lundi 28 avril 2014

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Le champ démocratique

Nouvelle street art / Street art novel

, Philippe Soussan

“ jardinier de l’impossible” travaille au sein d’une œuvre d’art qui pilote la société. Avec cette nouvelle, premier épisode d’une saga fantastique, l’auteur prépare le terrain, se faisant à l’illusion que pour quelques décennies encore, l’État et les consciences ne devraient pas permettre - et peut-être pour notre plus grand bien -de laisser l’art envahir la société. Le support de l’écriture invite, contrairement à F. , à ne pas prendre ses rêves pour des réalités.

LE CHAMP DÉMOCRATIQUE

Nouvelle street art

Au retour de sa pause déjeuner, F. avait glissé sa carte magnétique dans le sabot. La porte automatique s’ouvrait sur un espace demi-couvert où il avait repris le seau d’herbes fraîches qu’il avait laissé en sortant. Il se munit de son râteau et de ses gants, d’un geste machinal et s’avança en pleine lumière dans le Champ Démocratique. Il aimait se retrouver seul quelques minutes au milieu de la masse dense constituée de millions de fleurs.

Informe, elle se soulevait au-dessus de lui, depuis le niveau du sol, montant jusque dans d’épaisses nimbes multicolores où glissait son regard émerveillé. Les fleurs se rassemblaient en un épais tapis aux mailles resserrées, sur des surfaces provoquant en F. l’image d’un essaim qui s’éloignait avec le regard. Ce Champ dont il avait la charge, lieu unique en son genre, à l’écart du monde mais au cœur de la Ville, était devenu avec le temps son jardin secret.

Tout avait commencé pendant la guerre civile. Au pied d’un mur portant l’inscription “l’art est antidémocratique”, un buisson avait poussé qui semblait puiser son énergie dans l’apparente contradiction du graffiti. D’abord observé avec intérêt par quelques artistes, le buisson commença à se répandre dans tous les espaces urbains abandonnés du centre de la Ville. Le Champ Démocratique, c’était ainsi qu’il avait fini par être baptisé par les premiers commentateurs. Quand la paix fut revenue, il s’imposa comme l’œuvre symbolisant la nouvelle Union, grâce à l’énergie de quelques-uns qui arrivèrent à convaincre le plus grand nombre qu’une société en paix était une société bien fleurie. Chaque fleur devant être préservée en permanence et de manière indéfectible parce qu’elle correspondait à un homme, c’était une sorte de work in progress monumental qu’il fallait par des mains expertes maintenir en état d’inflorescence prolifique, pour témoigner de l’attention portée à la qualité et à la beauté du lien politique.

La nouvelle Union réunissant trente pays, un territoire de trente hectares au cœur de la Ville fut assigné au Champ Démocratique qui devait être à la fois parfaitement visible et inaccessible. Il avait été ainsi décidé à la fois d’enclore le Champ derrière d’épais buissons de verdure formant un haut mur de séparation avec la Ville, et de permettre à chacun de l’observer à tout instant à travers le site Internet qui retransmettait la vie du Champ en temps réel grâce à l’implantation de 1500 webcams. Le travail acharné que nécessitait le renouvellement constant de millions de fleurs, fournissait ainsi l’image héroïque du quotidien politique de l’Union et de son attachement à ses valeurs.

F. pensait à ce fameux rendez-vous d’embauche à l’Union qui recrutait les jardiniers pour s’occuper de l’entretien délicat et essentiel du futur Champ Démocratique. Quand il visita le chantier la première fois, le sol venait d’être creusé et on était en train de livrer de la terre provenant des trente pays de l’Union. Les terres avaient été introduites dans le malaxeur géant qui surplombait le chantier. Il tournait comme une planète au-dessus des structures métalliques. La machine reversait sur son flanc la terre mélangée qui prendrait sa place dans le bassin et deviendrait le sol définitif du Champ. F. était fasciné. Ici, de l’autre côté du mur végétal qui isolait le Champ au centre de la Ville, on ne pouvait faire autrement que de se sentir aspiré par l’émergence d’une sorte de force tellurique inconnue.

