jeudi 2 juillet 2020

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Nous avons tous une fenêtre sur la mer (Ruy Belo)

Seconde partie

, Werner Lambersy †

Vivez, vivez, astres solaires aux fantômes de soie... ainsi commence la seconde partie de cet inédit de Werner Lambersy qui ouvre pour nous une fenêtre sur la mer.

Vivez, vivez, astres solaires aux fantômes de soie, au chapeau de paille des galaxies, aux sorties de bain bigarrées, au sable fin et chaud des plages que vous me promettez

Je n’ai pas fini de sucer le galet d’amertume des rêves adolescents et les dragées d’amande de ma venue au monde, j’ai tant besoin de vous, ô vaches sacrées aux robes

Claires, aux mufles tendres comme des bras de mère, aux queues de comètes en fouet royal autour du trône des ténèbres car je promène les tortues en laisse de mes désirs

Est-il vrai que je ne connais que moi, moi et aussi peu que les noix dans leur brou d’obscurité, tombées de l’arbre gaulé par la tempête ou les vagabonds de passage

Lumière, diffuse encore, rejoins-moi, même si c’est de l’autre côté des miroirs de la chair, rejoins-moi j’ai besoin d’être plus large que la cosse somnolente qui me tient

Nos souffrances et la mort ne sont que des cailloux que les pigeons avalent, des noyaux de cerise que recrache l’éternité, jetez-moi le pain bis du pain perdu des pleurs

*

La clarté du jour me résiste, elle ne veut pas de mon éclaircissement et rejette mon abandon de la lumière noire qui fonde le monde et dont je jouissais comme d’un jus sombre

A peine me laisse-t-elle l’aura, l’aréole, l’auréole d’un tremblement comme la brume de chaleur au-dessus d’un lac ou le frémissement de l’objet tranquille sur un meuble

Qu’on ne peut toucher sans qu’il ne disparaisse aussitôt parmi les poussières d’une statuette en terre dans une tombe étrusque encore inviolée, qui parle ici du fond de l’air

Il y aurait plus de place dans le royaume des cieux pour un pommier qui n’aurait qu’une seule pomme, refuse de mourir par toutes ses feuilles, que pour tous les vergers

Qui ploient sous les fruits et dont les fruits finissent par pourrir en tas au pied du tronc que personne ne regarde, on peut se perdre tant que l’on veut même le feu

Nourrit la bûche et la cendre mais l’affirmation demeure dans les temps tout renaîtra par un seul et les pépins perdus ne le sont pas plus que les étoiles éteintes

*

Si c’est de nager qu’il s’agit qu’on me donne les membres qu’il faut et qu’on me laisse pénétrer dans la lumière, comme on le fait dans pour un bassin d’enfants ou la houle

Creuse qui couvre les hauts fonds ! Que je ressente cette ébriété joyeuse dont font preuves les dauphins qui cabriolent et replongent au-dessus de l’écume défaite

S’il s’agit de nager en pleine lumière comme un vitrail éclairé à midi jusqu’au milieu du chœur des officiants pendant l’office, qu’on me donne l’humilité du chant

Que mon regard subisse la contrainte des plombs, du plan prévu des architectes, maîtres de l’ouvrage et que les compagnons qui œuvrent à mes rosaces soient consciencieux

Il y va de l’édifice qui s’élève contre la pesanteur et s’élance avec nous dans les hauteurs du jour, que la charpente forestière de mes poutres soutienne mes vertiges

Que les contreforts extérieurs, les linteaux et les portiques aux anges souriants soutiennent comme des cils et des sourcils masquant et démasquant le mystère intérieur

*

La lueur à l’arrimage de ma vision comptait des milliards d’années mais les ténèbres lui restaient antérieures et le remplacement des unes par l’autre s’avérait difficile

C’était une musique douce et très intime, je n’avais pas besoin de piano à queue toujours laqué de noir ni de violoncelle à trimbaler dans son étui de cuir, j’étais prêt

