lundi 2 décembre 2019

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Odysseus, l’Autre monde

, Michaël Duperrin

Un livre photo / texte de Michaël Duperrin, avec les contributions de Pierre Bergounioux et Thierry Fabre.

L’Odyssée est l’histoire d’un homme qui veut à la fois retourner chez lui et aller voir le monde de l’autre. Il mettra 10 ans à rentrer et en reviendra transformé. Sur une décennie, Michaël Duperrin refait le voyage dans les lieux supposés des errances d’Ulysse. Il tisse des échos entre l’antique fiction et la réalité présente. Odysseus, l’Autre monde retrace la première partie de cette expérience, et nous immerge dans le monde des dieux, des monstres, des Enfers et des sirènes.

Les photographies d’Odysseus, l’Autre monde sont tirées en cyanotype, un des premiers procédés de tirage photo, qui doit son nom à sa couleur. Alors que nous voyons la Méditerranée et son ciel d’un bleu intense, le mot « bleu » n’existe pas dans la langue d’Homère. L’adjectif qui plus tard désignera un bleu foncé renvoie dans l’Odyssée au monde de la Nuit et des Enfers, c’est-à-dire à l’Autre monde. Ce livre flux entrelace les images et les mots de Michaël Duperrin, qui a également invité deux auteurs dont les écrits l’ont accompagné dans son projet à embarquer dans son Odysseus.

Extrait du texte de Michaël Duperrin

Ici tout est vrai, ici tout est fiction.
— Aragon, lettre à Luis Hesse

Tout débute dans la région de Naples. La chambre d’hôtel donne sur la mer comme annoncé. C’est bien elle que l’on peut voir au loin derrière le terminal pétrolier. Au premier plan, la route dessert une station-service. La nuit venue, j’observe le manège du pompiste dont la silhouette se découpe dans la lumière artificielle. Tantôt il est assis, immobile, tenant sa tête à deux mains, coudes appuyés sur les genoux. Tantôt il déplie brusquement son long corps noir pour servir un client, laver un pare-brise donner un coup de balai au sol avant de retomber, prostré sur sa chaise, jusqu’à la prochaine décharge qui le mettra en mouvement. Dans la chambre, la climatisation bruyante fonctionne mal. Si l’on ouvre la fenêtre pour profiter de la fraîcheur, c’est la circulation qui empêche de dormir.

Pour connaître le chemin du retour à Ithaque, Ulysse se rend jusqu’au seuil du royaume des morts. Il y croise les ombres de ceux qu’il a aimés ou haïs, aujourd’hui morts aux « têtes encapuchonnées de nuit ». Les anciens situaient la porte des Enfers dans la zone volcanique des Champs Phlégréens, quelque part entre le lac d’Averne, la Solfatara et le sanctuaire de la Sibylle à Cumes.

Il plane autour de la Sibylle et son antre un flou qui ne dépareille pas avec ses oracles énigmatiques. En 1932, des fouilles mettent à jour une vaste architecture composée d’un tunnel bordé de niches desservant plusieurs salles. On s’empresse d’y reconnaître l’antre décrit par Virgile dans l’Énéide : « La paroi énorme de la roche était taillée en forme d’antre où conduisaient cent larges entrées et cent portes ; il en sortait autant de voix, réponses de la Sibylle. » Cette identification a depuis été invalidée : il s’agirait d’un bâtiment militaire.

Je m’avance au hasard sur un sentier ombragé. Le vrombissement des mouches se fait rapidement cacophonie et le chemin finit en impasse devant une cave voûtée dont l’accès est interdit par une grille cadenassée. Je découvre ce qui attire les mouches : la fraîcheur de la cave et les innombrables étrons qui jonchent le sol. Je n’en imagine pas moins que ce pourrait être là le fameux antre. Je fais demi-tour, mi inquiet, mi amusé de ma propre propension aux élucubrations. Dans les bois alentour, de « hauts peupliers » semblent signaler l’abord des Enfers, mais pas de traces des « saules aux fruits morts » indiqués par Circé.

