mardi 24 juin 2014

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Légère inquiétude

, Pascale Krief

À travers un ensemble d’œuvres pour la plupart inédites d’artistes émergents qui se répondent en rhizome, Légère Inquiétude explore le territoire du concept d’inquiétude dans le champ de l’art contemporain en interrogeant la manière dont les inquiétudes qui hantent les sociétés contemporaines irriguent en tant qu’objets de réflexion les pratiques de la jeune scène artistique, et donnent lieu à des formes nouvelles. Légère Inquiétude questionne la syntaxe même de l’exposition et son métalangage et, en montrant à la fois des objets et des œuvres immatérielles, interroge la matérialité de l’œuvre et la possibilité même de sa disparition et de son re-enactment.

À travers un ensemble d’œuvres pour la plupart inédites d’artistes émergents qui se répondent en rhizome, Légère Inquiétude explore le territoire du concept d’inquiétude dans le champ de l’art contemporain, en interrogeant la manière dont les inquiétudes qui hantent les sociétés contemporaines, à un moment où mutations et conflits sont à l’œuvre, irriguent en tant qu’objet de reflexion les pratiques artistiques et donnent lieu à des formes nouvelles. De ce fait, Légère Inquiétude questionne la syntaxe même de l’exposition et son métalangage, en montrant à la fois des objets et des œuvres immatérielles. Ces propositions, conçues pour la plupart pour l’exposition, interrogent la matérialité de l’œuvre et la possibilité même de sa disparition et de son re-enactment.

La difficulté à penser les mutations sociales en cours et à redéfinir les formes nouvelles de l’affiliation, la multiplication des incertitudes qui pèsent sur l’avenir, la reconfiguration des normes et des institutions, la multiplication des conflits dans l’espace international, les avertissements d’ordre écologique secrètent une inquiétude qui devient l’un des éléments constitutifs des sociétés contemporaines, et qui traverse la jeune scène artistique.

Les œuvres montrées, pour la plupart inédites, se caractérisent à la fois par une exécution précise et par la mise en œuvre de gestes radicaux. Chacune d’entre elles est en même temps porteuse de l’éventualité d’un passage à l’acte et d’une légère menace qui anime nos imaginaires. Plusieurs d’entre elles amènent aussi à mettre en perspective les notions de matérialité et d’immatérialité de l’œuvre et à interroger l’éventualité de sa disparition ou de son re-enactment. Nombre d’œuvres – matérielles ou immatérielles – posent, en termes de conservation, la question de leur réactivation, de leur restitution, voire de leur réélaboration – comme c’est d’ailleurs le cas pour les expositions elles-mêmes. Démontages, remontages, conservation, voire re-enactment des œuvres par les artistes, sont les enjeux auxquels conservateurs, curators, galeristes, artistes et collectionneurs sont de plus en plus souvent confrontés, et seront questionnés au cours d’une table ronde.

