vendredi 4 août 2023

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Madeleine… et quelques autres

, Denis Schmite

Sugimoto mêle tout, temps, espaces, histoires, mémoires, traces, ombres, lumières, pratiques artistiques, et il fait du beau avec tout. Il est l’ambassadeur de la Beauté. La Beauté est intemporelle et toujours moderne. Mais l’Art doit couler avec la vie, disait à peu près John Cage. C’est là la condition pour qu’il soit moderne. Il ne peut se contenter d’être simplement beau en soi, il doit aussi être utile, c’est-à-dire transformer la vie en Art et se débarrasser du « vilain », ou ce qu’on croit l’être, en le pénétrant et en l’utilisant.

L’Art pour être moderne doit faire matériau de tout. La musique moderne est celle qui accepte les bruits ambiants, celle qui, loin de s’interrompre quand ils surviennent, en fait une matière musicale. Après cela, il reste à la vie devenue Art de transformer tout ce qui l’environne en Art.

Je me rappelle d’une journée de pure douceur à Arezzo, un certain été. Je flânais paresseusement dans une ville curieusement apaisée, tentant de poser mes pas dans les traces laissées par ceux de Piero de la Francesca. La cathédrale d’Arezzo est un édifice austère. Les escaliers de son parvis ruissellent jusqu’à une petite place où l’on avait installé ce jour-là une scène tendue de noir et une sono titanesque pour un groupe de Heavy Metal qui devait se donner le soir en concert. On était en train de régler les balances et les musiciens en profitaient pour faire un petit galop d’entraînement. Quand ils s’y mettaient tout le quartier, les maisons et les arbres encadrant la place, les quelques nuages filandreux dans le ciel, la cathédrale, massive pourtant, paraissait saisi de tremblements. C’était à chaque fois bref mais intense.

Le batteur cognait vraiment très dur, surtout dans les solos, et la guitare ronflait à s’en péter les cordes pour finir dans des miaulements d’énorme félin. Il y avait un très gros type avec un tee-shirt noir, sur lequel était inscrit en lettres blanches « Black Sabbath », tout un programme au pied de la cathédrale, qui faisait son sérieux en poussant des manettes mystérieuses sur une console compliquée, tandis que trois ou quatre autres en jeans crasseux continuaient à dérouler des bobines de câbles qu’ils branchaient sur des amplis hauts comme des armoires normandes. Et le batteur remettait ça, tapant comme un forgeron sourd sur ses caisses et cymbales, tandis qu’une seconde guitare se lançait dans des stridences à vous éclater les tympans. Mais bon ! Après les extases autour de la Sainte-Croix, j’étais venu pour rendre visite à Marie-Madeleine, aussi regrimpais-je prestement les escaliers pour pénétrer dans la cathédrale.

Je l’ai cherchée un peu partout la petite Madeleine de Piero. Elle était bien cachée. Et puis, soudain, j’ai vu dépasser de derrière un pilier sa jolie tête avec posée dessus une auréole en forme d’assiette. Un peu apeurée elle serrait contre elle son ample manteau rouge, mais, curieuse aussi, elle tenait son pot d’onguent comme une lanterne pour mieux voir ce qui se passait. De la place montaient par intermittence les ronflements de la lourde forge ainsi que les envolées farouches et électriques des guitares. Cela ne paraissait pas lui déplaire à la petite Madeleine de Piero. Il y avait là un vrai changement dans son quotidien un peu terne. En définitive, à bien y réfléchir, tout ceci ne fonctionnait pas si mal ensemble, je veux dire Piero de la Francesca et le Heavy Metal. Je me suis souvenu alors de ce que disait John Cage, une approche tout à fait singulière, à propos de l’Art moderne et de la Beauté.

Marie Madeleine (la Maddalena) de Piero della Francesca, fresque peinte en 1460, cathédrale San Donato d’Arezzo en Italie.

On pourrait prétendre que toute l’œuvre de Hiroshi Sugimoto, dès la première série, les Dioramas des vieux musées d’Histoire naturelle, fantômes ou fantasmes de l’Histoire pas encore née, se trouve comme prise dans une espèce de tourbillon du temps, mais un temps du pré et du post, où l’Humanité et même le simple biologique, simple mais complexe, sont absents, où l’image est à peine née ou bien est sur le point de disparaître, sans transition, traces de cire de Tussauds, icônes fossilisées, temps brut de bien avant ou bien après le langage, temps d’étincelles de vie errantes ou d’âmes vagabondes et d’océans plats avec un ciel qui se fond en lui, puis, sans transition, temps des ruines que le soleil a désertées, dans des espaces de calme étrange, comme dans un typhon à œil double, regard sur l’avant et regard sur l’après de l’intérieur du maelstrom, zones non troublées, presque apaisées, si ce n’est quand se livrent encore les ultimes escarmouches, inintelligibles, d’un presque bien et d’un mal certain, inintelligibles, presque lumière et ombre certaine, dans la spirale Joe, un peu comme cet arpège unique que Gérard Grisey fait répéter et tourbillonner dans l’espace-temps, sorte de sinusoïde spectrale qui s’élève puis redescend puis s’élève à nouveau, accélérant et décélérant tour à tour, se contractant et se dilatant tour à tour aussi, dans un mouvement ininterrompu, parfois plaqué sur un piano désaccordé et néanmoins virtuose, celui d’une spirale irrésolue. Vortex Temporum.