samedi 3 août 2019

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Lionel Sabatté à la grotte de Bédeilhac

L’humain entre ruine et construction

, Lionel Sabatté et Pascal Pique

Lionel Sabatté s’intéresse aux traces immuables, universelles et mystérieuses de la constitution de l’humanité. Comme les fascinantes peintures et gravures des grottes ornées de la préhistoire qui ont traversé le temps pour réapparaître aujourd’hui dans une étonnante contemporanéité.

Dans ses expositions précédentes, Lionel Sabatté a prolongé ces traces pour recréer tout un bestiaire merveilleux où il a pu redonner littéralement vie à la licorne, à l’ours des cavernes ou au bouquetin par la sculpture et de dessin. Un bestiaire où l’humain a fait son apparition depuis peu sous forme de sculptures filiformes qui semblent hésiter entre dissolution et reconstruction qu’il intitule Human condition. Pour la grotte de Bédeilhac, Lionel Sabatté a ressuscité la double communauté des humains et des animaux qui ont habité les lieux aux périodes préhistoriques dans une réalisation à la fois sculpturale et paysagère à l’échelle monumentale du site. En particulier avec un groupe de sculptures humanoïdes positionné à l’entrée de la cavité et visible de l’extérieur. Ce groupe engage le visiteur à pénétrer plus profondément dans la grotte monumentale. Peut-être pour y découvrir une bête tapie dans la pénombre. Ce travail fait un écho très touchant aux réalisations peintes, gravées ou sculptées des artistes de la préhistoire dans une sorte de dialogue ou de partition transhistorique qui se joue à plusieurs mains à travers l’histoire, le temps et l’espace de la grotte : « Ces hommes d’un temps suspendu, indéterminable, nous questionnent sur notre passé comme sur notre devenir. Une humanité qui s’effrite, entre la ruine et le corps encore en pleine construction. S’agit-il des vestiges d’une civilisation ancienne ou bien un bref aperçu de notre futur ? » LS.

Porche d’entrée de la grotte de Bédeilhac, Ariège.

Pascal Pique : La grotte de Bédeilhac est l’une des plus impressionnantes qu’il soit donné de voir avec son entrée monumentale et l’étonnante diversité des œuvres d’art préhistorique. Vous allez habitez cette béance avec un groupe de sculptures aux formes humaines. Avec une tribu en quelque sorte. Qui sont-ils plus exactement ? Des géants néanderthaliens d’un autre monde, des gardiens d’un trésor enfoui, ou des réfugiés fuyant la nouvelle apocalypse ?

Lionel Sabatté : J’ai choisi de réaliser un groupe de personnages dont le nombre reste à déterminer. Mais tout va dépendre du type d’individu qui va apparaître. Ils seront en ciment et en fibre végétale. Je vais les découvrir en les créant dans la grotte. Je sais qu’ils vont exister en rapport avec elle. Ce ne seront pas des Néanderthaliens mais je suis assez fasciné par cette humanité qui a partagé celle de l’homo sapiens. Elle était pourtant très différente avec une culture et des états de consciences autres. Je m’intéresse à toutes les questions autour de Néandertal. Quand j’étais enfant on le voyait comme un attardé c’était l’homme des cavernes. Alors que maintenant il est considéré comme une autre forme d’humanité qui semble-t-il s’est fondue dans la nôtre car nous avons des gènes de Néandertal. Mes personnages sont un peu de cet ordre là. C’est-à-dire une autre humanité, soit en devenir, soit disparue. Ce qui bien entendu interroge sur notre propre humanité.

Lionel Sabatté, Les larmes de l’éléphant, 2019
Ciment, ferraille et fibres végétales, 6 sculptures de 3m chaque, Grotte de Bédeilhac © Luc Jennepin - Détail 1

PP : A quelle temporalité rattacher vos humanoïdes qui semblent exister entre deux états ou deux étapes. Ils oscillent entre dissolution et régénération. Comme si ces êtres hésitaient à apparaître ou à disparaître. Faut-il y voir une allusion à la situation actuelle de la planète terre et de ses occupants ?

LS : Cela pourrait concerner n’importe quelle période de l’humanité. Je ressens quelque chose de la condition humaine en général, qu’elle soit passée, présente ou future. Mais aussi du vivant en tant que tel avec sa vibration entre destruction et création. J’aime bien la définition biologique du vivant comme quelque chose qui peut se reproduire et se détruire. Effectivement cela fait fortement écho à des enjeux écologiques actuels ou même sociaux avec les mouvements récents. Cela parle en effet d’une humanité à reconstruire mais aussi à soigner. Prendre soin est important. C’est aussi pour cela que j’utilise le curcuma. J’aime bien l’idée d’épicer le ciment.