Savant mélange de hold-up artistiques et conceptuels et d’innovations formelles, l’œuvre de NNE FUTBOL CLUB opère des passages à l’acte symboliques en des gestes qui, en feignant de prendre les mots et les choses au pied de la lettre et en opérant un double retournement/détournement de sens, inventent sans cesse des objets nouveaux. Rappelant les inquiétudes qui traversent une génération entière, ils présentent une œuvre nouvelle, conçue pour l’exposition, et leur pièce emblématique Keep warm burn out the rich, Mobile (2011) – qui matérialise dans l’espace un graffiti vu sur un mur, suscitant en retour une légère inquiétude, consubstantielle à l’idée du passage à l’acte qu’induit l’incarnation du slogan en fer à marquer. C’est à une autre forme d’inquiétude que convoque l’œuvre que l’artiste londonien SAAD QURESHI, créée pour l’exposition. Inspirée d’une série réinterprétant sur un plan formel des paysages décrits à partir de souvenirs-clé par différentes personnes à travers le monde, il crée un paysage lunaire et inquiétant où installations guerrières, poteaux électriques, constructions détruites et arbres morts se superposent en un no man’s land carbonisé, offrant dans un matériau noir la maquette imaginaire d’un paysage détruit par la guerre, hantée par la nature incertaine et fragmentaire de la mémoire collective. Prenant le contrepied de la technique de la peinture à fresque, de la pintura a fresco, LEYLA CARDENAS procède par grattage des strates successives de peintures amassées sur les murs, pour produire des œuvres conçues à partir des plans des lieux dans lesquels elle intervient in situ, exhumant les sédimentations historiques du bâtiment. Issu d’un lent processus de désagrégation – qui a symboliquement quelque chose à voir avec le lent travail de sape des plantes saxifrages qui étendent leurs racines dans les fondations jusqu’à détruire la structure sur lesquelles elles s’installent – son travail questionne la temporalité de l’œuvre, mais aussi sa matérialité, et a, lui aussi, quelque chose à voir avec la trace mnésique et l’oubli, menant à une réflexion sur la trace et la disparition. Articulée autour du recours à des matériaux militaires – balles, obus, armes, cibles, médailles... – qui forment autant de ready made, assemblés et augmentés, qui explorent l’univers de la guerre, l’œuvre de LEA LE BRICOMTE, qui présente une version nouvelle de son installation Feu ! (2011) ainsi qu’une autre pièce pour le deuxième accrochage, secrète une légère angoisse née de la proximité soudaine avec ces matériaux – ici non désamorcée par le burlesque ou le dérisoire, ce qui les charge d’une intensité d’autant plus inquiétante – qui rappellent que les guerres n’appartiennent pas qu’au passé.

De l’extrême rigueur du travail d’OLIVIER MAGNIER naît la polysémie et la complexité de ses œuvres minimalistes, souvent élaborées à partir de théories mathématiques, qui construisent l’une après l’autre un monde parallèle à la fois poétique et tranchant. Définissant ses œuvres comme des « espaces potentiels, dans un champ lexical tangible qui s’étire des références populaires aux concepts scientifiques », ses « objets philosophiques » comme ses « artefacts ordinaires » sont autant d’œuvres radicales aux titres volontairement décalés. Météore évoque le ciel, qui peut nous tomber sur la tête, tout aussi bien qu’une œuvre de Maurizio Cattelan ou encore les théories mathématiques qui s’efforcent de calculer l’impact et la vitesse à laquelle les météores entrent en collision avec la Terre. Trois autres pièces de lui seront montrées, dont une inédite pour le deuxième accrochage. Les œuvres de VALERIE VAUBOURG travaillent essentiellement des matériaux fragiles, délicats, appartenant au passé, assimilés à ce qu’il y a de plus archétypalement féminin ou traditionnel – comme la dentelle, l’organdi, la broderie ou encore les motifs des toiles de Jouy. Son modus operandi consiste à s’emparer de ces matériaux pour développer des œuvres d’une ironie mordante où le monde contemporain est disséqué avec une rare violence. Guerres, violences policières, condition féminine, sont des motifs récurrents de son œuvre, dans laquelle ce que l’on croit être les bergers et bergères faisant paître leurs troupeaux sur les motifs des papiers peints s’avèrent être des scènes de violence policière, où les motifs floraux découpées dans des revues colorées sont criblées d’impacts de balles, où les papiers intacts et vierges délicatement transpercés au poinçon tracent la silhouette d’un revolver. Object de DAVID RENAULT (membre du duo Les frères Ripoulain) est une barre en aluminium activable, qui consiste à utiliser l’architecture pour ses propriétés matérielles et acoustiques en projetant l’objet selon des modalités pré-définies, faisant d’ Object une œuvre qui contient à la fois sa propre potentialité destructrice et créatrice. L’œuvre Get rich or die trying (2011) de la jeune artiste CLAIRE FROËS fait appel à une iconographie qui rappelle à la fois l’habitat précaire, l’errance ou l’exil, et un fait divers ancré dans les mémoires collectives - et qui constitue au passage une référence artistique à une performance bien connue. Travaillant à partir de matériaux de récupération, elle définit elle-même les espaces d’habitats précaires à propos desquels elle a conçu une série d’œuvres – notamment 1 m2 montrée à la Maison du Japon en 2012 – comme posant de justes questions sur le sentiment d’insécurité générale qui règne dans les sociétés contemporaines. L’œuvre présentée dans l’exposition par THEO DE GUELTZL & OCTAVE MARSAL, LAB-2, est le résultat, sur un plan métaphorique, du travail de l’homme-machine – au sens à la fois le plus taylorien et le plus chaplinesque du terme –, et le plan onirique d’une cité de Babel où se superposeraient les architecures du monde entier. Les monuments composent une cité désertée où s’empilent les strates architecturales, vides de toute présence humaine, qui viennent en écho à l’installation monumentale LAB-1 .

