vendredi 30 septembre 2022

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MOTS#MAUX

Mohamed Rachdi expose à Tanger

, Mohamed Rachdi

Dans son exposition MOTS#MAUX, Mohamed Rachdi propose au public de la galerie Dar D’art deux séries d’œuvres réalisées pendant le confinement lié à la pandémie de la Covid-19 qui a eu lieu à partir du printemps 2020.

Il était alors en résidence forcée, pour ainsi dire, dans le haut lieu artistique et culturel, H2/61.26 (h2.art.com) où l’artiste-penseur résidait et créait entre plasticité et écriture, entre jeu visuel et poésie à portée autant artistique que sociologique et philosophique.

La première série s’intitule Mots-Covid-19 et sera sous forme d’un diaporama redéployant en boucle sur un moniteur tél des publications que Mohamed Rachdi postait quotidiennement, comme à son habitude depuis presque une dizaine d’années, sur les réseaux sociaux Facebook et Instagram [1]. Cette série a inspiré spontanément un texte à Jean-Claude Le Gouic dont voici un extrait :

« Il est possible d’installer les lettres-mots sur toutes sortes de vitres transparentes, mais le choix de Mohamed est déterminé par le lieu à partir duquel il peut embrasser une large partie de la ville de Casablanca et au-delà puisque l’horizon est constitué réellement et imaginairement par la mer. En bon regardeur (on pourrait cette fois dire aussi regard d’heures ; certaines vues donnent d’ailleurs sur la fameuse Tours de l’horloge pointant le ciel du quartier administratif) il sélectionne le moment propice. L’image saisie réunit les espaces vus mais aussi rêvés : l’espace de la ville avec la mer au loin comme promesse de potentiels voyages et celui de l’ouverture de la signification à partir des différents mots indices du monde de la pensée. Les mots choisis par l’artiste sont personnels, jamais savants, suffisamment polysémiques pour favoriser de multiples liens entre les regardeurs et l’auteur. La perspective urbaine est accompagnée d’une suggestion majuscule : AMOUR, DESIR, MORT, NATURE, TFOU, TRACE, RAGE, CIMENT, POUTRE, PUNIR, SQUARE, JARDIN, VOIR, ARGENT, MUR, COIN, TOURS, RUE, PORTE, POTEAU… » [2]

La deuxième série d’œuvres que propose Mohamed Rachdi a pour titre Les Enluminures du désir. Il s’agit d’un ensemble de petits formats réalisées sur des pages de livres à base de médiums divers en articulant son vocabulaire habituel à travers des compositions qui privilégient la polychromie. Cette série s’inscrit pleinement dans la suite des autres séries de Mohamed Rachdi, « comme Les Dunes du désir, Les Puits du désir, Les Rosaces du désir…, tout en développant le projet en continuelle mutation qu’est Le Laboratoire de La Bibliothèque de Majnoun. Les Enluminures du désir cultive donc de multiples échos aux réalisations passées et réactive sciemment l’univers plastique et poétique de l’enluminure et de la miniature arabe et persane, où la part belle est donnée aux jeux de lignes et couleurs d’entrelacs géométriques et d’arabesques florales, comme promesse du jardin paradisiaque... » [3]

Mohamed Rachdi — élément de la série Mots-Covid-19 réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Mots-Covid-19 réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26

Mots-Covid-19

Depuis que je me suis fixé en 2017 dans les hauteurs de l’espace qui abrite H2/61.26, je ne cesse de contempler, photographier, filmer, dessiner et même sculpter, de jour comme de nuit, le spectacle que m’offre cette position privilégiée : un panorama en continuel changement de la gigantesque ville de Casablanca. Et ce que je saisis depuis cette hauteur, je le partage presque instantanément sur mes pages Facebook et Instagram. 

Avec le confinement, le besoin de contempler l’espace extérieur augmente et l’attention devient plus intense. Mon intérêt artistique redouble et je me suis mis à créer dans l’espace même entre mon organe de vision et le spectacle environnant qu’il scrute. En effet, sur les parois vitrées surélevant le garde-corps des terrasses, je me suis mis à écrire des mots à l’aide d’une panoplie de lettres de diverses couleurs, qui n’est rien d’autre qu’un jeu de lettres alphabétiques pour enfants.

Cette nouvelle approche centrée sur le mot se détachant sur un fond urbain s’inscrit parfaitement dans la continuité d’un projet que je développe depuis presqu’une dizaine d’années sous l’intitulé Le Laboratoire de la Bibliothèque de Majnoun [4].

En effet, je partage déjà des mots que j’écris, dessine, peint, sculpte, etc. de différentes manières, dans divers matériaux et sur des supports variés, que j’expose mis dans des vitrines ou agence en dispositif d’installation entre sol et mur, ou encore que je peins directement sur les pans muraux des lieux qui accueillent mes interventions artistiques, mais aussi que je distribue en permanence sur Internet. Plus précisément, sur les réseaux sociaux que j’investis depuis le lancement de cette bibliothèque qui évolue entre le réel et le virtuel, comme un espace de création à part entière, un espace interactif de production et de diffusion où l’intermédiation avec le public-acteur est quasi inexistante [5].