En rentrant je fais un crochet par la station-service et reste à bavarder avec l’homme dont j’observais hier soir les mouvements depuis le balcon. Il parle le meilleur anglais entendu depuis mon arrivée en Campanie. Je lui offre une cigarette, nous fumons à côté des pompes à essence sans qu’il s’en préoccupe. Il est sud-africain, venu en Italie pour y trouver de meilleures conditions de vie. Naples l’a accueilli, mais il y a trop peu de travail et d’argent. À la station-service, il n’est pas payé, il ne reçoit que les tips que l’on veut bien lui laisser. L’homme bondit vers chaque voiture qui s’arrête, nous reprenons la conversation à son départ. Pompiste est son second job. Il a une femme et deux enfants, et son salaire ne suffit pas, alors il le complète ici par quelques heures en fin de journée. Une nouvelle cigarette succède à trois voitures, un lavage de vitres et un pourboire. Il parle comme il bouge, par jets soudains. Ses gestes sont précis et tranchants. Le menton est fier mais sans arrogance, le regard du même métal. Je ne perçois en lui aucun regret ou ressentiment mais une force inébranlable, la certitude qu’un jour il parviendra enfin à bon port. Il économise ce qu’il peut pour partir en Allemagne avec sa famille. Là-bas il y a du travail, de l’argent, une vie meilleure à offrir à ses enfants. Il est tard ; nous nous saluons. Dans l’escalier de l’hôtel, je réalise que je ne connais pas le nom de cet homme. Il me revient à l’esprit une des périphrases qui désignent Ulysse : le héros d’endurance.

À la Solfatara, le soleil de midi est écrasant. C’est l’heure où seuls sortent les chiens et les Français. Je fais le tour du cratère d’où s’échappent en permanence des vapeurs de soufre. Je reste au milieu des fumeroles qui s’élèvent de la terre fendue. J’y vois les psychés - l’âme et le souffle - des morts invoquées par Ulysse. Elles ne parlent plus, mais par instant, les volutes dessinent des figures qui se mettent à m’observer. Après trois heures de prises de vues, la tête me tourne brusquement. Chez les Grecs anciens le soleil n’a rien du souriant complice du plagiste, c’est un dieu terrible, bien que nécessaire à la vie.

Lorsque je reviens à l’hôtel, le héros d’endurance est à son poste. Je veux d’abord me rafraîchir, mais m’endors. La nuit est tombée lorsque je ressors. Je traverse la station-service déserte d’un pas désœuvré, m’assieds sur le muret qui délimite le fond. Au-delà s’étend un terrain vague. Des voitures passent au loin sur la route, l’une d’elles ralentit et klaxonne. Le phénomène se reproduit plusieurs fois avant que j’identifie une puis deux silhouettes au pied d’un poteau électrique. Une voiture s’arrête, moteur allumé, et repart en ne laissant qu’une tache blanche dans la lueur des phares. J’allume une cigarette ; la tache s’anime, traverse la route, s’avançant lentement. Je distingue une courte robe blanche qui oscille rythmiquement, comme en lévitation, puis de longues jambes noires qui la relient au sol. La femme s’avance, lascive et désinvolte, jusqu’à s’arrêter à quelques centimètres de moi. Elle sourit, approche une cigarette de ses lèvres, demande du feu, que je lui tends, et propose une passe, que je refuse. Elle me considère, étonnée, comme si cette réponse était improbable, avant de s’éloigner comme elle est venue, lâchant un « va bene » qui résonne encore à mes oreilles comme un modèle de prononciation et d’indifférence au sort adverse.