À côté d’une dizaine d’objets et d’installations – l’exposition Légère Inquiétude présente aussi trois œuvres immatérielles inédites. Une œuvre musicale du compositeur TOSHIO HOSOKAWA – né en 1955 à Hiroshima (Japon) – Silent Flowers (1998), élaborée à partir du concept d’ikebana entendu comme expression de la mort cachée et de la brieveté de la vie et de l’idée selon laquelle les sons surgissent du silence et du néant auxquels ils retournent, est interprétée par l’ensemble TM+ le jour du vernissage. Elle est ensuite diffusée de manière fragmentaire par intermittences dans l’espace d’exposition, jusqu’à ce que la totalité de l’œuvre ait été diffusée. Sa diffusion s’arrête alors, de manière irrémédiable. Une œuvre olfactive nouvelle de BORIS RAUX élaborée à partir des traces d’une œuvre matérielle antérieure qui a disparu, composée à partir de l’ensemble des matériaux des œuvres de l’exposition, suscitent à l’insu du visiteur une légère inquiétude en une œuvre doublement immatérielle – celle de l’objet disparu et celle de l’œuvre olfactive. Une actrice, MIREILLE PERRIER incarne l’artiste virtuelle ALOÏSE TODESCHINI qui a crée la performance Sans titre, œuvre performée qui est elle-même une incarnation exacte d’une photographie de Mathieu Pernot. Incitant à une réflexion en forme de mise en abyme sur les notions d’incarnation performative, de déplacement et de récognition, SANS TITRE est une œuvre qui questionne la matérialité de l’œuvre et la notion d’artiste, jetant ainsi un trouble qui suscite une légère inquiétude.

Loin de se référer à Das Unheimliche – ou inquiétante étrangeté – freudienne, c’est-à-dire à l’étrange angoisse qui sourd parfois de l’infra-ordinaire, l’exposition s’interroge en des retournements de sens successifs sur ce que l’on pourrait qualifier de Non-heimlich, heimlich étant alors défini comme ce qui est « confortable », « tranquille », « sans crainte ». En ce sens l’inquiétude peut se définir comme tout ce qui est « inconfortable », « intranquille », comme tout ce qui suscite un sentiment de malaise, une angoisse, ou encore, comme le fait de ne pouvoir se satisfaire de ce qui est, d’aspirer sans cesse à autre chose.

LEGERE INQUIETUDE 12 JUIN-20 JUILLET 2014
Curateur Pascale Krief
Galerie WHITE PROJECT, 24 rue Saint Claude, 75003 Paris
Œuvres de : NNE FUTBOL CLUB / LEA LE BRICOMTE / LEYLA CARDENAS / OLIVIER MAGNIER / SAAD QURESHI / VALERIE VAUBOURG / DAVID RENAULT / CLAIRE FROËS / THEO DE GUELTZL & OCTAVE MARSAL et de : ROSHIO HOSOKAWA (interprété par l’ensemble TM +) / BORIS RAUX / ALOÏSE TODESCHINI