mercredi 1er avril 2020

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LiFang

ou l’harmonie des contraires

, LiFang et Marjorie Keters

L’œuvre de LiFang est à l’image de l’artiste : intemporelle et mouvante, légère et profonde, joyeuse et dramatique. Sa peinture est l’expression d’une intériorité ouverte sur le monde.

15 03 2017 Rome 4 116x89cm huile sur toile 2017

Une œuvre limpide, d’une profonde cohérence

Depuis la série Passants, qui donne à voir l’humanité quotidienne des habitants de la ville, à la récente Traversée qui met en scène l’humanité flottante des migrants de la mer, en passant par des paysages méditatifs, aquatiques ou verdoyants, chaque tableau invite à déchiffrer la beauté d’un monde en perpétuel mouvement.
Depuis les premières séries exposées en 2005, jusqu’aux fragments du Paris Printemps de 2020, dans le confinement de son atelier parisien, LiFang suit le cours naturel de son inspiration pour proposer une œuvre limpide, d’une profonde cohérence.
Pareille aux fleurs de son jardin, LiFang est enracinée dans la vie. C’est aux côtés de la nature et dans les plaisirs éphémères du quotidien que l’artiste tire son inspiration. A l’exception de Traversées et Chinese Nudes, chaque série présente des scènes de vie capturées par l’appareil photo de l’artiste elle-même au fil de ses pérégrinations. Sur la base de ces photos, la recherche picturale peut alors commencer. A chaque fois, que ce soit dans la série Passants, Piscines, Plages, Aux sources ou L’âme de fond, il s’agit de montrer, à travers les couleurs, la lumière et le mouvement, que la vie, banale en apparence, est une merveille.
Fidèle à la tradition critique chinoise « Xiong You Cheng Zhu », qui veut qu’« avant de peindre un bambou, on a[it] déjà le bambou fini dans l’esprit » [1], LiFang a une vision claire de son travail avant de le poser sur la toile. C’est pourquoi elle cherche, à travers les séries, à épuiser son sujet jusqu‘à ce qu’il offre satisfaction, et qu’il se rapproche, sur la toile, de la représentation qu’elle en a dans le cœur. En apparence jolie, presque « décorative », l’œuvre de LiFang est le fruit d’une recherche chaque fois plus profonde. L’artiste face à sa toile fait preuve d’une grande rigueur dans sa préparation psychologique et technique, et répond en cela à la tradition calligraphique sur papier qui ne tolère aucune erreur. Pour autant, LiFang s’essaie, au fil des toiles, jusqu’à « arriver à dire quelque chose ». Cette démarche empirique renouvelle la tradition pour exprimer les différentes facettes d’un univers léger et ressourçant. 

Aux sources N°11 114x146cm huile sur toile 2019

Aux sources témoigne de cette profonde légèreté de l’être. La technique des aplats, presque sculpturale, sert paradoxalement la légèreté d’un univers serein où le corps en repos jouit d’un délicieux instant d’éternité, comme dans Plages. Une palette d’émotions s’offre alors aux yeux de celui qui sait les voir. Par son travail, l’artiste rend concret l’imaginaire, et propose à celui qui regarde des pistes pour concrétiser le sien, et s’ouvrir lui aussi à ses émotions. Ainsi sa peinture, figurative, évolue, fluide comme une vague, vers plus d’abstraction afin que chacun trouve la liberté d’y voir son propre imaginaire.
Néanmoins, la peinture de LiFang n’est pas seulement un long fleuve tranquille. Elle est comme la vie, imprévue. Dans une série, les jeux sur le format, la lumière, les tonalités laissent émerger la surprise, comme dans la série L’âme de fond. La surprise participe de la (bio)diversité de l’œuvre. Mais ce n’est pas tout. Connectée à la nature et au vivant, l’artiste est aussi traversée par des questions sociétales, dans la mesure où elles sont liées à la condition humaine, la vie, la mort, la liberté, comme dans Chinese Nudes ou Traversées. En cela, on peut dire que la recherche artistique de LiFang répond à un besoin d’exprimer le Tout, l’Harmonie des contraires.
 