« Il était une fois, la Méditerranée… »

(Extraits du texte de Thierry Fabre)

La Méditerranée n’existe que pour autant qu’elle se raconte. Elle est faite de ce tissu de songes, de cet inlassable désir qu’elle inspire de raconter des histoires.
Il était une fois, la Méditerranée… Cela fait si longtemps, depuis l’Iliade et l’Odyssée sans doute, que cette mer toujours recommencée trouve dans l’écho de nos paroles et de nos récits une existence, bien au-delà de son évidence géographique. Une mer entre les terres qui est bien plus qu’une mer avec des poissons dedans. Elle prend sa place dans le monde en ce qu’elle nous éveille à un autre monde, imaginaire, imaginal. « Là où les esprits se corporalisent et où les corps se spiritualisent », monde subtil, qui peut nous apparaître comme impalpable ou irréel, mais il gouverne nos passions et aimante nos désirs d’aller toujours plus loin. Quel goût aurait le voyage sans imaginaire ? Ce ne serait qu’un simple déplacement.

Chacun se raconte des histoires, et ce monde fait d’entre mondes que l’on appelle la Méditerranée, est un creuset qui ne cesse de nous inspirer, de nous emporter vers des périples lointains.
(...)
Il était une fois, la Méditerranée…
Des histoires, encore des histoires qui peuplent nos songes et transfigurent nos regards. Chacun son Ithaque, demeure ultime à retrouver parmi nos lointaines pérégrinations. Le poète d’Alexandrie, Constantin Cavafis , nous dessille les yeux :
« Quand tu prendras le chemin d’Ithaque,
souhaite que la route soit longue,
pleine d’aventure, pleine d’enseignements.
(…) Que nombreux soient les matins d’été
Où – avec plaisir et quelle joie ! –
Tu découvriras les ports que tu n’as jamais vus ;
(…) Ithaque t’a offert ce beau voyage.
Sans elle, tu n’aurais pas pris la route.
Elle n’a rien de plus à t’apporter. »

Ithaque, ou l’invitation au voyage, au départ sans autre nostalgie de retour que de fabriquer des histoires, des récits, des images aussi.

“Rhapsody in blue”

(Extraits du texte de Pierre Bergounioux)

(...) Un écrivain compte à proportion de ce qu’il nous touche. Homère demeure présent en ce que ses vers ont conservé, intacte, pour nous, leur puissance suggestive, leur vibration.

On ne fréquente pas impunément l’espace compris entre les plats de couverture des livres. À la société réelle, ils ajoutent celle des êtres fictifs qui, pour n’avoir d’existence que sur le papier, ne nous en sont pas moins chers et leur perte peut nous affecter autant et plus que celle des vivants. Quel haut seigneur de l’Ancien régime, en pleurs, bramant comme un veau, fait irruption au salon où l’on causait paisiblement. On se lève, l’entoure, s’empresse auprès de lui. Qu’est-ce donc qu’il lui arrive ? Il finit par s’expliquer. Il lisait La Nouvelle Héloïse et trouve encore la force de crier, à travers un nouvel orage de larmes : « Julie est morte ».

Que dit Borges, d’un livre sur l’autre, sinon que l’important, le réel – ce qui a des conséquences – peut migrer aux pages des volumes imprimés et, de là, gouverner ce qui se passe de l’autre côté, ordonner, en secret, le théâtre d’ombres que devient, en retour, la réalité.

L’écrit a démesurément étendu notre puissance et notre être. L’oubli a été dépouillé de ses pouvoirs. Rien ne se perdra plus ni ne mourra. Le temps peut être retrouvé.

Mais il y a une rançon à pareille conquête. Nous ne pouvons plus ne pas nous souvenir. Nous gardons présente à l’esprit l’absence des choses passées. (...) Comme toutes nos occupations, la lecture a ses pathologies, physiques, avec la myopie, la scoliose, et morale. Celle-ci, sous ses formes les plus aiguës, s’apparente à la mélancolie telle que l’a définie Pinel : « L’extrême intensité d’une idée exclusive et propre à absorber toutes les facultés de l’entendement. C’est ce qui fait la difficulté de la détruire ».

