samedi 23 novembre 2013

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Lorsque le corps épuisé s’abandonne aux errances des rêves

, Joël Roussiez

Sous la voûte d’une alcôve coulait l’eau d’une fontaine intérieure, il faisait frais comme au milieu de la nuit.

En écoutant jouer Sayeb, doucement appliquant les mains sur le manche en bois et l’ensemble des cordes, jouant en résonance davantage qu’en frappe, se reposait un homme sur le divan de la salle principale ; il approuvait de la tête les sons vibrants et fermait les yeux, allongé de toute sa carcasse, car c’était un vieil homme décharné, sur l’étoffe épaisse aux motifs persans. Sous la voûte d’une alcôve coulait l’eau d’une fontaine intérieure, il faisait frais comme au milieu de la nuit. On avait tiré les lourds rideaux de laine et créé des courants d’air en ouvrant les portes des caves.

Une jeune servante pieds nus retenait le voile qui couvrait son corps en traversant avec précaution la salle principale où se trouvait un désordre de tasses et de verres. On avait bu ici le thé de l’amitié, les voisins Abassides étaient venus pour rendre des nouvelles, et combien de vaches allaitantes et de chamelles ; les pâturages du nord étaient peu fournis, l’hiver avait été sec..., et puis tous ces changements... Le monde qui était le leur déjà déclinait car venaient des forces d’ailleurs qui se représentaient la loi et les mœurs d’une autre façon. Le grand échanson l’avait dit et le vieillard avait écouté en secouant la tête comme si venait le charmer une mélodie nouvelle ou attendue. La servante dans ses voiles est une ombre devant les yeux mi-clos du vieillard ; combien d’ombres ainsi ont-elles charmé mon regard, et sa méditation se courbe vers plus de volupté, le sommeil l’emporte doucement. Dans les vapeurs d’un souvenir, les reins d’une femme entrevue il y a peu paraissent vaguement puis ce sont des figures aux yeux noirs et brillants, puis c’est elle la charmante fille du Sarrasin Yacim que l’on appelait la belle aux roses éclatantes... Dans les brouillards matinaux aux roses de loukoums, les arbres dans l’aurore et les prairies dans l’ombre bercent la vue intérieure qui prospecte, se promène : voici Soumaya, la fille de Yacim dans les voiles vagues de ses vêtements, Soumaya dans sa démarche souple, et voici ses pieds nus sur les céramiques vives à l’entrée du hammam, voici ses cheveux noirs et longs, et ses yeux les voilà pris dans les cernes noirs du maquillage léger, les voilà qui te regardent Mouhrhad et tu trembles dans le fond de ton cœur... Mais soudain tu vois son regard affolé, elle cherche quelque chose derrière toi ou bien elle en a peur ; tu lui souris et tu lui parles : Soumaya qu’as-tu ainsi à craindre ? Et c’est elle qui bredouille qu’à la maison, ils sont venus, ont bu le verre de l’amitié et sont repartis, maintenant me voilà seule avec le bruit des arbres pour unique compagne... Alors tu es venue me voir, voisine ? Je suis venue te voir, voisin, afin que tu protèges la fille de Yacim... Tu entrouvres les yeux, vieillard et tu vois qu’il est encore tôt, l’après-midi est aux heures chaudes et tu ne bouges pas sous la chaleur tandis que du salon Sayeb joue du luth à long manche qu’on appelle dotâr.

