur leurs mains, étonnés d’avoir construit si peu de leur propre vie. Une succession de scènes parfaitement cadrées, mais dont la dramaturgie repose sur des critères totalement aléatoires.
Voilà l’histoire. En gros. Celle dont on a cure, celle qui a pansé, soigné tout un chacun avant de se retourner contre eux, ajoutée à celle qui les a retournés l’un contre l’autre, puis à celle qui les a placés l’un tout contre l’autre. Et l’on peut supposer que c’est la même, un vulgaire drame bourgeois dont nos héros fatigués ne sont plus que les interprètes maladroits et distants. Ils en connaissent à peine les origines, encore moins le dénouement.

Pour ça, il faudrait des mots. Des mots qui sauraient répondre à l’urgence du passé qui s’embourbe, sans la crainte du sentimental de la remémoration. Des mots raides comme des lieux communs, comme des trouble-fête enchaînés à des rives qui se voudraient fertiles. Auxquelles nous revenons. Encore et toujours. Comme si, entre épousailles et radicalisation, il n’y avait qu’un pas, aisé à franchir, facile à chanter. Mais ne nous leurrons pas. Il ne s’agit que de représenter, plus ou moins habilement, la lente et inexorable accumulation des gestes qui conduisent à l’édification du monument, commémoratif. Quelques secondes, rien de plus, pour résumer ce qu’aucun être parlant ne se risquerait à faire : une vie, une rencontre, un couple. Et puis, plus rien. Rien d’avant, rien pour après. Quelques instants figés et accomplis qui se prétendent représentatifs.
Comme si ces événements avaient été grandioses et que se mettre à en rendre compte tenait du miracle plutôt que de la composition. Comme si le roman tenait du miracle. Comme si tout, de l’annonce au trépas, tout des humiliations que les hommes font subir à leurs semblables, tous les souffles blessés et les meurtres désavoués, pouvait y être relaté et acquérir à ce titre un statut d’image d’archives, d’états de faits, voire de faits divers. Il devient alors impossible d’envisager la représentation autrement que sous la forme d’une infraction, d’une mascarade, bouche cousue, se refermant sur sa satisfaction. Reste qu’on regarde, et que ce qu’on regarde, c’est probablement ce qui ne peut pas se voir. Et que c’est dans ce regard qu’apparaissent les formes les plus sophistiquées du désir. Le roman, la lecture du roman, se passe peut-être de ce côté-là. Le roman conjugal, celui qui descend du roman familial, qui lui-même descend du ciel. Qui tombe des nues. Nous parlons du roman familial des névrosés, bien sûr. Quelque chose qui se passerait ou se serait passé dans mon dos, dans leur dos, dans notre dos. Or, le meilleur moyen de voir ce qui se passe derrière soi, c’est encore de se photographier de face.

(paru dans Area Revue, novembre 2002)