jeudi 24 mai 2012

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« Paysage, regard, fenêtre »

Chung-Liang Chang

, Chung-Liang Chang et Jean-Louis Poitevin

« Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie... »
Charles Baudelaire

Travail de photomontage et de mise en abîme, les œuvres de Chung-Liang Chang, une série de « Fenêtres », parlent de la théâtralité de la vie quotidienne et du paysage urbain vu à travers les fenêtres.

En bon observateur des lieux de sa vie quotidienne, Chung-Liang Chang remarque l’importance de la fenêtre en France, et l’émotion que fait naître, en chacun de nous, un regard qui la traverse. Lien paradoxal entre le monde de l’intimité et l’espace public, la fenêtre est à la fois source de lumière et singulier miroir.

Ce que je vois par la fenêtre dans l’espace urbain est inévitablement un fragment du « visage » de l’homme. Ce que je vois du dehors à travers la fenêtre est aussi un portrait, mais plus intime, le portrait de ceux qui vivent là.

Chung-Liang Chang a choisi de se consacrer à cette vue vers le dehors, non sans porter aussi une attention à l’objet même qu’est la fenêtre. En France, les fenêtres peuvent être de formes multiples. Ces formes ont souvent traversé les siècles et certaines d’entre elles, en effet, s’inscrivent de facto dans notre monde contemporain.

Si la photographie permet de capter ces vues du dehors, les toits, les bâtiments, les murs, une église au loin, dans le travail de Chung-Liang Chang elle prend aussi en charge la forme même de la fenêtre. Cette image est donc double, à la fois image de quelque chose au sens habituel et présentation du regard, puisque le cadre, ici la fenêtre est un des acteurs de l’image.

Mais une question s’impose. Comment rendre compte à travers une image statique du mouvement du regard ?

Chung-Liang Chang a choisi pour cela le photomontage, moyen à la fois didactique et efficace pour rendre compte de ces mouvements infinis de l’œil et du cerveau qui travaillent par de multiples à-coups à établir l’image que nous disons « voir ».

Chacun des fragments qui composent ses images finales rend compte d’un moment dans le mouvement général de l’œil qui permet à ce que l’on nomme un point du vue de se constituer.

Le travail réalisé ensuite à l’ordinateur compose ainsi une nouvelle image qui incluant la superposition des formes, et rend surtout sensible le jeu majeur qui se produit lorsqu’on regarde à travers une fenêtre, celui qui fait se confronter en nous indéfiniment une certaine transparence à l’opacité du monde.

Mais le point majeur de cette recherche qui allie avec précision les éclats de la déconstruction à ceux d’une reconstruction à la fois émotionnelle et pensée, c’est de nous permettre, à nous spectateurs de ces photographies, de prendre conscience de cet aspect souvent oublié, et qui est pourtant au cœur de la puissance propre des images, qui fait que la contiguïté des formes que l’œil et le cerveau déconstruisent et reconstruisent à grande vitesse, se fond dans la continuité des instants. En nous offrant, à nous spectateurs, de percevoir une sorte d’image-mouvement, Chung-Liang Chang nous fait entrer dans le processus même de la création.

En effet, ce sont alors des questions d’ordre plastique qu’il se pose. Outre la question des rapports induits par la contiguïté des plans découpés et recomposés des images, il y a celle de la marge blanche, celle de la transparence et celle de la superposition de chaque image. C’est alors vers la reconnaissance de l’existence d’une frontière floue entre dehors et dedans, entre les formes de l’intimité et les formes de « l’extimité » qu’il nous conduit. À ce stade, chaque image peut être « lue » comme relevant de la peinture. Mais une peinture contemporaine en ce qu’elle inclut en elle des temporalités multiples.

Chaque image de cette série est portée par une dynamique précise et efficace. Il y a d’une part un mouvement qui va de l’intérieur vers extérieur, un mouvement qui témoigne de la contiguïté entre l’intimité et « l’extimité », un mouvement qui nous fait glisser du spatial vers le temporel, et d’autre part le mouvement propre à l’expression picturale, le mouvement de cadrage permanent que l’œil-cerveau accomplit pour extraire du flou du monde une image ordonnée. Et puis, au-delà des images, mais portée par elles il y a la présence de ceux qui vivent dans les décors que l’on voit ou devine, la présence, douce et obsédante de la fiction.