Il filtre d’une fente un rai de soleil clair sur le marbre, une ligne étroite qui se brise sur trois coussins de soie, et la soie brille de souples reflets qui ondulent légèrement comme les couleuvres endormies sur les pierres du jardin... Tu y cours et descends jusqu’à la mare aux iris, c’est là que tu la vois, Yasmina, une jeune fille de quinze ans qui baignait ses cheveux dans l’eau fraîche... Sayeb a les doigts agiles, il s’arrête sur la note aiguë et puis selon ce qu’on appelle rash et qui veut dire en pluie, il égraine rapidement plusieurs fois les notes du mode ; c’est le mode chandrakaun qui dit : une jeune fille avait peur d’un brigand mais celui-ci voyant ses yeux noirs s’agenouilla. Les notes se succèdent, quelle douceur, les frères Bashir jouaient ainsi, le vieillard plonge dans des endormissements et des éveils ; tantôt léger et tantôt lourd, il se laisse envahir par le calme de ce moment d’inactivité ; « Yasmina » murmurent ses lèvres, pourquoi pas tandis que dans le jardin frais, il observe les longs cheveux mouillés que la jeune fille peigne de l’une de ses mains. Et puis, ne l’a-t-elle pas découvert ? C’est toi Djibril, va me chercher le peigne de la tante ; Djibril, ce n’est pas moi, je me nomme Mouhrhad et je ne bouge pas derrière le buisson ; c’est toi Djibril, je le sais, va donc ! Et puis tu cours dans le jardin... Plus tard, elle guidait dans ses cheveux épais la main du jeune Mouhrhad qui sentait bon le lait d’amande : tu sens si bon ! Il avait mal au bras mais il s’enivrait du contact tiède de sa main dans les cheveux au parfum de santal et d’écorce. Et quand ta main passe doucement à la base de son cou, tu sens la chaleur de sa peau : « tu as une jolie peau ! » Dis-tu. Mais la tienne est plus douce encore, sens comme elle est lisse, et la jeune fille passe sa main sur sa joue dans l’après-midi calme d’un jour ensoleillé. Les arbres remuent sous l’effort d’un vent faible, les branches remuent dans les haies mouvementées où se cachent de petits passereaux que l’on aperçoit parfois voletant.

Des lumières clignotent dans les ramures, les feuilles se contorsionnent aux bouts des pédoncules puis semblent se mettre à nager dans une matière claire et visqueuse... Allongé sur l’étoffe épaisse, le vieillard somnole, dans la salle principale des souffles légers soulèvent les rideaux puis les rideaux retombent, la luminosité varie... C’est une ombre qui surprend, que je vois dans tes yeux, Yasmina, qu’ai-je vu donc de sombre sous tes sourcils soudain froncés. C’est ton père qui vient, tu n’es plus une jeune fille, déjà tu as quinze ans et il te faut rentrer... Le dôtar résonne dans l’ombre de la salle principale, des éclats de lumière jouent doucement sur les armes d’apparat et les miroirs ; j’entends le son des cordes que pince le plectre d’ivoire ; le brigand dépose le cimeterre et le couteau recourbé, il dépose la large ceinture brodée sur le sol devant la jeune fille apeurée. Je vois ton regard effrayé, qu’as-tu fille de Yacim ? C’est la plainte de Sayeb... On range la vaisselle sur un grand plateau de cuivre, le vieillard aperçoit la brillance des yeux de la servante, il voit le regard vif et les traits noirs des sourcils... Ah, aime-moi, jeune fille, les lames de tes yeux me déchirent ! Elle cache son visage derrière le voile qui l’étouffe : j’ai peur de la nuit et du vent, comment pourrais-je aimer un brigand ?... Alors qu’elle lissait ses cheveux, se présenta soudain un brigand qui fuyait les sbires du vizir Katchouty. Il avait peur malgré son air féroce, ses yeux s’égaraient, il cherchait un refuge, il était fort comme un taureau. Il brandissait son sabre recourbé, la jeune fille regarda la volière et les paons, il aperçut derrière la volière un passage, son doigt est sur sa bouche, il faut se taire. Vinrent ensuite les sbires qui questionnèrent la jeune fille qui ne révéla pas la cache du bandit ; peu de temps après le brigand surgit devant elle et la menaça de son couteau tranchant, mais alors voyant ses yeux, il s’agenouilla : ah, jeune fille je me meurs devant tes yeux puissants..., chante Sayeb... Quand tu revins après sept ans d’absence, il n’y avait plus de violettes pour embaumer l’atmosphère de l’ivresse de leur parfum, et tu ne retrouvas pas non plus Soumaya, la fille de Yacim, autre violette à l’enivrant parfum... C’est l’autre chanson que le vieillard se chante, c’est la chanson de sa vie qui vient aux heures chaudes lorsque le corps épuisé s’abandonne aux errances...