dimanche 3 octobre 2021

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Paradise

, Christian Globensky

Développant un concept tout à fait original de composition musicale lowtechno, parce que l’unique instrument est un petit lecteur CD portatif (Tehcnics SL-XP300). Appelée CD-Trash, parce que recyclant des CD-audios destinés à la corbeille : rayés, traînés dans la poussière — ils sont bons pour la poubelle — cette musique est donc composée à partir des multiples samples ainsi récupérés.

CD-Trash & Samples, 22’15"

Paradise (le paradis) est ici synonyme d’Apocalypse now. Le film de Francis Ford Coppola, tout d’abord. Et du colonel Kurtz, alias Marlon Brando ensuite. Presque tous les samples (échantillons) de voix que l’on y entend sont tirés de ce film, du speech final de Brando. L’Horreur y est partout répétée. L’Apocalypse s’est déjà produite maintes et maintes fois. Et nous en sommes les survivants. C’est aussi la bande son d’une exposition, Reste et ressentiment (le Paradis) — dont nous retraçons ci-dessous le parcours — plonge aux origines de la langue pour désigner le jardin qui se ferme sur lui-même : le Paradis — se protéger ou en exclure les indésirables ? Dès lors la question posée, l’horreur guette l’intrus. Il lui faut franchir un portique tonitruant, puis un champ de mines conceptuelles, se frotter à du barbelé… Une plaque tectonique interactive ébranle l’univers sonore de cette scénographie tout en camouflage où des valises lumineuses délivrent d’étranges messages...

Christian GLOBENSKY · PARAIDSE

(https://soundcloud.com/user-420214006/sets/paraidse)

01 - The Horror

Sur le premier titre, on y entend répétés « L’horreur, l’horreur… l’horreur… », les trois derniers mots scandés par l’un des plus célèbres colonels du cinéma de guerre américain. Agonisant, halluciné par la terreur et la souffrance, Kurt (alias Brando) extirpe la « puanteur du mensonge » de son être, en répétant ce mot, tel un mantra, jusqu’à son dernier souffle : l’horreur. Devant ses yeux, l’horreur s’est faite chair, il a vu son visage, son masque. Sans doute, le même masque qu’Eschyle porta sur la scène de la tragédie attique. Et sous ce masque, un dieu, un seul, Dionysos posait cette même question aux Hellènes : comment ne pas devenir fou devant tant d’horreurs et de souffrances, devant une apocalypse qui se déroule là, sous nos yeux, now…

01 champ de mines
Champ de mines conceptuelles (2005) serre-joints, cubes de plexiglas, 420 x 320 x 18cm.

L’étude de l’évolution parallèle de concepts philosophiques issus d’une même ère linguistique (si étendue que soit l’ère indo-européenne) est une aide précieuse pour déminer notre époque à haut risque. C’est notre Champ de mines conceptuelles (2005) : les noms-concept sont des termes minés. Où encore des non-concepts déterminés. L’étymologie du mot « concept » plonge jusqu’à la racine indo-européenne kap=tête (caput en latin) qui à l’origine désignait à proprement parlé le crâne, comme en témoigne le sanscrit kapalam, crâne. Ou bien encore le terme désignant le chignon ornant la tête du bouddha, kapucchalam — on entend notre mot capuchon. Et c’est aussi le même mot pour désigner le « chef » et le verbe « prendre ». Et dans ce dernier cas, l’indo-européen *kap se rattache directement au sanscrit kapati qui signifie : « deux poignées ».

02 - They Lie

L’Apocalypse s’est déjà produite maintes et maintes fois. « Ils mentent, ils mentent et nous devons être miséricordieux avec ceux qui mentent », s’entend-t-on crier sur le second titre, Paradis — toujours la voix ("une voix...") de colonel Kurtz, cette fois tirée d’enregistrements interceptés de l’armée américaine. Apocalypse Now de Francis Ford Coppola va bien au-delà de son sujet, la guerre du Vietnam. Et cette fable maintenant mythique, transposée sur le mode d’un opéra psychédélique, a bien la même fonction que toutes les autres fables : celle de nous rappeler en un instant, en un éclair d’intuition, ce que des millénaires d’expériences vécues ont éprouvé, senti et professé. Rappelez-vous aussi que héros, en grec, signifie protecteur… Ce héros est bien celui qui a le courage et la volonté de remettre en cause la cité et la loi au péril de sa vie, de son propre équilibre psychique. Et repensons enfin au Prométhée d’Eschyle ! — Eschyle, chez qui l’on trouve pour la première fois le mot démocratie…

02 Sas Paradis R R 2021

Le Sas Paradis (2004) produit du son et de la lumière. Un capteur placé au sol provoque, lors du passage d’un spectateur, une brève séquence sonore accompagnée d’un effet lumineux. La partie haute du sas contient tout l’appareillage. Le capteur disposé au sol envoi un signal vers un automate programmable qui déclenche le fonctionnement d’un sampler sur lequel a été numérisée une séquence sonore de 12 secondes, ainsi que l’animation lumineuse pilotée par une carte électronique dédiée, qui par une variation pro-grammée, accompagne l’effet sonore. La conception et la réalisation mécanique du Sas-Paradise ont été confiés à Daniel Kommer, professeur de volume de l’ÉSAL/etz.