Le temps passe mais non pas l’espace. Nous pouvons, bien sûr, ne rien savoir des heures qui ont devancé la nôtre et ne pas souhaiter être éclairé à ce propos. Les peuples heureux n’ont pas d’histoire. Mais nul ne saurait plus ignorer qu’il est pris dans son cours impétueux, irrésistible, entre un avant dont il a désormais connaissance et l’énigme éternellement renouvelée de l’avenir. C’est un trait distinctif de l’ère contemporaine que, par suite de la généralisation de l’enseignement, les habitants des pays développés ont une idée assez précise des âges qui ont précédé et expliquent le leur. Non seulement, « toute l’histoire est présente dans l’objectivité du monde social et dans la subjectivité des agents qui vont faire l’histoire », mais ils en sont conscients.
(...)
C’est peut-être un autre trait de la période actuelle qu’elle offre un remède aux maux qu’elle engendre quand nos ascendants restèrent démunis face à la famine, à la peste, à l’affreuse mortalité néo-natale, aux rages de dents, à l’arbitraire seigneurial, à l’ignorance… Il existe un palliatif à la myopie, les lunettes ou les verres de contact, comme à l’intrusion des êtres fictifs, du passé dans la réalité présente. Des mots, par exemple, qui établiront, noir sur blanc, sur le papier, quel trouble étrange s’ensuit ou, encore, des images qui vont fixer, en les externalisant, les états ambigus, douloureux que peut engendrer la culture lettrée. Un autre Grec, Aristote, attribue déjà un pouvoir cathartique à l’expression artistique.
(...)

Michaël Duperrin est artiste, photographe et journaliste photo. À la frontière du mythe, du document et de l’intime, sa pratique de la photographie consiste tout autant à donner forme à l’invisible, qu’à explorer le réel à la recherche d’une rencontre avec l’autre.
www.michaelduperrin.com

Pierre Bergounioux est l’auteur d’une œuvre importante portant notamment sur la question de l’enracinement et du déracinement, dans un terroir, le langage, ou les déterminations sociales. Pour lui l’Odyssée est LE livre, prototype encore actuel de nos récits fondés sur la raison.

Thierry Fabre, essayiste, chercheur, commissaire d’exposition, éditeur et rédacteur en chef. Il œuvre à la promotion d’un universalisme méditerranéen à travers ses multiples activités, toutes portées par une approche sensible et incarnée.

sun/sun édite des récits en leur donnant corps : livres de photographie, objets graphiques et poétiques, textes littéraires et performances. En croisant les médiums et les disciplines, sun/sun porte des objets éditoriaux singuliers dont le fond et la forme dialoguent.

Odysseus, l’Autre monde
Paru le 17 novembre 2019
15 x 21cm - 128 pages - 50 photographies cyanotypes - reliure Otabind - papier Freelife vellum 140g - couverture Curious Matter Adiron Blue 270g + jaquette translucide sérigraphiée blanc
Procédé d’impression BMJN
Version anglaise sur demande dans un livret séparé. Traduction réalisée par Martine Aubert avec la participation de Donald Mac Donough.

En vente en librairie et sur le site de sun/sun éditions : https://sunsun.fr/editions/odysseus/

Prix de vente : 35 euros (32€ jusqu’au 15/12)
Tirage de tête (édition limitée à 30 ex) accompagnée d’un cyanotype original signé : 200 euros (180€ jusqu’au 15/12)
ISBN : 979-10-95233-12-1

L’actualité à venir de Odysseus :
Exposition au Festival Fictions Documentaires à Carcassonne jusqu’au 14 décembre
Participation à Rush Photobook à La Friche à Marseille / présentation du livre le 7 décembre)
Exposition de Odysseus à la Chapelle des Pénitents bleus à la Ciotat, du 11 Janvier au 10 Février / Vernissage le 10 Janvier à partir de 18h30
Participation à La Nuit de Lecture à La Ciotat, le 18 Janvier de 19h à 21h, lecture d’extraits des textes du livre Odysseus, l’Autre monde par Michaël Duperrin, Thierry Fabre, et de textes des poètes Aurélia Lassaque et Nicolas Dutent.
Participation à la Nuit des Idées à l’Institut Français d’Athènes le 30 Janvier : présentation de l’installation vidéo La traversée, extraite de Odysseus