Je l’écoutais comme un public religieusement recueilli dans une salle de concert ou une vaste bibliothèque aux reliures qu’on passe à la cire avec des peaux de chamois

Je ne peux cependant pas ignorer l’apparition dans cet horizon brouillé d’un signal persistant adressé à quelqu’un qui n’était pas encore tout à fait moi

Un brutal, brusque fond de l’œil dont le flash aveuglant se retire aussitôt en vous laissant aveugle sans douleur mais surpris de n’être plus maître de voir l’invisible

Je ressens pourtant avec une violence charnelle qu’il y avait un avant, mais avant quoi, qui m’échappe à tout jamais et dont on ne veut pas que j’oublie les feux d’artifices

*

Ça ne lui ressemble pas à cet hôte entre deux éclairages de ne pas saluer celle qui chaque jour vient tirer les tentures, les rideaux et glisser des lettres d’amour anonymes

Dans la veste usée du quotidien, puis annoncer à voix chantante ou chuchotée aujourd’hui il va faire beau et, ouvrant la fenêtre, lui faire entendre le chant des merles au nid

Mais il traverse encore tant d’ombre de lampes de poche sans piles et de cierges éteints entre deux doigts de fumée qu’il ne reconnaît pas la lumière domestique en tablier

*

Tout cela est compliqué, exige une concentration de moustique avant l’attaque en piqué, les gens parlent tout le temps, bougent dans leur demi-sommeil, comment voulez-vous

Vous préparer, et montrer à la foule qui attend le premier regard la tête que le bourreau vient de couper sur l’échafaud de l’aube, dites-moi, si elle cligne de l’œil ou non

Si les vieux chiens laissent des poils sur tous les fauteuils, comment savoir ce qu’abandonnent les images et ce qu’elles disent de la vie qu’on a vécue entre d’autres bras

*

Les poissons tournent en rond dans la cage de l’océan, les oiseaux dans celle du ciel et nous suivant les bulles fragiles de la vue qui ne voit le vent qu’à cause des arbres

Des vagues, des formes et des couleurs de ce qu’on suppose de l’âme et de la vie intérieure qui les agite, d’une branche à l’autre des forêts on accroche le fil de la guirlande

De l’horizon et l’aurore allume les lampions, chaque jour s’enfonce sous les draps fripés du crépuscule, l’iceberg des planètes fond : on peut se demander si tout va bien

*

La première vague de l’inondation générale a creusé la brèche dans la digue de terres noires, élargit l’ouverture et passe son lacet lumineux dans l’œillère, dans l’œillet mince

Et sur le chemin de hallage des silhouettes roule, roulotte par petites secousses bourbeuses la charrette brinquebalante des jeux d’ombre du théâtre de la mémoire d’hier

On avance, on avance, on crie, on hurle qu’il faut changer de cheval, on fouette celui qu’on a mais on va tomber c’est certain, l’eau couvre le paysage, entre dans les maisons

*

On n’a plus rien, on doute de tout, la séance de maquillage est ratée, il ne reste que des grimaces, est-ce la même chose pour les singes ou l’autruche qui pensaient en

S’éveillant soit aux gambades soit à la course et pour l’hyène et le lion différemment à la proie, combien de balises continuent de se balancer accrochées à nos rétines

Comme des moules de bouchots, quel est cet océan furieux qui s’approche en ignorant qui je suis et pourquoi cet œil qui rétrécit et se rétracte comme trop assailli

Des femmes, des femmes m’ont aidé à porter l’invisible, moi qui m’éveille au fond d’un puits dont je ne mesure pas la nappe et le sol nourricier ni la hauteur maçonnée

De l’autre côté de mon aveuglement seront-elles toujours là pour me faire toucher du doigt le visible, l’eau des larmes, celle de la soif où les lèvres se contenteront d’ouvrir

