vendredi 1er juillet 2022

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Les cris dans les arts plastiques

De la Renaissance à nos jours - Un livre de Christian Ruby

, Jean-Christophe Nourisson

Il faudra se laisser guider par une voix qui croise l’histoire de la pensée et l’histoire de l’art vers un chemin qui mène à la question cri.

L’ouvrage de Christian Ruby interroge la représentation de l’inaudible du trou-bouche. L’ouvrage s’appuie de manière non exhaustive et non chronologique sur des œuvres, de la Renaissance à nos jours, de celles dites modernes, qui du cri seront porteuses d’une méditation si souvent écartée. Non pas que les œuvres soient marginales mais peut-être parce que le logos y semble aspiré par la tache noire d’une bouche béante.

On le découvrira dans l’ouvrage et pour qui se penche sur ses propres souvenirs. Les œuvres qui représentent, performent, ou bien parlent, les cris sont innombrables.

Il prend comme support le premier tableau de la fresque d’Arrezo La mort d’Adam de Piero della Francesca. Un cri de femme au centre du tableau, une supplique adressée, celle d’une Ève, bras tendus, dont la bouche ouverte semble emplir et déchirer tout l’espace du tableau, pliant l’arbre de vie en arrière-plan et affectant en retour les visages affectés. Il s’empare de ce double mouvement d’un son humain non parlé qui pénètre les corps et pensées de l’autre, qui rapproche et éloigne. Quid de ce théâtre pour les spectateurs ?

En posant l’adresse faite au spectateur par les cris en art comme incontournable, Christian Ruby revisite l’indéfectible humanité d’une bouche déchirée par la douleur. Au-delà des poncifs, du monstrueux, de la « bête » qui sommeille en chacun, de la déficience langagière, de la maladie mentale ; nous pouvons constater combien cette sur-parole de dissentiment est éminemment en capacité de rassembler. Que la scène fût privée ou publique, elle nous demande qui peut l’entendre et quel spectateur, voulons nous être ? Nous joindre à cet appel ou détourner le regard ? La bouche en cri selon Christian Ruby est un objet culturel distinctif, mais que l’on ne peut présenter qu’en incluant la dimension du rapport aux autres...

L’approche épistémique du cri en art s’avère être la condition nécessaire selon l’auteur, à une compréhension de la parole rendue aux représentations du cri. Ainsi les détours fructueux, que convoque Christian Ruby, comme l’avant-gardiste Christine de Pizan qui récuse l’image d’une femme bête traitresse, libidineuse jusqu’au fanatisme éclairent une époque (1424). Ces remarquables écrits du Moyen Âge tardif réfutent les représentations fallacieuses de la femme criante habitée par des forces démoniaques. L’approche des essais de Montaigne s’attarde également sur les usages et les occasions de criaillier à nos oreilles, elle accompagne le lecteur vers un inventaire des caractères, expressions et sentiments dégagés de toute considération diabolique ou monstrueuse. La construction du sujet moderne annonce donc le bouleversement de l’espace mythologique et religieux. Ainsi la signature A.D. d’Albrecht Dürer, assume la pater-maternité de l’œuvre et l’usage de la perspective dépeuple les montagnes sacrées. Le mouvement est double, les regardeurs sont transformés par les tableaux qui les regardent et les tableaux en retour entrent en résonance avec l’humanisme naissant.

À l’Âge Classique la codification picturale des gestes, attitudes, figures humaines, sous la coupe des rhéteurs s’attache à ne pas troubler outre mesure les spectateurs. Le difficile exercice de la « bonne règle » fait l’objet d’une démonstration avec L’enlèvement des Sabines (1637) de Nicolas Poussin, qui confronte deux figurations : cris des soldats qui donnent ordre et cris des femmes qui tentent d’échapper au rapt. La scène offerte aux regards accompagne la domestication, l’éducation du spectateur à s’émouvoir, s’indigner dans le cadre d’une civilisation des mœurs.

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècle le débat esthétique autour du groupe sculpté dit du « Laocoon » suscite de nombreux commentaires parmi les philosophes. Comment représenter les causes et effets d’une morsure de serpent provoquant convulsions et déformation du visage enlaidi du prêtre de Troie ? Lessing reste concentré sur la bouche béante qui produit l’effet le plus choquant du monde, mais s’agit-il d’une expression anatomique de la souffrance ou bien d’une volonté sublime à la surmonter ? Winckelmann n’y voit qu’une expression humaine fort naturelle et raisonnable, en penchant pour une interprétation morale. Hegel et Goethe surmontent la question du difforme considérant, non pas le détail, mais le groupe qui, dans chacun de ces nœuds, liaisons, regards ferait cri vers le spectateur. La sculpture-cri ainsi considérée échapperait au dégoût. Le prosélytisme raisonné des Lumières est entré en campagne de diffusion de la culture humaniste.

