dimanche 2 avril 2017

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Les trois mélancolies

Luis Alberto Hernandez

, Jean-Louis Poitevin et Luis Alberto Hernandez

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Il y a la lumière et la nuit, l’ombre et encore la lumière, le noir relatif de la caverne ou de la chambre et la flamme vacillante d’une lampe, et partout le défilement incessant d’images.

La lumière et la nuit

Ces visions produites par notre imagination sont des rêves en quête d’écran sur lequel ils se matérialisent ou des signes en quête d’auteur ou au moins d’une main pour les transcrire sur la feuille sombre mais éclairée d’or avec une plume trempée dans l’encre noire. Et à nouveau, litanie du temps qui ourle ses vagues et pourtant ne passe pas, il y a quelque chose qui illumine l’œil qui déchiffre. Et il y encore la nuit, celle du signe qui fait écho au noir central de la pupille où s’origine le regard et où se perd le possible. Dans ce noir solaire s’échangent les informations avant qu’elles ne deviennent sens. Parfois, elles se voient rejeter dans les limbes d’un oubli précaire. Entre ces deux tremblements, là où une sorte d’hésitation force le silence, on entend, dans le lointain de la pensée, craquer la surface de la terre. Alors nous devenons ce que nous sommes depuis toujours mais nous nous efforçons d’oublier pour ne pas trop avoir peur, des sismographes de l’improbable, des capteurs de forces irascibles, en un mot, des hommes.

Pour restituer la parole sacrée,
130 x 195 cm. 2006

Signe et promesse

Chaque tableau de Luis Alberto Hernandez est l’apparition sur un fond noir de signes aux allures de promesse et de don. Ces signes sont ici portés par un mystère plus profond que le noir qui le porte. Tracés par une main à la fois ferme et hésitante, ils exhibent leurs couleurs sur un fond d’or qui parle la langue d’un soleil déclinant. Leur tracé est porté par une affirmation et pourtant, un à un, il semble qu’au lieu de représenter ou de parler la langue d’un dieu, ils appellent un dieu ou une divinité, une force ou un souffle, à venir se glisser en eux. Car pour nous atteindre, il leur fait parvenir à s’élancer, et s’envoler de cette surface picturale sur laquelle certes ils paradent mais où ils semblent aussi retenus prisonniers, pour nous joindre nous, hommes précaires mais qui savent par tous les pores de leur peau qu’ils participent, encore et toujours et même contre leur gré, à l’aube du mystère.
Luis Alberto Hernandez est le peintre de ce soulèvement du signe non pas tant pour qu’il dissémine le sens qu’il retiendrait en son sein, mais pour qu’il parvienne à travers la transparence de l’air jusqu’à la nuit de l’œil. Le signe, ici, appartenant à des langues réelles tout autant que rêvées, parcourt inlassablement les méandres de ses significations possibles. En se soulevant sous la force créatrice de la peinture, il entre alors dans le champ de l’espérance là où l’homme attend et entend que le possible embrase le réel.
Peintre méditatif ayant pris conscience il y a longtemps de la faiblesse de notre raison et de la puissance de nos affects pour nous aider à nous orienter dans l’existence, il sait que les modalités d’une apparition, entendons d’une vision, ou encore d’une révélation, sont indécidables. Les prophètes pouvaient moins prédire une manifestation divine qu’inciter à se préparer à sa venue. Le peintre ne peut qu’enregistrer les traces des retraits du divin en les faisant exister, ces traces, sous la forme de manifestations lumineuses et colorées qui leur donnent une apparence de vie intense incalculable. Le peintre est celui qui associe au point de les confondre les aveux de l’absence et les schèmes plastiques de la présence.
Pourtant cette présence et cette absence ne sont pas à comprendre comme des manifestations directes du divin. Bien au contraire, ce sont des appareils de capture dans lesquels ce qui doit être capturé est moins la forme d’un dehors sans énigme que la part du secret dans l’attente des hommes. L’attente n’est pas attente de quelque chose mais hésitation perpétuelle, c’est-à-dire constitution d’une tension psychique dans laquelle s’éprouve et le signe et la possibilité du sens.