Ces inscriptions de mots sur les parois vitrées sont de mini-installations éphémères. Composées à base de lettres en mousse légère, leur fixation se fait aisément par simple vaporisation de produit lave-vitres. À peine disposés les mots sont photographiés et immédiatement partagés sur les réseaux sociaux avec une « communauté d’amis » déjà bien habituée à mon jeu et auquel elle contribue et alimente systématiquement.

Ainsi, le lien demeure maintenu avec le public qui réagit sans tarder aux différents mots qu’il reçoit et l’œuvre continue de se construire à travers de multiples lectures et interprétations que les mots provoquent, mais aussi des échanges entre les différents commentateurs. Tout l’intérêt réside dans la génération d’une telle situation d’interactivité avec le réseau d’amis, susciter chez eux des réactions et des commentaires à travers lesquels s’expriment des préoccupations de diverses natures touchant au culturel aussi bien qu’au social, à l’économique qu’au politique… Un simple mot peut devenir le miroir de toutes sortes de projections qui renvoient à la réalité comme à l’imaginaire, en mobilisant des ressources mnésiques et références culturelles, créativité et inventivité [6]

Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26

Les Enluminures du désir

— […] Pourriez-vous vous arrêtez un moment sur cette période de confinement, durant laquelle les activités de H2 ont momentanément cessé. Quel impact a-t-elle laissé sur votre façon de vivre et de créer ?

Le confinement est arrivé subitement et a stoppé net les activités de H2. Ce qui a libéré l’espace et m’a donné tout le temps pour me consacrer à mes propres activités de création et d’écriture, qui deviennent parfois une seule et même chose.

Concernant l’impact qu’auraient eu les conditions du confinement sur ma façon de vivre, je dirais qu’en réalité, il n’y a pas beaucoup de changement, car je suis déjà habitué à m’isoler pour pouvoir méditer, créer, réfléchir, écrire... Cela a toujours été une nécessité pour moi. La chose que le confinement m’a offerte, c’est de prendre davantage soin de ma santé. En effet, bien que je sois un sportif bien régulier et que je prenne toujours soin de moi-même en faisant très attention à ce que je mange et en régulant mon rythme de sommeil, la période du confinement, qui s’est étendue au Maroc sur une bonne centaine de jours, a été pour moi une précieuse occasion de bien organiser mes séances d’exercices physiques et de limiter mon alimentation en ne choisissant que le strict nécessaire et que des produits sains. Ce qu’en temps normal, on a parfois tendance à négliger. Ceci étant dit, quelque chose a pesé psychologiquement sur moi dans mon confinement, effectué en total isolement : le manque du contact physique avec ma famille et mes amis.

Heureusement, il y a l’écriture et l’activité créatrice. En effet, et j’aurais dû d’ailleurs en parler aussi dans ma réponse à votre précédente question en évoquant certaines réalisations pendant cette période, j’ai aussi inauguré une toute nouvelle série, intitulée Les Enluminures du désir, qui s’inscrit pleinement dans la suite des autres, comme les Dunes du désir, les Puits du désir, les Rosaces du désir…, tout en développant le projet en continuelle mutation qu’est La Bibliothèque de Majnoun. La série Les Enluminures du désir cultive donc de multiples échos aux réalisations passées et réactive sciemment l’univers plastique et poétique de l’enluminure et de la miniature, où la part belle est donnée aux jeux de lignes et couleurs, d’entrelacs géométriques et arabesques florales, comme promesse du jardin paradisiaque...

Ainsi, ai-je clairement fait le choix d’aborder le confinement de manière positive et enthousiaste en célébrant le désir et l’amour à travers l’enchantement des rapports de formes, de couleurs et de lumières...

Dans cette série, on est toujours dans l’espace physique du livre, mais au lieu d’y inscrire mon vocabulaire plastique (lettres, signes, figures florales, figures de couples...) comme je le pratique habituellement, par soustraction de la matière en creusant dans la masse du papier imprimé, ici, je les articule par addition, en dessinant et peignant. Spontanément construites, les compositions s’animent sur des pages selon une fécondité graphique et chromatique en générant des structures parfois d’aspect sculptural, qui articulent les formes avec le fond en déployant les figures récurrentes des couples amoureux s’embrassant, s’enlaçant, dansant... et toujours accompagnés de silhouettes d’étoiles, de fleurs et de fruits, mais aussi, bien sûr, d’égrainement numérique, de lettrages poétiques et autres tournoiements de toupies...

— Paradoxalement, ce confinement a donc été plutôt favorable pour vous en changeant le rapport au temps et à l’espace. Mais nous constatons que cet enfermement a accéléré d’une part la production artistique et d’autre part, il a imposé des choix plastiques ; le recours aux petits formats, aux deux dimensions, et surtout à la peinture. Pensez-vous que c’est une manière d’exorciser votre peur du Covid-19 en allant vers la couleur ?