PP : Il est aussi question de réaliser une sculpture d’animal plus profondément dans la grotte. En fait l’animal est apparu en premier dans votre œuvre avec les loups en poussière, puis les étranges papillons à corps humain faits de rognures d’ongles et de peau, les sculptures de poissons, ou d’oiseaux. Tout ceci bien avant les humains qui ont fait une arrivée assez tardive dans votre œuvre. Comment cela se fait-il ?

LS : C’est vrai pour les œuvres qui ont été visibles et montrées. En fait l’humain a toujours été présent depuis mes tout débuts. Je suis en continuité avec mes cahiers d’enfant où il y a autant d’hommes que d’animaux. Au départ j’ai montré plutôt des animaux car il y avait beaucoup de monstres. Des monstres qui sont des sortes d’hybrides entre humain et animal. Les pièces un peu marquantes de mon parcours ont été données par des animaux. Mais aussi par le rapport aux matériaux comme la poussière qui est allée vers le loup et les oiseaux. Dans ce cas c’est aussi le matériau qui a appelé la forme animale. Maintenant ils servent à faire des portraits humains. J’ai toujours voulu faire des humains mais il a fallu trouver le matériau comme le ciment.

Lionel Sabatté à la Grotte de Bédeilhac
dans le cadre de la manifestation In Situ, Patrimoine et art contemporain – 2019

PP : Ceci dit l’humain a été vite présent par les rognures d’ongle et de peau qui ont servi à faire des animaux ou des végétaux avec les fleurs des arbres.

LS : Tout à fait. Les premières peaux/rognures, avant les fleurs, ont été utilisées avec les papillons. D’ailleurs les premiers humains en ciment ressemblent aux corps filiformes des papillons. Peaux et rognures sont apparus en même temps que la poussière. La première pièce en ongles est une petite tête qui sourit. Il faut dire que je me rongeais les ongles à ce moment. Ce qui est un peu une marque de stress. Donc j’ai fait un premier visage détendu et souriant. Mais vu que je n’avais que 10 ongles j’ai dû attendre que mes ongles poussent pour finir la pièce. Donc je ne me rongeais plus les ongles. Et sans m’en rendre compte je me suis soigné de cette manie. Après j’ai utilisé des ongles et des peaux provenant de chez des podologues. Je ne fais même plus les fleurs. C’est la seule chose que je délègue maintenant alors que c’est parti de mes propres mains. Mais là j’ai envie de reprendre pour faire des petites créatures imaginaires en mélangeant ma matière à celle que l’on me donne.

Lionel Sabatté - Demeure - Patio de la Maison Rouge, Fondation Antoine de Galbert - 2018
Ferraille, béton, fibres végétales, pigments - Échelle 1 - Vue 2

PP : Vous avez choisi de réaliser vos sculptures sur place, en les montant directement à l’entrée de la grotte. N’est-ce pas une véritable performance en fait ? Pas loin de ce que vous avez réalisé à la Maison rouge à Paris en 2018 avec cette incroyable construction très organique mais sans habitants ?

LS : Effectivement c’est un peu la suite de la « demeure » et du premier groupe de personnages que j’avais réalisé à Los Angeles, ou ceux pour Nuit blanche à Paris. J’ai beaucoup aimé le côté performance de ces réalisations avec le temps imposé. Mais sans les limites ni les contraintes du transport etc. Ce qui permet en fait plus de liberté dans le travail. Ici, cette manière de créer in situ est aussi plus en adéquation avec la grotte et le projet d’interagir avec elle. C’est aussi une épreuve physique car c’est un vrai challenge de se confronter comme ça à la matière, le béton , la ferraille… J’aime beaucoup car cela induit un certain lâcher prise dans la mesure ou c’est le corps qui construit presque de lui-même. On est vraiment dans l’effort et dans l’épuisement.

Lionel Sabatté - Demeure - Patio de la Maison Rouge, Fondation Antoine de Galbert - 2018
Ferraille, béton, fibres végétales, pigments - Échelle 1 - © Marc Domage - Vue 1

PP : Certaines de vos œuvres, comme les boucs en thé, font penser à l’art de la préhistoire. Comme s’ils sortaient tout droit d’un bestiaire vieux de 35 000 ans. Il fallait qu’un jour ou l’autre vous veniez créer dans une grotte. Que retirez-vous de cette expérience ?