03 - It’s my nightmare

Le tout prend la forme d’étonnants mantras, qui nous invitent à développer un flair afin de reconnaître le mensonge comme mensonger, et de ne jamais s’habituer à la "puanteur du mensonge" — comme le dit si bien le colonel Kurtz, ne faudrait-il pas nous reposer encore une fois tout un ensemble de questions afin de reprendre l’enquête : y a-t-il encore pour nous une manière d’endosser cette fonction, c’est-à-dire d’œuvrer par-delà le bien et le mal, par-delà l’ordre moral et religieux établi, sans pour autant devenir un outsider en proie à la folie ? Ou bien, peut-on raisonnablement croire qu’il y ait un remède, une thérapie, voire un enseignement ? Kurt incarne cette figure du Héros tragique. De métamorphoses en supplices, d’initiations en exils, gloire et honte le poussent jusque dans son ultime retranchement : la folie.

03 Valise Paradis R R 2021
Les Valises Paradis (2004), installation portative et interactive, 35 x 31 x 12 cm.

L’écran LCD de la valise affiche la date du jour et l’heure précise de son dernier déplacement. En saisissant une valise, la date et l’heure se réactualise automatiquement. En gardant la valise inclinée, apparaissent ensuite des phrases issues d’un générateur de texte aléatoire. Un capteur de position active l’affichage des phrases défilantes lors de la préhension de la valise. Une carte électronique équipée d’un micro-contrôleur a été conçue par l’ingénieur Francis Bras. Cette carte pilote un écran LCD. Les phrases sont enregistrées dans la mémoire E-Eprom via une interface midi via une interface pur data. Les valises sont totalement autonomes — une batterie permet de les alimenter durant plus de 10 heures d’affilée.

04 - Perfect, genuine, complete, pur

Alors, Pour l’armée qui l’emploie, il ne peut y avoir d’autre diagnostic : il se prend pour Dieu ! Seul un Dieu Unique peut être aussi cruel, aussi redoutable devant les incroyants et punisseurs jusqu’à l’enfer, jusqu’à l’Apocalypse du jugement dernier ! Kurt prédéfinit alors une double mission au soldat qui mettra fin à sa souffrance, l’assassin Willard : celui-ci devra, de plus, voir à ce que son fils soit épargné de l’ignominie de cette Horreur : le mensonge, la « puanteur du mensonge », qui ne doit à jamais l’aveugler.

04 Plaque tectonique R R 2021
La Plaque Tectonique (2005) installation sonore interactive, 60 x 60 x 3cm.

Le spectateur, debout sur une plaque sensible, interagit avec le son par de légers déplacements du corps. Les mouvements déclenchent des processus sonores et répartissent les sons diffusés par huit enceintes acoustiques à travers l’espace. La Plaque Tectonique est équipée de 4 capteurs FSR détectant la répartition du poids d’une personne en temps réel. Le système est relié à une carte électronique d’acquisition de données. Celles-ci transitent vers un ordinateur PowerMac G5 à travers une interface USB/Midi. Le logiciel Max MSP a été programmé par Tom Mays pour obtenir une spatialisation sonore sophistiquée : le son est transmis à travers une carte d’interface audio disposant de 8 sorties indépendantes reliées à 8 enceintes amplifiées, réparties sur une distance de plus de 30 mètres.

05 - You have no right to judge me

Cette exposition Reste et ressentiment (le Paradis) plonge aux origines de la langue pour désigner le jardin qui se ferme sur lui-même : le Paradis — se protéger ou en exclure les indésirables ? Dès lors la question posée, l’horreur guette l’intrus. Il lui faut franchir un portique tonitruant, puis un champ de mines conceptuelles, se frotter à du barbelé… Une plaque tectonique interactive ébranle l’univers sonore de cette scénographie tout en camouflage où des valises lumineuses délivrent d’étranges messages...