Des textes essentiels,
80 x 100 cm. 2008

Révélation

En peignant, il semble que Luis Alberto Hernandez ne fait que poser et poser encore cette question : Que faut-il pour que le ciel exulte et que l’œil se pare de visions ?
Ce qu’il sait, c’est que l’œil ne distingue la couleur que si elle est mêlée au trait, que si elle est peuplée de signes. Ce qu’il sait aussi, c’est que le divin peut venir à nous, mais qu’il le fait sous une forme qui n’est pas nécessairement déchiffrable à même la peau des choses.
Cette forme, si elle est difficile à « saisir », c’est moins à cause d’un discrédit qui porterait sur la consistance de cette peau qu’à cause d’un décalage interne au vivant. Tous, vivants que nous sommes, hésitons. Il y a d’une part les manifestations de nos passions, manifestations irrésistibles de notre élan vital et d’autre part, il y a la passion, cette force sourde qui emplit l’attente par laquelle nous existons.
Démêler cet écheveau est une tâche impossible et nécessaire. Impossible, parce qu’il n’y a pas d’espoir que la table soit rase ni que le ciel soit plein. Nécessaire, parce que c’est dans les interstices entre trace et regard, entre attente et espérance, entre manifestations secondaires de la lumière et plis de l’ombre que quelque chose a lieu.
Ce qui a lieu est la révélation a minima que le signe est vide par nécessité et charnel par mission. Qu’il prétende dire le divin ou l’enclore, rien ne vient s’y restreindre, sinon l’idée plastiquement attractive qu’il est signe et qu’en tant que signe il incarne notre attente.
Ce qui a lieu dans chacune de ces toiles, c’est la révélation de ce que le signe vide est le moyen le plus efficace pour arrimer l’ambition du geste aux éclats de la vision.

Des mots et de leurs symboles
80 x 101 cm. 2008

Images-signes

Voir n’est pas une activité de l’œil seul, mais une activité de la pensée en ce qu’elle sait que l’œil éperdu d’attente est pris dans le même mouvement immobile auquel sont assignées les choses. L’homme certes se réjouit d’exister, mais une voix en lui ne cesse de clamer son angoisse et son refus d’avoir été jeté là et abandonné. Murmure de source vive, c’est dans ce creuset que se forme le chant de la mélancolie première.
Nul n’échappe à ce doute sur la nécessité qu’il y aurait d’être au monde. C’est pourquoi la mélancolie conduit à envisager l’existence d’une sorte de seconde vue qui passerait par l’acceptation forcée de cette situation. Alors oscillant entre deux murs, l’existence s’exhibe auréolée de couleurs parfois barbares.
Il existe une troisième mélancolie qui se manifeste lorsque devient évident pour chacun qu’il doit accepter de reconnaître que le « vrai » monde ne se trouve ni ici ni ailleurs, mais qu’il se manifeste comme l’ensemble des données réelles et rêvées qui circulent entre l’un et l’autre.
Cet entre-deux est la dimension du monde dans laquelle à travers les images et les signes, se croisent les trois mélancolies. Leur entrelacement en nous est la source possible du partage entre ceux qui créent des formes et ceux qui les accueillent.
Luis Alberto Hernandez a su pousser la reconnaissance au point ultime de l’aveu en créant des entités visuelles qui ne sont ni des signes ni des images mais des « images-signes ». D’une certaine manière, seule cette entité psychique qui se renouvelle en lui et grâce à lui à chaque tableau, permet à des entités visibles d’atteindre leur but : être la flèche qui va nous transpercer.
Visés par ces images-signes et les visant en retour, nous nous approchons de cette révélation : découvrir comment, en nous, ces trois mélancolies s’entrelacent pour nous faire vibrer.

De la parole magique,
101 x 80 cm. 2006

Visions

C’est de ces allers-retours entre signe et visée que se constituent les visions. Car il n’y a pas d’autre but au fait de peindre que de faire exister sur une surface précaire ce qui s’élabore dans la nuit du crâne, que de faire exister les visions qui s’y animent, que de faire voir à travers telle ou telle image le fait même que la vision est une possible extase.
C’est pourquoi les signes sont en quelque sorte vides par principe, en tout cas les signes picturaux puisqu’ils sont susceptibles de réitérations infinies sans pour autant être exempts de variations intenses en particulier lorsqu’ils sont hantés par la couleur. C’est en tout cas à cette extrémité que Luis Alberto Hernandez conduit la peinture, en ce point ou ce qui vacille devient appel.
Vides, ces signes le sont comme toute promesse lorsqu’elle naît, est vide. Elle ne s’emplit que de la voix des chants, que de la trace du geste, que de la sensation de la caresse, que de l’éclat des couleurs.
Gonflés de nuit et hurlant de couleur, brûlés d’absence et ivres de soleil, ces signes vides naissent de la nuit pour lutter contre la nuit et se parent d’or pour braver l’indifférence du soleil. Cette manière d’être vide est donc tout à fait singulière, elle qui constitue la signature de Luis Alberto Hernandez dans le champ élargi de la pratique picturale aujourd’hui.

De la parole magique,
101 x 80 cm. 2006

Exposition
au farinier de Cluny
jusqu’au 8 Mai