Comme une chatière le refuge d’une goutte de plaisir amoureux pour goûter à l’infini après tant d’inutiles poursuites dans la forêt profonde des appétits carnassiers du jouir

*

Le plus ancien du chœur antique de ma nature s’avance et conseille d’affronter l’éclat du jour, la morsure de la murène du soleil dans l’azur, l’ammonite de l’œil

De Ra, le pharaon des deux royaumes, de soulever la lourde trappe du souffleur, moi qui dilate déjà dans l’attente les oursins délicats de la vue et gonfle la rainette

Qui pond sous les eaux lacrymales ou les collyres de l’image, moi qui ne me maintiens que par paresse, peur ou indifférence, moi qu’un pont de singe sépare du vide

L’image comme du sable de plage entre les dents et sous les ongles, des mouchettes d’orage contre les vitres, ça vous entre partout, dans chaque interstice, chaque repli

Du cerveau, dans le cerneau de noix mis à nu, on ne peut rien faire et puis de quoi parle-t-on qu’on ne peut essuyer d’un revers de la main ni effacer d’un coup de chiffon

Quelque chose de la râpe à fromage des nerfs et de l’éternité usée jusqu’à la croûte, quelque chose du sparadrap impossible à décoller de la plaie de nos fantasmes

*

Je te rassasierai dit le monde environnant, je t’abreuverai d’images et même parfois d’une extase que je réserve à quelques-uns, tu pourras alors épier sous la porte

Le mince rayon de soleil que je laisse passer et regarder par le trou de la serrure le dos fuyant de la beauté, je te promets la vérité, le mensonge et ce qu’ils font

Ensemble pour qu’existe et résiste l’univers qui s’éparpille, ton œil qui s’écarquille comme la fleur du rhododendron puis referme sans comprendre ses nymphéas

Jamais on n’a vu d’oiseau aux yeux tristes peut-être est-ce de voler, de côtoyer l’immense, de frôler l’inexplicable mais notre vue n’est-elle pas aiguisée tout autant

Notre âme n’est-elle pas exercée à chanter derrière l’écran de ce cinéma muet où s’agitent des personnages de bande dessinée, des héros de légende, des gens

De fortunes diverses, aventuriers de l’impossible et des rêves fous, les cailloux, les pierres ont l’élocution lente, il faut du temps pour les comprendre et l’œil aussi

*

Il faut que les montagnes et le soleil, les neiges et les nuages, l’air haussent le ton et crient pour qu’on comprenne le message qui se présente en lettres d’ombre

Devant le rideau d’un long sommeil tiré de l’inconnu, la lumière va trop vite, traverse comme un passant pressé qu’un bolide renverse et déjà la crainte s’empare d’ouvrir

Les vannes incontrôlables de l’éclairage extérieur, ailleurs les signes marqueront peut-être les morts qui nous ont quittés sans un regard sinon la porcelaine vide des poupées

*

Pourtant parfois les moineaux rient des yeux, s’interpellent et jacassent comme des concierges d’immeubles qui ont tellement à raconter de qui on voudrait être

Si tu pouvais en faire autant le monde offrirait un paysage de haies, de saules en bordure de ruisseau, de jardin ou de jachère livrée aux vents car en vérité je vous le dis

Ton œil comme une serre de vitres blanchies à la chaux protégera les fruits les plus délicats, les laitues les plus ébouriffées et les floraisons exotiques de la promesse du jour

*

Quelque chose finira bien par sortir de l’horizon que nous avons guetté en vain jusqu’à brûler nos yeux, une statue au regard de lapis-lazuli au sommet d’une île

En méditerranée, d’un amer dans la voûte céleste mais nos vols en orbite ne feront que reculer l’attente pas besoin de limites à nos demeures sauf cette présence

Ce corps deviné à mes côtés dans l’enlacement tiède de l’ombre qui me domine encore, nous n’avons jamais su jusqu’où pouvait régner le parfum obsédant de la rose

