dimanche 30 octobre 2016

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OVNI : une introduction

Le vis-à-vis du texte & de l’image

, Étienne Diemert et Virginie Rochetti

Ce numéro hors série OVNI s’ouvre sur un « point de vue » — auquel conduit une lente marche d’approche — qui permet d’embrasser l’étendue qui sépare le texte des images ! Un enjeu théorique ou une situation qui seront approchés à partir des caractères d’un objet visuel non identifié…

§1. Les OVNIS ou « petits hommes verts » ont suscité de multiples œuvres de science-fiction, qui sont autant de variations et de délires sur le même thème : de La Guerre des mondes de H.G. Wells (1898) à The Body Snatchers de Jack Finney (1955), en passant par Rencontres du troisième type de Steven Spielberg (1977) ou l’emblématique E.T. l’extraterrestre (1982) du même réalisateur… Ce qui se cache derrière l’invasion extraterrestre, c’est la figure menaçante d’un Autre méchant, depuis laquelle accoster aux rivages splendides de la paranoïa…

OVNI : il débarque, intempestif.

La revue OVNI se sert de ce thème rebattu seulement comme toile de fond ; elle s’empare du mode d’apparition de l’objet volant – son apparaître à valeur verbale – pour signifier la fulgurance du geste éditorial qui a présidé à sa création. Quel geste pour quel collectif et pour quel objectif ? Ce numéro hors série de TK-21 est le fruit d’un travail d’équipe, d’une somme de singularités, d’un ensemble ouvert qui mêle les parcours et les points de vue… Foin d’un comité éditorial ou scientifique ! Foin du magazine de presse, dont la forme figée répond à des standards historiques d’ordre, d’ordonnance et d’organisation ! Ce qui se donne à voir, à palper, à brouter, c’est d’abord un volume visuel, composé de doubles-pages à articuler comme bon vous semblera…

OVNI : il est comme la foudre – et le coup de foudre [1] – qui conduisent à la sidération.

Fulguration ou foudroiement ? Passion ou action ? Parmi les « météores » décrits par Aristote dans l’Antiquité, l’éclair — élément du monde céleste, qui échappe à la génération et à la corruption — occupe une place de choix :
« C’est de l’éclair et du tonnerre, du typhon, de la trombe d’eau chaude et des coups de foudre qu’il faut parler. De ces phénomènes, il faut supposer que le principe est le même. L’exhalaison, comme nous l’avons dit, est double, l’une humide, l’autre sèche […] Il y a des auteurs qui, comme Clidème, disent que l’éclair n’a pas d’existence réelle, mais qu’il n’est qu’apparence. Ils le comparent à un phénomène semblable, quand on frappe la mer avec un bâton : l’eau apparaît alors lumineuse dans la nuit. De la même façon, quand, dans le nuage, l’humidité est frappée, l’éclair est cette apparition brillante. […] Telles sont les doctrines des autres sur le tonnerre et l’éclair. Pour les uns, l’éclair est une réflexion, pour d’autres un éclat de lumière, tandis que le tonnerre est son extinction [2]. »

§2. C’est sur les brisées de Jean-François Lyotard que nous nous élancerons pour opposer le visible et le lisible comme deux ordres strictement hétérogènes. Leur rapport relève de la disjonction, comme se séparent, chez Jacques Lacan, le réel et le symbolique.

OVNI : dans un premier temps, il rend muet ; dans un second temps, il libère le discours.

La rencontre de l’image excède « ce que l’on peut en dire » (son propos, repris et modulé dans le commentaire) comme la simple perception de la forme (Gestalt) dans l’espace : elle est marquée du sceau de l’événement, elle fait événement pour le témoin-regardeur. Ainsi de cette jeune enfant de six ans, fascinée, mais de manière mortifère, par les stigmates de saint François d’Assise peints sur la fresque d’une église de Toscane… Cette mauvaise rencontre, à l’âge de six ans, formerait-elle l’ombilic d’une passion des images, chez cette jeune fille, qui la conduira de l’histoire de l’art au cinéma d’animation ? Il n’est pas interdit de le penser. Où l’on voit que l’événement, saisi dans les rets de la parole et dans les motifs de l’existence, ouvre sur le discours…

OVNI : il donne lieu à un torrent de mots — jailli de la bouche des témoins —, qui enveloppe les images dans l’après-coup. Saisis de logorrhée, ceux-ci commentent l’expérience visuelle à l’infini.

La séquence des événements — irréductible au simple quotidien — se prête merveilleusement à cette reprise, à concevoir comme examen, déchiffrement et travail psychique, qui permettra seule d’en extraire toute la sève. Les œuvres plastiques obéissent à la même logique et à la même temporalité : d’abord, expérience brute, expérience muette, face à l’œuvre ; puis réception qui en appelle aux pouvoirs de la parole et aux discours multiples qui viendront l’habiller (qu’il s’agisse de l’esthétique, de l’histoire de l’art, du journalisme, ou de la conversation mondaine).

§3. Redonnons sa dimension plastique au texte — qu’il soit création littéraire ou commentaire critique —, en le définissant comme pas-à-lire et en débordant le mouvement de la signification, de la « comprenette », si communément partagée.

OVNI : l’expérience visuelle est intime, impartageable et singulière, à l’opposé du « grand spectacle » qui divertit et ravit les foules. Lui répond l’expérience de la lecture, à condition que le texte se pare d’une puissance plastique et figurale.

Du plus loin que nous écrivions, il est question d’une seule et même chose : défaire la « clôture du texte » ! Non seulement ouvrir la littérature sur les autres arts ; non seulement ménager, au sein du texte, des trouées, des échappées visibles, des revoirs (« traces, empreintes laissée par le pied de l’animal chassé ») et des regards (« ouvertures dans un ouvrage d’art ») ; mais redonner sa puissance plastique et figurale à l’écrit : splendeur, vibrance et pouvoir térébrant !

Jean-François Lyotard : « Tout discours a son vis-à-vis, l’objet dont il parle, qui est là-bas, comme son désigné dans un horizon : vue bordant le discours. […] La froide prose n’existe presque pas, sauf au plus bas de la communication. Un discours est épais. Il ne signifie pas seulement, il exprime. Et s’il exprime, c’est qu’il a lui aussi du bougé consigné en lui, du mouvement, de la force, pour soulever la table des significations par un séisme qui fait le sens [3]. »

Pierre Guyotat : « La peinture guide ma main : toute ma création future est dans mon regard intérieur : que cessent les tourments de ma vie et la voici devant moi : toutes les figures de la fiction à faire sont là, toutes devant moi, avec tous les supports, tous les décors, toutes les lumières, tous les reliefs comme un tableau de la Création, à moi maintenant de les animer, de les faire parler sans en quitter une seule des yeux [4]. »

Coda. La vision pure serait un impensé qui demande le logos pour lui assurer existence. Trouver les mots pour sortir du régime d’ambiguïté ou d’équivocité — répondant au lieu des limbes — des images ? Oui, rendre compte par la parole ou l’écrit ou de l’expérience visuelle !

Notes

[1« Événement désastreux qui atterre, qui déconcerte, qui cause une peine extrême », selon le dictionnaire du Littré.

[2Aristote, Météorologiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2008, Livre II, 9, p. 255 sq.

[3Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971, pp. 13-15.

[4Pierre Guyotat, Coma, Paris, Mercure de France, 2006. Cité par Jacques Henric dans « La peinture mise en voix », in Pierre Guyotat. La matière de nos œuvres, Arles, Actes Sud, 2016.