Les causalités du cri de désespoir et d’effroi sont patentes dans nombre de représentations classiques : du supplice de Prométhée par Orazio Rimaldini (1620-1630) au Sacrifice d’Isaac (1603) par Le Caravage. Le cri se fait aussi résistance à un pouvoir, une injustice, une humiliation. L’œuvre d’Annette Messager (Innocents help, 2017) ne s’encombre plus d’une quelconque représentation. Les mots, en fil et poupée de chiffon démembrée, sont la matière même de cette œuvre. Elle renvoie de manière allusive aux noyades des migrants en Méditerranée, notamment à travers le O rouge qui se détache et évoque une bouée ou une embarcation de fortune. Œuvre-cri qui invite le spectateur à s’associer à l’indignation.

Face au mutisme du pouvoir l’artiste Piotr Pavlenski pratique l’automutilation (Suture, 2012, Fixation, 2013) et la mise en scène d’acte de rébellion (Éclairage, 2017). Ces mémorables actions de rue sont des cris de protestation à l’encontre des pouvoirs financiers ou politiques. Il exacerbe en performant les traits violents de la manifestation publique pour susciter une répercussion médiatique. Il interpelle le public, sans doigt pointé, ni regard invitant à détailler une scène offerte aux considérations esthétiques.

Il faudrait aussi mentionner les cris appelant à réparation de Krzisztof Wodizco, Mémorial de l’abolition de l’esclavage, 2012 ; Kader Attia, Les oxymores de la raison, 2015. Ces deux œuvres ne font appel à aucune forme d’image ou de slogan compassionnel, elles présentent et exposent une documentation, qui invite chacun à s’interroger sur les ravages du colonialisme. Ces installations colportent les pièces à convictions invitant chacun à se confronter aux horreurs et complexités de l’histoire coloniale.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle la plupart des artistes se sont détachés des métaphores gréco-latines pour porter un art qui ne passe plus nécessairement par la représentation. Un art qui ne prend plus appui sur une histoire occidentale dite – universelle et bienfaisante – et qui, depuis les guerres napoléoniennes dont Goya imagera les désastres, demeurera sérieusement ébranlée.

Criez donc ! Mais sans fard ni détours, comme à l’image de ce pape hurlant dans sa cage vide par Francis Bacon, Étude d’après Vélasquez du pape Innocent X, 1947 ou par ce corps éventré bras tendus au ciel d’Ossip Zadkine, La ville détruite, 1947-1953. L’œuvre vidéo enregistre le cri de l’artiste Jochen Gerz face caméra et jusqu’à l’évanouissement, Crier jusqu’à l’épuisement, 1972. Œuvres qui tout entières parlent le cri plus que les bouches en visage.

Examiner le cri en art, nous aide à remonter l’histoire d’une éducation – domestication du spectateur – qui accepte et prend du plaisir ou frissonne à être interpellé par une œuvre inscrite dans telle ou telle époque. Qu’elle s’incarne en corps performant ou à l’état de tableau, les œuvres demeurent des fictions. Elles rejouent ce qui demeure un écart avec la scène ou le plan de projection. Et c’est précisément dans cet écart que se dessine la communauté esthétique et politique que l’on nomme le public.

Ce livre de Christian Ruby à l’écoute de l’infra-sensible des cris en arts, livre les clés des différents régimes de réception. Il invite chacun à se confronter à la parole muette mais non sans conséquence des arts plastiques. Enfin, lorsque les ondes colorées déforment en bouche hurlante le visage du plus célèbre tableau d’Edward Munch, l’artiste se fait le médiateur d’un cri monde. Il est salutaire de réinscrire à l’agenda attentionnel ce motif esthétique qui assurément nous soulève en commun contre l’indifférence.

Piero della Francesca — La mort d’Adam (1452-1466)
Nicolas Poussin — L’enlèvement des Sabines. (1634-1635)
Le Caravage — Le sacrifice d’Isaac (1603)
Piotr Pavlenski — Suture (2012)
Jochen Gerz — Crier jusqu’à l’épuisement (1972)
Francis Bacon — Étude d’après Velásquez du pape Innocent X (1947)

Des cris dans les arts plastiques
De la Renaissance à nos jours
Christian Ruby
Éditions de La lettre volée, Bruxelles. 2022.
144 pages, 10 illustrations, 15 x 21 cm
ISBN 978-2-87317-596-2
19 €, 2022
Commande : https://www.exhibitionsinternational.be/documents/catalog/9782873175962.xml