LS : C’est vraiment une grande chance de créer dans Bédeilhac. Je n’aurais jamais imaginé que cela soit possible. Mon premier grand choc artistique a été de visiter Lascaux et Rouffignac alors que j’étais en primaire à Montauban. Ce qui m’a mis dans une sorte de vertige temporel que j’ai ressenti très fortement. C’est aussi grâce à mon père qui est un passionné d’histoire et qui m’a fait percevoir cela. Je me souviens aussi d’une image de Lascaux dans les toilettes à la maison que j’ai vue pendant toute mon enfance. C’est donc assez présent dans mon histoire et dans mon travail. Il y a une richesse plastique incroyable dans l’art de la préhistoire qui est à la fois puissance et fragilité.

PP : Ici votre matière première est le béton tenu par des fers et associé à du curcuma. Pourquoi cette matière du ciment qui est avant tout un matériau de construction ? Et quelle résonances voyez-vous avec la grotte ?

LS : J’ai commencé à sculpter avec le ciment pour faire des licornes. Cela parlait de la difficulté de reconstruire notre monde en créant des licornes un peu chétives qu’il faut soigner. Ensuite il y a eu mon arrivée à Los Angeles où je suis souvent maintenant, avec la confrontation du béton et de la nature au cœur de la mégalopole. C’est ce qui m’a donné l’idée de faire des humains en ciment et en ferraille. J’ai eu envie d’utiliser le ciment dans la grotte car il constitue les parois de notre époque. Il y a aussi la volonté de faire revenir ce matériau qui est une roche déshydratée à son origine naturelle, celle du rocher. Et le désir aussi d’amener le ciment à la chair. C’est pour cela qu’il est teinté en rouge.

Lionel Sabatté, Les larmes de l’éléphant, 2019
Ciment, ferraille et fibres végétales, 6 sculptures de 3m chaque, Grotte de Bédeilhac © Luc Jennepin - Vue 2

PP : Pour préparer cette exposition nous avons visité la grotte et découvert ensemble les œuvres préhistoriques qui sont au fond de la cavité. Je vous ai observé durant cette visite. Vous étiez à la fois intéressé par le site et la diversité des techniques utilisées mais aussi très touché et très ému. Que ressentez vous face à cet art de la préhistoire à Bédeilhac ?

LS : Quand on est en prise directe avec cet art on ressent un vertige dû aux sensations paradoxales d’un temps très éloigné et d’une vraie continuité qui se mêlent. C’est comme faire une boucle entre maintenant et il y a 15 000 ou 30 000 ans. J’avais été frappé par cet éloignement et cette proximité étant enfant. C’est ce que ressent encore plus fortement aujourd’hui devant dans les traces peintes ou gravées qui portent ces deux choses. Ceci me procure de profondes émotions en tant qu’artiste. La grotte a d’ailleurs peut-être été une sorte d’école de l’art tel que nous le pratiquons aujourd’hui. Une autre chose m’a frappé dans cette grotte, c’est la question des positions adoptées pour peindre ou sculpter. On voit presque la gestuelle, ce qui donne une présence très physique et occasionne une sensation de proximité. Et puis il y a aussi cette sensation très particulière quand l’on pénètre la terre. Ce que j’aime beaucoup aussi à Bédheilhac c’est l’eau que l’on trouve à l’intérieur et qui opère comme un liant. Je l’ai goûtée. Tout cela met en lien notre époque avec d’autres respirations.

Lionel Sabatté - La bête de Bédeilhac, 2019
Ciment, ferraille et fibres végétales,140 x 170 x 60 cm - Grotte de Bédeilhac - © Luc Jennepin - Vue 1

PP : Vos œuvres peintes, gravées ou sculptées semblent toucher à quelque chose d’essentiel de la fragilité du vivant et de la nature. Vos dessins d’animaux comme les oiseaux, les ours ou autres sont impressionnants de vitalité. On dit parfois qu’il faut être particulièrement connecté à certaines forces ou éléments pour faire ce type d’art très habité. Comment cela se passe t-il pour vous pour développer cette intimité avec les choses et les êtres ? Comment parvenez vous à cet art à la fois très physique et très méditatif. Presque extatique.

LS : Dans mon cas cela se passe souvent en deux temps. Il y a un premier temps très physique qui demande d’être très concentré. Comme dans les dessins avec la rouille qui est à la fois rapide et dans la matière. Je dois sentir ce qu’est l’animal pour le sortir. Je bénéficie peut-être du fait que j’ai été professeur de sport et que j’ai été formé à l’anatomie. Sinon dans le judo que j’ai pratiqué, on fait des exercices de recentrage. Il faut être à la fois dans l’instant présent, dans l’œil et dans la matière. La matière que j’utilise m’échappe aussi parfois, ce qui donne des créatures parfois inattendues qui existent par elles-mêmes et qu’il faut savoir laisser venir. Je crois que les créateurs de la préhistoire avaient cette forme de relation à la matière et au support.