15 03 2017 Rome 5 100x81cm huile sur toile 2017

Passants, des solitudes connectées

La série Passants compte une centaine de pièces. Depuis 15 ans, nos frères humains parcourent la ville. Où sont-ils ? Qui sont-ils ? Où vont-ils — ou plutôt Où allons-nous ?*. Ces questions importent peu dans l’univers minimaliste du peintre. Ils sont à Paris, Venise, Shanghai ou Ailleurs*. Aucun arrière-plan ne laisse deviner un lieu précis. La démarche et les vêtements des Passants suggèrent la ville. À nouveau, LiFang s’inspire de la tradition chinoise et renouvelle les codes. Le corps est figuré, le décor est inutile. Le fond reste vide pour laisser l’espace libre au regard du spectateur qui peut s’identifier aux personnages. La vie a besoin d’espace pour grandir : pour donner vie au tableau, il faut laisser le champ libre à l’œil du spectateur qui comblera le vide avec un autre possible : le sien.
Où sont-ils ? Ils sont ici et maintenant, dans le regard du spectateur qui les situe dans sa propre ville, dans son imaginaire. Qui sont-ils ? Ils sont l’humanité dans sa diversité, une individualité collective. Ils sont chacun de nous. C’est pourquoi les visages sont flous, chacun peut s’y reconnaître. Nous sommes les Passants, Où allons-nous ?* En perpétuel mouvement, nous allons à la rencontre de l’autre. Chaque passant est porteur d’émotions, de vibrations et d’échanges. C’est pourquoi il a raison d’être. Par conséquent, Allons-y* gaiement. 
Les Passants accompagnent LiFang depuis le début de sa carrière, et ils évoluent avec elle. Ils peuvent parfois - et notamment dans les débuts - exprimer la solitude et le sentiment d’exil de l’artiste juste débarquée en Europe. Mais leur énergie, soulignée par l’emploi de couleurs chaleureuses et d’une luminosité vibratoire, apaise la réalité difficile. Ils sont une ouverture vers la rencontre, comme Carrefour* peut le suggérer. Ces passants sont un soin de l’âme. Ils embellissent le réel. En rendant visibles les champs magnétiques qui traversent les Passants, comme on le voit clairement dans 01/05/2008 Shanghai*, LiFang souligne le paradoxe de solitudes connectées. Il s’agit de fusionner avec l’autre, et « de transformer la souffrance en lumière ». C’est avec ces mots qu’elle travaille sur les Fragments de Paris Printemps 2020 : un printemps différent des autres, étouffé, confiné, avec des personnages moins humains, plus abstraits, traversés par la crise sanitaire du Covid-19, mais toujours lumineux et connectés au reste de l’humanité.

01 05 2008 Shanghai 130x195cm HST 2008
Ai Weiwei flying triptych 130 x 300 cm oil on canvas 2014

Même traversée par les affres de l’actualité, l’œuvre de LiFang n’est pas politique. Plus encore, ce qualificatif est rédhibitoire pour l’artiste. Dans ce cas, quel sens donner Chinese Nudes, cette série qui reprend les photos de chinois nus en soutien à l’artiste dissident Ai Weiwei, ou à Traversée, qui interroge le drame des migrants en mer Méditerranée ? Techniquement, ces deux séries sont différentes des autres dans leur élaboration : les photos qui servent de base à la peinture ne sont pas tirées par l’artiste elle-même, mais en accès libre sur internet. Cette fois, ce n’est pas le bambou intérieur qui s’exprime sur la toile, mais la réalité extérieure, violente, qui s’immisce dans le cœur et les mains de l’artiste. En heurtant la sensibilité de LiFang, cette violence heurte l’humanité entière. Dès lors, il devient nécessaire d’accueillir cette réalité pour la sublimer, la rendre accessible à l’autre, sans la trahir pour autant. C’est en cela que ces séries ne sont pas politiques : il s’agit moins de dénoncer, que de proposer une rencontre : avec les chinois courageux qui affrontent le Pouvoir et les conventions sociales en se dénudant malgré le risque de la prison, avec les migrants qui affrontent la mort à chaque instant à la recherche d’une vie meilleure. Dans les deux cas, les corps sont lumineux, embellis et renforcés par la peinture humaniste de LiFang. Ce ne sont pas des sujets politiques, ce sont des sujets humains. Ainsi, le sujet ne prédomine pas sur la recherche picturale. Celle-ci, en effet, reste le moteur de l’œuvre.

Traversée N°12 130x195cm huile sur toile 2020

Piscines, Plages, Aux sources, Traversées, « l’eau de la » dans tous ses états

L’élément eau tient une place prépondérante dans la recherche artistique de LiFang. Avec la lumière, l’eau est essentielle à la vie. Toujours en mouvement, l’eau, dans tous ses états, est création, ouverture vers l’ailleurs, vers d’autres possibles, vers un au-delà. Au fil des séries, l’eau prend une place de plus en plus importante, jusqu’à -presque ? — devenir le sujet principal de l’œuvre.
Au départ, la peinture de LiFang est plutôt figurative. L’artiste privilégie l’expression des émotions à travers des figures humaines. Ses Portraits en sont un exemple. Chaque portrait correspond à un visage connu, à des émotions vécues et rendues universelles grâce à l’effacement des traits particuliers du proche qu’elle aura pris en photo. Les Passants portent la totalité des émotions humaines. Les personnages qu’on trouve dans les Piscines, eux, expriment le bien-être ressenti auprès de l’eau, comme on le voit dans Piscine n.2*.
En apparence, l’eau n’est qu’un élément de décor nécessaire à l’évocation des loisirs dans la série Piscines même si les couleurs ou le cadrage, comme dans Piscine n.12*, mettent en valeur le lien entre l’élément eau et la joie éprouvée par les personnages. Mais au fil des tableaux, puis au cours des séries, le travail de recherche de LiFang autour de l’eau émerge. D’aucuns pourraient s’interroger : en quoi des scènes de vacances, à la piscine, à la rivière ou à la plage, relèvent-elles d’une quelconque profondeur ? Il y a d’abord l’universalité. Ces scènes expriment des ressentis communs au monde du vivant : la joie des corps en repos, connectés à la nature.

