dimanche 31 octobre 2021

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Pas de photos, seulement des dessins

, Bernard Perrine

Bernard Perrine explore les liens entre bande dessinée et photographie.

Pas de photos, seulement des dessins

Tel est le titre que Plantu a donné à un de ses albums [1].

Pourtant, photo et bande dessinée, depuis leurs origines, n’ont pas cessé de faire route ensemble, se confortant l’une l’autre dans leur accession à la reconnaissance de ces arts de l’image et de l’imaginaire.

Dans Le Bouquin de la bande dessinée [2], au chapitre photographie, Thierry Groensteen nous apprend qu’elles font naissance commune en 1827, et nous conte leur histoire. Alors que Nicéphore Niépce (1765-1833) photographiait – héliographiait - sa « vue du Gras », à St- Loup-de-Varennes, le genèvois Rodolphe Töpffer (1799-1846) réalisait la première version de M. Vieux Bois, « une littérature en estampes » considérée comme la première bande dessinée, autographiée et publiée en 1837 à peu près aux mêmes dates que le daguerréotype de Louis-Jacques Mondé Daguerre (1787-1851).

Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre et Frédéric Lemercier, Le Photographe, 2003. Éd. Dupuis

Mais tandis que Töpffer va s’acharner à pourfendre l’invention « De la plaque de Daguerre. À propos des excursions daguerriennes » [3], on verra le caricaturiste Gaspard-Félix Tournachon dit Nadar (1820-1910), auteur de La vie publique et privée de Mossieu Réac (1848), faire le chemin inverse pour rejoindre une industrie photo en pleine expansion qui, de plus, lui offre le moyen de réaliser son « Panthéon ».

À partir de là, que ce soit sur la forme, la construction du réel ou de son illusion, les deux expressions feront route commune avec leurs emprunts de connivence ou leurs drames fictionnels.

La photographie comme aide à la création.
Les travaux d’Eadweard Muybridge ou Étienne-Jules Marey sur la chronophotographie ont apporté aux peintres et aux dessinateurs des clefs pour donner de la véracité aux mouvements de leurs personnages. Mais c’est en photographiant ou en faisant photographier mannequins, animaux ou objets animés qu’ils estimeront qu’ils sont encore plus près de la vérité du geste ou du mouvement. Pour asseoir un décor ou une ambiance, ils s’appuieront sur la fonction documentaire de la photographie par le biais des repérages, quand ils ne préféreront pas accumuler revues, magazines, catalogues de toutes sortes, cartes postales ou maintenant, recourir à Internet.

Des habitudes et des pratiques qui se sont intensifiées avec l’arrivée de la photographie numérique et surtout de l’ordinateur qui permet de masquer plus facilement les origines des documents photographiques ou à l’inverse de créer de vraies fausses photographies. Dave McKean réalise ainsi des albums où une même planche intègre dessin, photographie couleur, collage de documents ou de pages de journaux, pour créer des « images impossibles ».

Black Dog, the Dreams of Paul Nash Pg 86-87, Dark Horse 2016

La photographie comme « attestation » dans le récit mémoriel.
Dans Photographie et mémoire dans la BD, Isabelle Delorme [4] s’interroge sur la place qu’occupe la photographie dans les BD et en particulier dans les récits mémoriels historiques, un genre apparu aux confins des années 2000 (Maus d’Art Spiegelman...). L’utilisation de la photographie, sous diverses formes, y est presque systématique car elle «  renforce la fonction mémorielle, augmente le rapport à l’intime et au passé du récit  ». Une référence au fameux « Ça a été » de Roland Barthes qui s’avère contesté lorsque le dessinateur vient créer des fausses photographies ou des recréations de vieilles photos jaunies de portraits de famille. L’outil numérique permettant aisément de foire croire que le dessin est photographie et inversement.

Avec le temps, on voit aussi que la photographie ne se cache plus, elle apparaît à l’intérieur du récit : phylactères manuscrits ou tapuscrits viennent se superposer aux images. On verra ainsi, en 2012, Patrick de Saint-Éxupéry insérer des photographies noir et blanc dans un album en couleur pour« signifier » le passé du génocide rwandais de 1994.