On lui mit un casque sur la tête, son rendez-vous devait se passer dans un bureau au premier étage du bâtiment de contrôle. On le pria d’attendre dans un grand hall que surplombait une vitre gigantesque, devant laquelle une table de réunion imposante se tenait. Depuis la baie vitrée on pouvait observer en plongée dans un silence feutré, l’agitation du chantier. F. resta là un moment à observer sans arriver à détacher son regard. Il avait l’impression que derrière cette vitre la réalité était autre, d’une présence écrasante. La lumière plus forte donnait l’impression que les contrastes étaient plus intenses que le réel. La puissance visuelle de ce qu’il avait sous les yeux semblait démultipliée comme si on avait installé un caisson lumineux dans un autre caisson lumineux. Sur un pupitre, non loin de là, F. remarqua un joy-stick. Il ne put s’empêcher d’approcher et le saisit. Immédiatement, un zoom se mit à avancer à la vitesse d’une navette spatiale sur la grande sphère du malaxeur qui s’agrandit comme si c’était une planète qui allait le percuter. F. s’esquiva rapidement en se protégeant le visage de l’autre bras. “Alors vous êtes venu nous rendre visite Monsieur F..” La voix qui l’avait surpris venait d’un petit homme d’une soixantaine d’années dont la silhouette se dessina en contre-jour dans le cadre de la porte. Il s’approcha lentement, s’installa devant l’écran au milieu de la grande table d’où il appuya sur un bouton et l’écran disparut. F. n’avait pas l’habitude des entretiens d’embauche et ne sut que penser de cette volatilisation. “Enfin, tant pis !” se dit-il en sortant. “Et d’ailleurs que pourrait bien faire un jardinier comme moi au cœur du pouvoir ?” pensa-t-il.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis ce jour, et F. avait été embauché comme jardinier au Champ Démocratique. L’Union était née d’une œuvre d’art qui fonctionnait en son sein au rythme de la nature, et F. était devenu un vaillant jardinier de l’impossible.

Il faut bien avouer qu’à ce tournant de l’histoire, la population était devenue uniformément assez naïve et sentimentale. A la suite d’une mutation génétique soudaine, elle se mit à ressembler étrangement aux personnages des séries TV très appréciées depuis fort longtemps. La transformation était telle chez les hommes et les femmes qui peuplaient le monde à cette époque, que pour nous qui lisons et écrivons ces pages, il eût été impossible de pouvoir sérieusement s’y intégrer. En cette année si proche de nous, on aurait pu dire que l’Homme était enfin entré dans l’âge adulte. Non qu’il eût appris à maîtriser ses instincts les plus dévastateurs, ou qu’il eût, comme le plus faible nombre d’entre eux, progressé grâce au bénéfice de la culture, mais qu’en l’espace de peu de temps, une mutation génétique s’était opérée tout naturellement. Cette modification avait été programmée à partir des aspirations de l’Homme lui-même. Car jamais dans l’histoire de l’humanité, autant d’individus en même temps n’avaient vibré du sentiment conjoint d’empathie, d’amour de soi et de son prochain. Evènement survenu lors de la diffusion des séries innombrables de telenovelas et autres avatars bollywoodiens.
Cette nouvelle humanité se mit « démocratiquement », par l’impulsion du plus vaste échantillon jamais atteint, à faire basculer avec elle le reste de la population dans ses aspirations les plus suaves. Ainsi prirent-elles ancrage dans le réel à force de devenir les plus puissantes projections mentales jamais atteintes, modifiant le génome humain, par un effet de physioempathie encore mal connu.
Plus l’individu était censé être en proie à ses peines, et plus, par un phénomène de “déjà-vu”, le cerveau fabriquait des parades consolatrices. Des gerbes de fleurs et d’images en tout genre sortaient immanquablement de son esprit, un peu comme dans le cerveau de Gabriel Garcia Lorca, sans toutefois en avoir nécessairement la beauté et la profondeur. Mais on aurait pu dire que ce nouvel homo-télé-novelus était certainement à mi-chemin entre le fameux poète et un figurant de roman-photo.

Greta la fille de F. avait sans le savoir le privilège de manger un plat de spaghetti bolognaise devant une rose translucide de Birmanie. Sa tendre tige épineuse traversait le volume transparent d’un grand verre à eau. F. avait certainement ramené la rose du Champ, mais il ne s’en souvenait pas ; une rose c’est peu de chose, après tout. Dans sa grande cuisine, il ne manquait que ce détail pour donner à F. la vision qu’il imaginait d’un catalogue de mobilier suédois. La lumière du soleil venait caresser la base du verre 2€, posé sur la table en hêtre naturel 99€, créant un effet de prisme. Comme si un projecteur avait été réglé avec précision, donnant l’impression que le miracle du bonheur pouvait se dématérialiser d’un catalogue de décoration pour se reproduire par mentalisation dans la cuisine de F..
Greta avait l’habitude de voir son père déplacer les objets, courir partout d’un coin à l’autre de la pièce, puis prendre du recul, regarder de loin si ça « fonctionnait », comme il disait, pour une photo.
Puis, dans un élan de tendresse compassionnelle, elle figea son mouvement quelques longues secondes, pendant lesquelles il saisit son appareil photographique sur le bord de la commode, et “clic”.