Aux sources N°10 130x195cm huile sur toile 2019

Il y a ensuite la fusion avec la nature, soulignée un peu plus dans chaque série. Dans la série Aux sources, LiFang nous propose un monde de rêve dans un univers méditatif, un retour aux sources de nous-mêmes, à l’intérieur de soi. La couleur verte renvoie au fond de l’eau, et suggère un univers caché sous l’apparence limpide de cet instant de bonheur. Pour LiFang, l’essentiel de la vie se trouve dans les instants agréables qu’elle nous offre, dans la mesure où nous sommes capables de voir au-delà de la surface de l’eau, jusqu’au fond de la rivière et de nous-mêmes.
L’emploi des verts pose néanmoins question : couleur instable, le vert suggère certes la nature, mais aussi le poison, la trahison, le glauque d’un fond vaseux, presque nauséabond. Et pourtant, devant le tableau, le spectateur ressent l’atmosphère paisible de ce lieu ressourçant. Voilà la magie du travail de LiFang : poser un regard neuf sur les classiques de la peinture – ici la thématique de l’eau, la couleur verte - et inventer de nouveaux codes pour proposer sa vision contemporaine de la beauté du monde.
La profondeur est omniprésente dans les scènes de vie auprès de l’eau. L’artiste n’a pas besoin de noircir le tableau pour chercher la profondeur dans l’intensité du malheur et le sérieux de la souffrance. Il est faux de croire que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Au contraire ! Rien n’est plus important que d’exprimer la vie qui suit son cours, comme l’eau dans laquelle s’ébat l’enfant d’Aux sources n. 8.

Si la profondeur est verticale, elle est aussi horizontale, dans la mesure où elle s’étend vers un ailleurs, vers un autre possible. La série Plages témoigne de la possibilité d’une perspective nouvelle. Dans Plage n.21, les personnages sont à la lisière de la mer. Heureux, ils se reposent. Ils ont l’avenir ouvert devant eux. La présence de l’enfant, à gauche, témoigne d’une vie en devenir, où tout est possible.

L âme de fond N°11 114x146cm huile sur toile 2017

Cette ouverture vers la totalité des possibles se ressent aussi dans la façon de (dé)peindre l’eau. La série L’âme de fond n’a plus besoin des personnages pour exprimer le tout. Chaque vague est unique et appartient à la même énergie universelle, celle de la beauté en mouvement. La lumière ne vient pas du ciel, mais des vagues elles-mêmes, fluides comme la vie qu’elles symbolisent, comme on le remarque dans le n.12. Ces lames de fond n’ont rien du vague à l’âme. Au contraire, elles sont énergie pure, et fusionnent avec le reste du vivant dont elles sont un élément essentiel.

Pour autant, cette ambition de la totalité que LiFang recherche dans son travail ne peut pas faire l’économie de la mort. De façon dialectique, on ne peut dresser un tel hymne à la vie sans évoquer sa part d’ombre. Il n’y a pas de lumière sans ombre, pas de repos sans mouvement, pas de vie sans mort.
Pour LiFang, celle-ci n’est pas une fin, mais un eau de là, un partage, une possibilité pour la communauté humaine de rencontrer, entre deux eaux, ses membres les plus vulnérables devant la mort, et les plus attachés à la vie. Ce sont les habitants des Traversées. Ces humains flottants vers une vie meilleure ont chaque instant la mort comme perspective. Ballotés par la vie, ils sont déracinés. LiFang fait le choix de la beauté pour transmettre son message : nous sommes tous dans le même bateau. Afin d’éveiller l’empathie du spectateur, elle choisit de montrer la beauté du jour sur la mer bleutée et ses fragiles embarcations. Elle choisit de montrer la masse humaine qui monte vers le ciel dans une composition quasi sacrée, où cette humanité collective, illuminée par les bouées de sauvetage éclatantes comme dans Traversée n.4, use de toutes ses ressources pour continuer à vivre, eau de là de la mort.

L’œuvre de LiFang est une œuvre ouverte. Elle est profondément généreuse. Elle offre au spectateur à la fois la liberté de concrétiser son imaginaire individuel, et en même temps, de se sentir appartenir à la grande communauté du vivant, dans une fusion où chacun a sa place, dans un monde de beauté fondé sur l’Harmonie des contraires.

Chines nude N°27 100x81cm oil on canvas 2014

Notes

[1◊célèbre expression chinoise “Xiong You Cheng Zhu,” qui signifie littéralement “Avoir un bambou fini dans l’esprit,” évoquant le fait d’avoir un plan bien pensé et une vision claire de ce qu’on a l’intention d’accomplir avant de commencer. C’est une exigence critique dans toute la peinture chinoise.

Traversée N°3 89x146cm huile sur toile 2019

Exposition reportée