samedi 5 novembre 2016

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Pierre-Jean Giloux, Invisible Cities

, Eva Prouteau et Pierre-Jean Giloux

Suspendues entre passé et futur, fiction et réalité, les installations vidéo de Pierre-Jean Giloux sondent un univers aux allures de mirage architectural, vertige sensoriel où le familier côtoie l’étrange, où le documentaire infiltre l’abstraction.

Épopée dans l’intermonde

Cette dimension abstraite s’exprime dès le titre de l’exposition : les villes invisibles de Pierre-Jean Giloux nous placent d’emblée sous le signe de l’écriture et de la lumière, deux pistes de lecture qui semblent valoir pour l’ensemble de l’œuvre.

Lors de sa première visite au Japon, l’artiste fut frappé par les éclairages qui ponctuent les façades des immeubles et génèrent chaque nuit une partition électrique proche de l’alphabet braille, système d’écriture tactile à points saillants. Germa de cette impression marquante l’envie d’une réécriture de l’histoire architecturale de certains lieux emblématiques du Japon : Tokyo, Yokohama, Nara, Kyōto et la région du Kansaï.

Entre 2013 et 2016, l’artiste élabore ainsi quatre films composés de photographies, vidéos et images de synthèse. Comme dans le roman éponyme d’Italo Calvino [1], ces Invisible Cities ravivent un imaginaire utopique, qui entrelace les villes et leur mémoire, les villes et le désir, le regard, les signes. La part invisible révélée par l’artiste – et qui instaure un lien de connivence entre les quatre volets de cette tétralogie — évoque la vision d’une autre planification urbaine, intimement liée aux architectures prospectives des Métabolistes. À la fin des années 50, ce groupe tenta de redéfinir la ville durable, en combinant l’esthétique brutaliste et la modularité organique, en liant intimement le bâti au cycle biologique de la croissance, de la pourriture et de la régénération.

Kisho Kurokawa, Kenzō Tange, Arata Isozaki : les projets de ces grandes figures métabolistes, souvent non réalisés, sont ici traduits de manière hyperréaliste par Pierre-Jean Giloux. Personnages principaux de sa tétralogie, les architectures sont captées en de longues échappées visuelles et auditives, à forte charge contemplative, l’artiste traitant ces paysages comme des synthèses allégoriques — le décor complexe dans lequel des milliers d’existences se jouent, ou pourraient se jouer. Que signifie vivre dans de telles matrices spatiales ? Comment cerner le pouvoir de séduction de ces infrastructures, leur dimension à la fois anxiogène et quasi-sublime ?
Dans l’exposition, l’artiste entremêle en permanence le réel et le virtuel, le contemporain et l’historique : il offre un vertigineux palimpseste visuel, surface impermanente où se construit et déconstruit l’identité invisible de ces villes.

Invisible cities, Installation Le Carré, photographie Marc Domage

Rendre visible

À la chapelle du Genêteil, l’espace s’ouvre sur une grande boîte percée de trous circulaires qui dessinent le titre de l’exposition. Allusion aux points de l’écriture braille, l’énoncé se détache sur une surface jaune, la couleur de la signalétique japonaise conçue pour les non-voyants — ces revêtements plastifiés constellés de points en relief qui les guident dans les passages périlleux. Surtout, ce titre en trous assure une fonction scopique, puisqu’il permet au visiteur de visionner le film projeté à l’intérieur du volume, intitulé Shrinking Cities, les villes qui rétrécissent. Analysant ce dispositif de visionnage, l’artiste souligne une mise à distance, un rapport concentré au paysage, une profondeur de champ accentuée. Et comme toutes les boîtes optiques, ce dispositif offre au public l’expérience d’une relation individuelle à l’image : regarder par un trou, qu’est-ce à dire ? Sans aller jusqu’à l’œilleton du voyeur, cette approche des villes invisibles de Pierre-Jean Giloux s’annonce intime.

Cécité, invisibilité, révélation optique : l’acte de voir s’impose au cœur des préoccupations de l’artiste. De l’autre côté de la boîte, ce dernier montre à nouveau Shrinking cities en vision directe, ainsi que les autres films de sa tétralogie sur des écrans suspendus, en rétroprojection. Les quatre films sont donc perceptibles en même temps, spatialisés à des hauteurs différentes pour habiter la verticalité de la Chapelle, et suffisamment espacés pour que le public puisse déambuler, multiplier les points de vue, jouer avec la profusion des images ou au contraire isoler chaque écran. Quant aux sons qui accompagnent chaque opus, cette disposition leur permet de s’apprivoiser de manière fluide sans se parasiter. Hommage discret, la spatialisation des écrans en hauteur rejoue les écrans publicitaires si caractéristiques de Shibuya ou Shinjuku — palpitation d’écritures dans la ville.