Elle boit du petit lait, le jus de la noix de coco fendue du nocturne, la sensation qui s’éveille, la rose mystique de l’amour, la grande rosace gothique de la cathédrale ensoleillée

L’homme est une merveille et la femme, la femme a tout su de lui, copié du perroquet d’Amazonie et du babouin d’Afrique, comme les chiens affamés de tous les continents

Qui fouillent dans les reins et s’affichent sur la rétine, l’homme est la plus pauvre des merveilles avec ses pinces de homard, de petit crabe et l’œil en bouton noir de la langouste

*

Et l’opercule des paupières me direz-vous à quoi peut-il servir quand l’homme calcule le nombre de fois qu’il éjacule plus que les pas qu’il a faits sur la lune ou dans la rue

Notre imagination trop lente, trop courte et plus contrainte que l’eau des écluses nous rend difficile de connaître l’étiage de nos âmes et le flux débordant de nos amours

Nous n’avons rien trouvé au pied de l’arc-en-ciel ni rien où la foudre venait d’enterrer son éclair, l’œil se contente de si peu qu’il ne rend compte que de peu de matière

Ô mon amour je sais que je n’ai pas besoin de te voir, ta présence monte en moi comme du lait sur le feu et la lumière qui s’approche fait trembler l’air que je respire

Les porteurs de bannières en tête du cortège des images agitent leurs couleurs pour une fête qu’applaudit au passage la foule joyeuse de mes battements de paupières

Et c’est très fort que je tiens serrée l’ombre qui m’entoure pour te garder comme l’amarre tient le navire ou l’écorce le tronc qui grandit avec la blessure des prénoms

*

La locomotive à bielles qui entrait en gare était belle et « ô maman les petits bateaux qui vont sur l’eau avaient des ailes », les anges portaient des robes de dentelles

Et je voyais toutes les femmes danser au bout de leurs jambes telles des roseaux au bord d’un lac ou des fûts de lampadaires en fer forgé le long des avenues de la ville

Mais ai-je tellement changé, j’aime toujours la poésie chinoise et les chants juifs, les vendeurs kabyles qui chantent les prix et les femmes d’Afrique au bébé dans le dos

Quand ils eurent démonté la chose, tente de cirque ou jouet mécanique des premiers âges, ils eurent beaucoup de mal à pouvoir tout remonter comme avant

Il restait toujours des pièces en trop ou trop peu, beaucoup de mélancolie peut-être mais ça fonctionnait tant bien que mal même si le mal se voyait le premier

Sauf parfois ce petit bruit de sonnette à vélo qui insistait pour qu’on fasse attention, ou le claquement de bec dans le vide de la cigogne qui s’adressait à on ne sait qui

*

Je n’aurais rien à faire qu’à me laisser porter comme un noyé depuis les origines gazeuses, les galaxies et les planètes et de satisfaire à ce qu’on attend des insectes

S’agiter avec des gestes ridicules et brusques comme ceux et celles qui entrent dans l’eau glacée d’un océan, je n’aurai rien d’autre à attendre que de disparaître

Avec l’horizon et de trouver ma place dans la grossesse supposée ronde du néant parmi les mélanomes de la nuit toujours pressée de faire une rencontre d’amour

L’événement c’est d’être encore là parmi les entrées maritimes du poème sans ce qui brouille l’émotion d’être vivant, d’être là où le soleil vous attend sans le dire

Que les étoiles reviennent comme les fêtes ou les anniversaires et comme toi mon amour dans la patience de percer les élytres, les taies et le dos du scarabée d’or

Du regard, l’événement, c’est qu’on n’a pas d’autre solution que d’ouvrir l’œil pour sortir de sa peau, entrer le plus haut possible dans la colorature du chant

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2019 — Courseulles

Illustrations : œuvres de Vilhelm Hammershøi