Pendant qu’il admirait son cliché où la volute florale dans le verre au premier plan laissait apercevoir le visage de sa tendre enfant, le téléphone avait sonné dans sa poche, un numéro inconnu. On lui proposait de venir renouveler son contrat de cinq ans au Champ Démocratique. Il repensa à son rendez-vous étrange, la première fois. Et à sa séparation avec la belle Amande.

Depuis qu’il y travaillait, F. avait fini par se faire à ces étranges fonctionnaires de l’Union. Il partageait avec eux la responsabilité du secret le mieux gardé au monde, pensait-il. Car nul autre qu’eux et les trente camarades jardiniers n’avaient le droit et l’honneur d’y pénétrer.
Bien entendu il y avait les autorisations exceptionnelles pour les scientifiques, les étudiants, les hauts fonctionnaires, etc. Mais il fallait perturber le moins possible le Champ en gestation permanente afin que la nature produisît ce qu’elle avait de meilleur pour la démocratie. Le chantier terminé, il était devenu grâce aux soins imperturbables de ces artisans de l’éphémère, le plus bel endroit sur terre que F. eût jamais vu. Quelle que soit la période de l’année, les graines, bulbes, rhizomes et mycéliums des plus belles collections florales de la planète leur parvenaient du monde entier en guise d’aide internationale à la culture démocratique. Il fallait entendre dans le mot culture les deux acceptions du terme.

F. se rendit dans la réserve des bulbes pour préparer les tulipes pour la prochaine saison, au cas où le gel détruirait les semences déjà plantées. Dans ce métier, il fallait toujours avoir un plan B et souvent un plan C. Il avait des réunions une fois par semaine avec deux fonctionnaires de l’Union pour la programmation des taux de floraison, d’humidité, de lumière et faire le point sur les livraisons de graines. Ils devaient faire des études statistiques sur la culture de chaque essence et rien n’était laissé au hasard : les calculs de chlorophylle, les pleines lunes, le débit des fleuves, des gradations des forces telluriques, les marées. Une fois tous les quinze jours au cours d’une réunion avec l’équipe informatique, on s’assurait depuis le Grand Hall derrière la grande vitre du bon fonctionnement des mille cinq cents webcams. Des plans larges aux gros plans, tout était discuté car tout ce qui était possible devait être tenté pour assurer, à travers la transmission des images, la transparence du système démocratique de l’Union. Chaque fleur témoignant par sa beauté que le système n’était pas en faillite.
Par voie constitutionnelle, le nouveau processus démocratique avait instauré la possibilité pour n’importe quel habitant non seulement d’observer le Champ à tout moment mais aussi de renouveler, quand il le souhaitait, par un vote en ligne son adhésion politique au fondement démocratique de l’Union. Le vote se faisait en fonction de la qualité et de la quantité de productions éphémères.
En cinq petites années, l’expérience du Champ Démocratique était devenue l’objet de tous les regards et l’Union commençait, contrairement aux prévisions des économistes, à garantir ses finances. Loin d’atteindre des résultats encore exceptionnels, elle avait réussi à inverser la courbe de la malchance. Dans un brillant essai, un philosophe des sciences écopolitiques des systèmes d’équilibres environnementaux avait établi que la courbe de la malchance ne pouvait s’inverser qu’en créant un système politique “bancal”. La présence de défauts au sein du dit système poussait les hommes à y remédier en rassemblant leurs forces et en mobilisant leur ingéniosité et leur invention permanente, tels des cariatides soutenant les bâtiments antiques. Personne n’y comprenait grand chose, mais tout le monde, sauf les spécialistes, s’accordait à reconnaître que cette théorie du politiquement bancal produisait de merveilleux et très démocratiques effets.

Passant ses journées au Champ, F. ne fut pas étonné d’être accueilli un soir par une lettre d’adieu d’Amande. Élégamment disposée sur la commode danoise de l’entrée de son appartement, la lettre l’attendait comme une jolie surprise. F. reconnaissait bien là son Amande, bien qu’il supposait que les mots qu’elle renfermait, fussent d’un goût amer. Quand il l’eut lue, il ne fut pas déçu. Il ne put retenir quelques larmes qu’il versa dans un état confus de “déjà-vu”. Il se sentait à distance de sa peine. Il referma l’enveloppe et la posa là où il l’avait trouvé en arrivant.
Coincé par le sentiment de ne pouvoir vivre sa propre émotion, il saisit son appareil photographique et cadra soigneusement le grain du papier dans le capteur avec au centre les mots “Mon F.”, l’image ressemblait aux photographies dépassionnées des catalogues de déco qu’il aimait tant. Ainsi sa vie devenait-elle réellement observable, et certainement belle, dans ce moment de tristesse qu’il arrivait vaguement à vivre par procuration.