Ensuite il y a un autre travail de rehausse, de correction, de lumière pour rendre le dessin plus lisible. J’aime aussi l’idée que mes peintures soient un support de méditation. Elles le sont effectivement pour moi au moment de les faire. Elles le restent après car on peut voyager dedans et passer du temps dans l’œuvre. Comme passer du temps dans la grotte. Mais le temps du lâcher prise est assez court car il dépend d’une énergie que je ne peux avoir que quelques heures avant épuisement. Le second temps me permet de revenir dedans et de prolonger ce voyage.

Lionel_Sabatté - La bête de Bédeilhac, 2019
Ciment, ferraille et fibres végétales,140 x 170 x 60 cm - Grotte de Bédeilhac - © Luc Jennepin - Vue 2

PP : On dit que l’art des grottes, auquel vous appartenez donc à partir de maintenant, à quelque chose à voir avec les cultures chamaniques des premiers chasseurs-cueilleurs qui sont bien loin de nos habitus actuels. Est-ce que l’art contemporain peut selon vous nous reconnecter à ces dimensions perdues, oubliées et invisibles ? Est-ce que cela représente un enjeu pour vous individuellement, ou plus globalement du point de vue de l’art et de la civilisation actuelle ?

LS : Oui c’est un enjeu à titre personnel bien sûr. Mon parcours d’artiste touche forcément à cela et à une certaine forme de spiritualité. Ou de rapport à un monde élargi et plus ouvert que ne le permettent peut-être certaines activités quotidiennes. Je pense en effet que cela peut être un enjeu actuel. De plus en plus d’artistes sont d’ailleurs dans cette optique. Le territoire de l’art est un superbe véhicule pour avoir d’autres approches du monde. De ce point de vue les œuvres peuvent devenir de petites baguettes magiques qui permettent de construire autre chose et d’unifier. Plutôt que de séparer, de classer et de ranger comme c’est le cas avec certaines conceptions scientifiques et économiques. On a besoin de cela actuellement, c’est sûr, de ces petites baguettes magiques.

Lionel Sabatté - La bête de Bédeilhac, 2019
Ciment, ferraille et fibres végétales,140 x 170 x 60 cm - Grotte de Bédeilhac - © Luc Jennepin - Vue 3

PP : Dans certaines mythologies, la grotte est considérée comme un lieu de ressourcement, qui fait jonction entre les dimensions terrestres et célestes. Elle est même une porte sur les outre mondes. C’est pourquoi descendre dans la grotte est souvent synonyme de quête, de rituel ou de régénération. Est-ce que vous allez chercher quelque chose de particulier dans la grotte de Bédeilhac ?

LS : Pas de manière précise. Même si je sens que le passage dans la grotte va être une étape importante dans la rencontre de la forme humaine et de l’humain en général dans mon travail. Je me dis que mes œuvres précédentes ont peut-être été comme des esquisses préparatoires avec les personnages en ongles, puis les dessins de poussières. Il y a aussi les bustes que je fais en ce moment pour préparer Bédheilhac. Je vois qu’il y quelque chose qui arrive qui est de l’ordre de la peuplade. Comme si j’allais basculer dans une autre étape de mon rapport à l’humain et à la figure. La grotte est un endroit très fort qui catalyse beaucoup de choses que j’ai traversées. Elle croise aussi différentes histoires, dont celle de la seconde guerre mondiale toujours présente avec le bunker, mais qui est en quelque sorte aspirée par le vortex temporel qu’elle incarne. Je me demande si ce n’est pas une transition vers une autre possibilité de figurer l’humain de manière plus nette. Après la reconstruction, la réparation et le soin, qui dit que ma première véritable peuplade ne va pas sortir de la grotte de Bédheilac ? Dans ce qui serait alors pour moi une sorte de rite de passage pour aller à la rencontre d’une nouvelle humanité.

Grand bison noir de Bédeilhac
(autour de – 15000 ans)

IN SITU Patrimoine et art contemporain - 2019
21 juin > 29 septembre 2019

La Grotte de Bédeilhac - Bédeilhac et Aynat
Horaires d’ouverture : Grotte accessible uniquement lors des visites guidées en français et anglais sur réservation.Horaires des visites et réservations sur : sites-touristiques-ariege.fr

https://patrimoineetartcontemporain.com/

Illustration couverture : Lionel Sabatté, Les larmes de l’éléphant, 2019, Ciment, ferraille et fibres végétales, 6 sculptures de 3m chaque, Grotte de Bédeilhac © Luc Jennepin - Vue 1