Metabolism

Le souffle affolé du vent, la lumière qui passe en un clin d’œil du jour au crépuscule, du ciel à l’océan — et cette pluie de pétales de cerisier, est-elle neige de cendres comme dans Le tombeau des Lucioles [2], ponctuation de braille en mouvement, ou célébration de la beauté de l’éphémère ? Première partie de la quadrilogie, Metabolism s’ouvre sur un mystère : dans quelle temporalité évolue-t-on ? Est-ce un drone qui capte ces images à la fluidité parfaite ? En Top-Shot, plongée totalement verticale de la caméra, on découvre les tours héliocoïdales de Kishō Kurokawa. S’amorce alors une longue pénétration dans le paysage pour arriver sur la baie de Tokyo (avec le projet de Kenzo Tange) puis à Tokyo, non sans avoir croisé les Clusters in the air de Arata Isozaki. Entre la réalité et la virtualité de ces bâtiments emblématiques du Métabolisme récréés numériquement par l’artiste, la confusion s’installe. Au fil du film, et jusqu’à la tombée de la nuit, les pétales de fleur guident le regard et le son qui les accompagne se met progressivement à grésiller, une matière sonore voisine du crépitement atomique. Lointaine et très proche à la fois, la menace plane.

« Le point de départ est la découverte d’un photomontage de Arata Isozaki intitulé “Re-ruined Hiroshima”. Cette image est une énigme : dans ce paysage dévasté, deux grandes formes architecturées se dessinent : ces structures constituées (on le suppose) par des débris récupérés dans les alentours, surplombent une ville mise à terre. Les métabolistes (un groupe d’urbanistes et d’architectes japonais autour d’une même vision : la ville du futur) ont projeté de reconstruire ce pays, de (lui) façonner une nouvelle identité. Ce fut une sorte d’élan tendu vers l’avenir, vers un futur développement de l’espace urbain qui devait répondre aux flux des populations vers les centres urbains. Ils s’inscrivirent néanmoins dans une continuité idéologique “traditionnelle” faisant référence à l’image iconique du temple d’Ise. Le métabolisme fût la dernière utopie moderniste du XXe siècle, cette découverte m’a passionné et a suscité le désir de faire ce film. Certains de leurs projets non réalisés sont introduits dans ce film par le truchement des techniques numériques, dans le Tokyo de 2015. Jalons historiques et présences fantomatiques inscrites dans les strates urbaines de la mégapole japonaise. » Pierre Jean Giloux

Japan principle

LA BELLE TERRE DE L’AVENIR, proclame un slogan en ouverture de ce second volet de la tétralogie, peut-être le plus aérien. Pierre-Jean Giloux y propose une traversée du miroir : il commence par revisiter le principe architectural du shojî (porte coulissante) et applique cet élément clef de l’organisation modulaire de la maison japonaise à la façade d’un immeuble ; puis il imagine la trajectoire volante d’une architecture de Toyo Ito, The Egg of Winds (L’œuf des vents, 1991), habitation ogivale qui oppose la douceur de ses courbes à la trame orthogonale des bâtiments. Cette incarnation de l’architecture en mouvement, souple et élastique, rappelle d’autres projets visionnaires : le Dymaxion de Richard Buckminster Fuller, la maison du futur de Peter et Alison Smithson, la Plug in City d’Archigram ou le Capsule Hotel de Kisho Kurokawa. Par analogie, cette cellule ovoïde évoque aussi le motif du diaphragme ou de l’œil, qui apparaît clairement à la fin du film, quand l’architecture

Mode Gakuen Cocoon Tower se reconstitue autour de l’Œuf qui nous fait passer de la nuit au jour : à nouveau, un signe architectural laisse entrevoir une autre réalité de la ville, faite de distorsions, de plis, de retournements. Une allusion discrète à la technicité de l’architecture japonaise qui résiste aux séismes les plus violents ? Au passage, on croise l’étonnant Aoyama Technical College rouge et argenté de Makoto sei Watanabe, la Tower of Winds de Toyo Ito et l’imposant New Sky building de Yoji Watanabe. Au sol, une pulsation toute différente : la cité tokyoïte des flux humains et automobiles ininterrompus, dans une prolifération d’écrans publicitaires et autres signaux lumineux.

Invisible cities, Installation Le Carré, photographie Marc Domage

Shrinking cities (Les villes qui rétrécissent

Le théoricien du groupe, Noboru Kawazoé, explique que pour les Métabolistes, l’élément structural est pensé comme un arbre, un élément permanent avec des unités d’habitations (les feuilles), éléments temporaires qui tombent et se renouvellent en accord avec les besoins du moment. Les bâtiments pourront croître dans cette structure, mourir et renaître à nouveau, mais la structure restera.