05 Trimantra R R 2021
L’installation Trimantra (2005), installation vidéo interactive, 170 x 60 x 50 cm.

Les trois moniteurs sont pilotés par un ordinateur Apple PowerMac G5 équipé de 3 cartes vidéo. Le logiciel d’interaction en temps réel Isadora permet de gérer ces 3 écrans simultanément pour un affichage parfaitement synchronisé. Un sous-programme autonome fournit à chaque écran le mode d’affichage voulu. La synchronisation avec la Plaque Techtonique (2005) est assurée par une communication Midi avec l’ordinateur G5 équipé du logiciel Max, qui gère lui, la spatialisation sonore (voire ci-dessus )

06- Wihtout judgment

Je voulais avant tout éprouver le spectateur, qu’il ne sorte pas indemne de cette exposition. D’où le sens de la scénographie développée pour cette exposition — et du mot entre parenthèse (paradis) dans le titre de l’exposition. D’un côté, cet immense filet de camouflage et de l’autre, une toile de chantier verte délimitent un espace à la fois fermé et ouvert, où deux conceptions du jardin se confrontent. L’étymologie du mot paradis : un mot perse désignant le jardin. Jusqu’à sa racine indo-européenne : un mot sanscrit désignant le petit mur qui ferme sur lui-même le jardin. Alors, s’agit-il ici de protéger le jardin ou d’en exclure les indésirables ? Dès lors la question posée, l’horreur guette celui qui tenterait de s’en détourner. Cauchemar, mensonge et jugement viennent obscurcir ce Paradis (2005), titre de la spatialisation sonore pour huit enceintes dont le filet de camouflage était la figure. Mais elle devait aussi nous mener à autre jardin, celui où l’on fait la guerre au mode de perception que l’on a de soi-même*. C’est aussi le sens de la série des miroir-poignées : l’illusion d’une saisie conceptuelle.

06 Bouche à Oreille R R 2021
Les Bouche-à-oreilles (2005) installation vidéo interactive, casque-micro.

Une vidéo est visible sur un écran. Un casque permet d’écouter mais aussi de réagir par la voix grâce au micro intégré. Les interventions vocales du spectateur font apparaître des phrases animées en surimpression et de façon fugitive. Le micro électret, utilisé ici comme capteur de déclenchement, est connecté sur une carte convertisseur analogique/numérique (fourniture société Interface-Z). Les informations (protocole Midi) issues de cette carte sont acheminées via une interface USB/Midi vers un ordinateur Apple eMac G4. Le logiciel Isadora permet de gérer le déroulement de la vidéo, le son, le fonctionnement du micro, et la superposition graphique des phrases.

07- Like I was shot

Si l’on refuse l’illusion de la foi, la miséricorde infinie du Dieu Créateur, bref, les fables des religions monothéistes, si l’on préfère vouloir savoir, comprendre et créer le réel, alors ce réel nous apparaît tel qu’il est, tragique. Le premier rapprochement fait entre Nietzsche et Bouddha s’est opéré par le biais d’une hyperhybridation d’auteurs. J’ai vraiment compris la pertinence de cette filiation lorsque j’ai réalisé de quelle manière Nietzsche réengage l’Illumination du Bouddha : tout le langage formé par la métaphysique gravite autour d’un noyau dénommé ressentiment. La vertu essentielle chez le Bouddha est justement, selon Nietzsche, « d’être libre de tout ressentiment ».

07 Bouddha Orphée R1R 2021
Bouddha et Orphée (2005) barbelé, tirage numérique, encollé sur plexiglas, 220 x 70 x 70 cm.

Un travail de collecte d’image effectué sur plusieurs années : au tout début de ce travail, je remplissais un caddie à la médiathèques de livres, de revues (Arts, architecture, cinéma, science) ; et j’effectuais un travaille analogique de superposition et de panoramique, le but étant de créer dans un long travelling une vision kaléidoscopique de notre univers culturel, ses extases et ses angoisses.

08- The strenght to do that

La création passe alors par ce renversement des valeurs — significativement induit dans le terme nirvana : littéralement extinction. C’est-à-dire l’extinction de toutes ces petites passions qui entraînent le ressentiment, conçu ici comme une rétroaction. Bouddha va à l’essentiel : le moindre petit reste de ressentiment produit une réaction que nous subissons, telle une frustration de cause* qui n’est pas le fait de notre entier vouloir. Cette posture nous permet de voir la mort d’une idée*. Reste et ressentiment forment des cycles qui se mordent la queue, desquels on peut et on doit s’échapper.

08 Centre ressources R R 2021
Le centre de documentation (2005) site internet, installation vidéo interactive, CD audio, livres, revues, tracts. Vue de l’exposition de Christian Globensky, Reste et ressentiment (le Paradis), à la Galerie de l’Esplanade, Metz.

Frontispice : Brando le Grand, carte postale, KTA Studio, 2021.