Sans doute y avait-il au début du confinement quelque chose de cet ordre, car j’ai arrêté net le travail en volume pour le bidimensionnel, avec un plaisir inouï à œuvrer en couleurs, non seulement dans la série Les Enluminures du désir, mais aussi avec les mots composés à base d’un jeu de lettres alphabétiques pour enfant vivement colorées. L’approche bidimensionnelle, l’explosion chromatique, mais aussi certainement le recours à un jeu d’enfant, tout cela semble participer en effet à quelque réaction, non réfléchie mais très intuitive, à la pandémie du Covid-19 dont la presse annonce quotidiennement les ravages partout dans le monde. Comment pourrions-nous demeurer indifférents à une telle situation qui a subitement imposé un repli sans précédent de l’activité humaine à l’échelle mondiale, en obligeant les populations à s’isoler en se confinant et en se pliant à des exigences sanitaires tout à fait inhabituelles ? Ma réaction a été plutôt saine et positive, en prenant bien soin de mon corps et en m’investissant dans mes deux activités de prédilection, l’écriture et la création artistique, et en m’orientant plutôt vers ce qui procure du plaisir, vivifie et donne de l’espoir... [7] »

Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26

Notice bio

Mohamed Rachdi est né en 1964, à Goulmima au Maroc.
Artiste, critique d’art et commissaire d’expositions, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’art contemporain et de nombreux articles d’essai dans des magazines, revues scientifiques et ouvrages collectifs, ainsi que des préfaces de catalogues.

En tant qu’artiste Mohamed Rachdi a réalisé de nombreuses expositions au Maroc et à l’étranger et ses œuvres sont dans plusieurs collections au Maroc, au Moyen-Orient, en Europe et Amérique. Son activité artistique se développe autour d’un projet ouvert et dynamique, sans cesse créatif et interactif, un projet qui se déploie sous diverses formes et attitudes créatrices, en constante mobilité entre territoires réels et virtuels, entre invitation aux expériences ludiques et échafaudages rigoureux d’actions stratégiques touchant aux niveaux poétiques, philosophiques, sociologiques et politiques. Usant d’une diversité d’ouvrages imprimés, d’une pluralité de textes de multiples provenances et de différents registres d’écritures aux typographies variées faisant la part belle au latin et à l’arabe, Mohamed Rachdi cultive des interférences de références en affirmant tout particulièrement son identité plurielle, celle d’un artiste, penseur et acteur libre et ouvert à la multitude de la culture humaine.

Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Mots-Covid-19 réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Mots-Covid-19 réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Mots-Covid-19 réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Mots-Covid-19 réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26
Mohamed Rachdi — élément de la série Les Enluminures du désir, réalisée pendant le confinement.
Résidence improvisée pour développer une œuvre dans le cadre de Nafida نافذة à H2/61.26

Notes

[1Cf. Mohamed Rachdi « Développer une œuvre “à la page” ou l’action artistique à l’ère des réseaux sociaux », in Quotidien et imaginaire en arts et médias, ouvrage collectif sous la direction de Abdelbaki Belfakih, Rachid El Hadari et Bruno Péquignot, collection Questions contemporaines, éditions l’Harmattan, Paris 2018.

[2Voici le lien pour lire la totalité de ce texte publié en plein confinement dans la revue en ligne Lacritique.org : http://www.lacritique.org/article-mohamed-rachdi-la-ville-a-travers-les-mots

[3Extrait d’un livre en cours de publication : Mohamed Rachdi, MOTS DE L’ART, conversation autour d’une activité créatrice, menée par Abdelghafour Essafi et Préfacée par Joël-Claude Meffre.

[4Le Laboratoire de la Bibliothèque de Majnoun est un projet moteur, ouvert et dynamique, qui se déploie sous diverses formes et attitudes créatrices en constante mobilité entre territoires réels et virtuels, entre invitation aux expériences ludiques et élaboration d’actions stratégiques touchant aux niveaux poétiques autant que philosophiques, sociologiques que politiques.

[5Cf. Mohamed Rachdi « Développer une œuvre « “à la page”, ou l’action artistique à l’ère des réseaux sociaux », article in le collectif Quotidien et imaginaire en art et médias, sous la direction de Abdelbaki Belfakih, Rachid El Hadari, Bruno Pequignot, éd. L’Harmattan, collection Questions contemporaines, p. 99-124.

[6A lire in : « Le Laboratoire de la Bibliothèque de Majnoun (fragment) Mohamed Rachdi », https://h2-art.com/le-laboratoire-de-la-bibliotheque-de-majnoun-fragment-mohamed-rachdi/

[7Extrait d’un livre en cours de publication : Mohamed Rachid, MOTS DE L’ART, Conversation autour d’une activité créatrice, menée par Abdelghafour Essafi et préfacée par Joël-Claude Meffre.