En écho à cette pensée, Shrinking Cities s’ouvre sur un texte de Friedrich von Schiller, extrait de ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme : « L’arbre pousse d’innombrables boutures
 qui périssent sans s’être épanouies et 
il étend beaucoup plus de racines, de rameaux et de feuilles
 en quête de nourriture qu’il n’en utilise pour la conservation
 de son individu et de son espèce.
 Ce que de sa plénitude prodigue il restitue au royaume de la nature sans
 en avoir usé ni joui, c’est cela même que les êtres vivants ont le droit 
de gaspiller en mouvements joyeux. Ainsi la nature prélude-t-elle dans son empire matériel à l’activité illimitée et supprime-t-elle partiellement dans ce domaine les entraves dont elle s’affranchit complètement dans le monde de la forme. »

Lu en voix off par une femme japonaise, ce texte est filmé dans un centre commercial de Yokohama, spatialisé au mur à une échelle monumentale : il s’agit d’une pièce de l’artiste Joseph Kosuth, intitulée The Boundaries of the Limitless (Les Limites de l’Illimité, 1997). À partir de cet axe de réflexion – la ville organique en perpétuelle mutation, mais aussi l’excès, l’énergie de consumation, ce que Bataille nommait La Part Maudite — Pierre-Jean Giloux déroule un long travelling qui évoque la dépopulation au Japon et la ville qui se fige et se dévitalise dans ses extensions tentaculaires. Filmées d’un train [3] dont le roulement berce comme un ressac, les images embarquent le spectateur de Tokyo à Yokohama, et révèlent un tissu urbain continu, saisi à nouveau dans un changement de cycle, du nocturne vers le diurne. Peu à peu, les buildings virent au blanc, coquilles vides baignées de lumière laiteuse : la ville se désubstantialise, au son d’une gamme de Shepard — cette illusion sonore qui donne l’impression d’une gamme qui se ralentit à l’infini. Au petit matin, on arrive en gare d’Osaka.

Défilement ininterrompu, absolument terrestre, Shrinking Cities est le seul film à être projeté sur un écran ancré au sol.

Stations

Ce dernier volet de la tétralogie décrit un long périple virtuel, au départ d’Osaka vers Suita et Kyōto, puis autour de l’emblématique lac Biwa. Omniprésent, l’élément liquide ouvre et ferme le film : contrairement aux trois autres, excessivement urbains, Stations laisse une plus large place à la nature. Il opère un appel d’air.

L’exposition universelle de 1970 eut lieu à Suita, dans la banlieue d’Osaka : première exposition universelle en Asie, cet événement a vraiment contribué à façonner l’image de marque du Japon perçu comme nation technologique. Pierre-Jean Giloux a réalisé une reconstitution partielle de cette exposition, où l’on retrouve quelques architectures de Kenzō Tange et Kisho Kurokawa, les fontaines lumineuses d’Isamu Noguchi ou encore la très étrange Tour du Soleil de l’artiste japonais Taro Okamoto.

Le voyage se poursuit alors à Kyōto : Pierre-Jean Giloux dresse un portrait électronique de la cité, pour mieux se démarquer de son imagerie de carte postale un peu mièvre. Il choisit ainsi de revenir au plan initial de cette cité, qui est le décalque du plan chinois de la ville de Chang’an daté de 750 : au Japon, Kyōto est l’une des seules villes « écrite » selon ce principe de damier militaire, tramé en quadrillage.

Les images survolent ensuite les montagnes qui entourent le lac Biwa, en un long travelling aérien. Cette région est le théâtre de la naissance du Japon moderne : il a permis le développement économique de Kyōto et demeure encore aujourd’hui la plus grande réserve d’eau naturelle du Japon. Pierre-Jean Giloux choisit de construire sur ce fameux plan d’eau une ville virtuelle sur un principe d’inclusion 3D : avec une légèreté magique, la caméra se déplace sur l’eau, franchit un nouveau passage symbolique et approche en douceurs de graciles architectures flottantes. Ces habitats futuristes nous renvoient aux premières images de Metabolism, comme si l’artiste avait accompli une révolution complète, et que le cycle du voyage pouvait recommencer. Dernière image : sous l’impulsion du sillage scintillant, la perspective semble s’ouvrir.

Notes

[1Les Villes invisibles (Le città invisibili) est un roman d’Italo Calvino publié en 1972.

[2Un film de Isao Takahata, sorti en 1996.

[3Au moment de la réalisation, Pierre-Jean Giloux s’est repenché sur le cinéma de Yasujirō Ozu, et sur sa façon d’introduire le train dans le paysage, particulièrement dans Voyage à Tokyo.