Avec Le Photographe [5] d’Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre et Frédéric Lemercier, la BD rejoint le photojournalisme. Ici point d’artifice, la photographie, de la planche de contact à la case, y occupe même parfois la page entière. Elle confère à l’album une authenticité que l’on retrouve même implicitement dans le dessin.

Avec La Fissure, Kérosène ou Cartier-Bresson, Allemagne 1945 [6], on se trouve plutôt dans un récit entre livre photo et roman graphique, un monde proche de l’univers de la BD mais qui n’en est pas une, pas plus qu’un Roman-Photo. Ce dernier se rapprochant plus des planches contacts des photographes ou du film. Hérité de cette photolittérature initiée par Alphonse Daudet à la fin du XIXe, voire du constructivisme russe des années 1930, le Roman-Photo ou « film en planches dessinées » serait né en 1947 dans le magazine Italien Il Mio Sogno, avant d’être en quelque sorte décliné par Cino del Duca avec Nous Deux. Une histoire brillamment retracée lors de la grande exposition «  La vie en Roman-Photo » présentée au MUCEM à Marseille en 2017-2018. Elle montrait clairement que si nombre de célébrités (Sophia Loren, Gino Lollobrigido, JohnnyHallyday, Mireille Mathieu, Dalida, Dick Rivers, Hugh Grant...) doivent leur début de carrière au roman-photo, les critiques n’en furent pas moins virulentes. Véritable industrie, ce genre universellement méprisé est pourtant devenu le best-seller de la culture populaire. Il fut accusé de mièvrerie et de perversion.

Tardi et Legrand, Tueur de cafards, 1985. Éd. Casterman

Pour Barthes, Nous Deux est plus obscène que Sade. Nouvel opium du peuple pour les communistes, il sera l’objet d’une encyclique du Pape Jean XXIII pour mettre en garde contre ses dangers et Michelangelo Antonioni en fera une satire féroce en 1949. En France, le professeur Choron et son cénacle entraîneront le roman-photo vers la satire. Il donnera naissance à toute une génération d’auteurs tandis que les situationnistes de Guy Debord le détourneront pour en faire des tracts politiques subversifs. Pourtant, si photographie et BD ont su atteindre leur reconnaissance artistique, Regis Debray [7] n’hésite pas à les renvoyer dans « l’après spectacle » et à prédire« leur noble embaumement en les envoyant rejoindre peinture et sculpture dans les graves sanctuaires de la respectabilité est esthétique ». ■

Article paru dans La Lettre de l’Académie des Beaux-Arts n°94.

Notes

[1- Plantu, Pas de photos. Seulement des dessins, Éd. Le Monde, 1997

[2- Le Bouquin de la bande dessinée, publié en co-édition avec la Cité internationale de la bonde dessinée et de l’image (Angoulême, présente un état complet et structuré du savoir et de le pensée sur la bande dessinée.

[3- De la plaque de Daguerre. À propos des excursions daguerriennes, 1841, republié en 2002 chez Le temps qu’il fait.

[4- Isabelle Delorme, Photographie et mémoire dons la BD, Sciences Po Art & Sociétés

[5- Le Photographe, Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre et Frédéric Lemercier, Éd. Dupuis, 2003.

[6- La Fissure de Carlos Spottorno et Guillermo Abril, Éd. Gallimard ; Kérosène d’Alon Bujok et Piero Mocolo, Éd. Futuropolis ;
Cartier-Bresson, Allemagne 1945, Jean-David Morvan, dessins Sylvain Savoie, photographies HCB, Éd Dupuis.

[7- Regis Debray, Vie et mort de l’image : une histoire du regard en Occident, Folio essais, 1995.

Regards croisés
Plantu et Reza
A la croisée des chemins, Plantu et Reza ont entamé ces dernières années une collaboration suivant leur désir de faire œuvre commune, de marier leurs deux regards sur le monde et leurs modes d’expression pour aboutir à un ouvrage à la croisée de la bande dessinée et de la photographie dans la veine de Dave McKean. Ils ont ainsi imaginé près de quatre-vingt œuvres associant les dessins de l’un aux clichés de l’autre. Ces créations, commentées par Plantu et Reza, sont réunies, pour la première fois, dans cet ouvrage.

Double-page extraite de Regards Croisés, Plantu Reza, ed Gallimard