Max était devenu le meilleur ami de F., depuis qu’ils travaillaient ensemble dans le Champ. Ils allaient à la gym sous-marine et leurs filles étaient devenues inséparables. Grâce à leurs efforts redoublés pour faire naître l’amitié entre les deux enfants, il sembla aux deux filles qu’elles n’auraient le choix que de s’entendre à merveille.

Max avait dans le secret le plus absolu, la grande fierté de s’occuper personnellement de la cam-336 qui avait transmis l’image d’une fleur d’Hibiscussuius indonisis sous la neige.
L’image avait eu un succès retentissant car elle avait réussi à elle seule à saisir le moment fragile de “l’inversion de la courbe de la malchance” une nuit d’hiver par caméra infra-rouge. L’Hibiscussuius indonisis sous la neige était en quelque sorte la pièce fondatrice de leur amitié. Aussi, avait-elle été choisie pour illustrer le Rapport Annuel de l’Union. L’exemplaire de F. était accompagné d’une dédicace de Max : “Au jardinier de l’impossible”, sur la page de garde qui ouvrait le Rapport, au-dessous d’une citation d’Ibsen.
Cela avait convaincu Max de lire le Rapport qui, quoiqu’abscons en surface, ne laissait pas de l’épater par sa profonde simplicité, bien qu’il ne cessât de revenir immanquablement à la phrase d’Ibsen pour avaler les pilules indigestes que constituaient les 400 pages du Rapport. Depuis lors, il se mit à parler très souvent d’Ibsen, le citant à tout bout de champ, c’était devenu un nom commun, un qualificatif, un verbe. Quand il ne trouvait pas d’autre mot pour dire les choses, il y avait maintenant en plus du mot “simple” la possibilité de dire “Ibsen”.

Max et F. étaient tous les deux bien d’accord. “Ils réduisent lamentablement la portée du truc, c’est pourtant simple, merde” avait ajouté Max.

Max était un gars doué d’une simplicité à toute épreuve. Simple jardinier il avait fini par devenir aussi simplement son meilleur ami. Avec lui, même les choses les plus compliquées pouvaient, comme par un tour de magie dont il avait le secret, devenir effroyablement simples. Il suffisait qu’il finisse ses monologues par sa phrase favorite : “C’est pourtant simple, merde !”, et il n’y avait plus lieu de se méprendre.
Max et F. avaient bien compris que cette fleur, une sur un million peut-être du jardin tout entier, avait certainement en plus été plantée par F. Bien entendu personne ne pouvait en apporter la preuve formelle, surtout pas F.. Mais c’était ainsi qu’ils aimaient imaginer le Champ Démocratique : il était leur objet, à eux seuls, bien qu’à tout un chacun en même temps. A chacun seul, et à tout le monde uniquement. A eux, à tous les ouvriers qui travaillaient au Champ et dans un deuxième cercle, aux fabricants des produits d’entretien “non agressifs”, aux fabricants d’outils de jardin « peu destructifs », puis dans un troisième cercle aux fournisseurs de gants, de bottes et de vêtements conçus pour les jardiniers et ainsi de suite. On aurait pu dire que toute la société avait participé à l’apparition de cette fleur d’Hibiscussuius indonisis sous la neige. C’était pour eux deux et pour tout le monde ce que signifiait le Champ Démocratique.
Ils étaient, à ce moment là, au premier plan d’une image mentale, en train de boire un verre de vin blanc, les pieds sur les accoudoirs de leurs fauteuils. Au deuxième plan, flous, les enfants faisaient un puzzle sous une lampe 49€, l’une souriait en regardant l’autre en train de poser une pièce du puzzle. “Un peu à la manière de de La Tour”, se disait F.. Mais peut être, se demandait-il, était-il le seul à pouvoir saisir cette allusion dans la lampe beige en fécule de pomme de terre.
C’était difficile à dire.

“Tu trouves pas que ça fait de La Tour, les filles floues dans le fond sous la lampe en fécule ?”, demanda F..
— Tu as souvent des questions comme ça quand tu n’as pas parlé depuis longtemps, commenta Max.
— Quel bonheur, se disait F., d’être compris.

A la naissance de leur fille Greta, Amande avait pris des cours de chant andalou. Elle avait dit à F. qu’elle cherchait ses racines, et les avait trouvées grâce à son prof de danse de caractère. Puis elle était partie habiter à Castel de Ferro avec son prof. Elle avait laissé à F. la garde de Greta. Amande pourtant était là chaque jour, avec sa fille, elles jouaient ensemble, elle l’aidait à faire ses devoirs grâce à la console familiale qui permettait d’être virtuellement présent dans la même pièce.

Il suffisait de rentrer dans la pièce de la console familiale de son appartement, pour Greta et à Castel de Ferro pour Amande, pour que chacune se trouve en présence de l’autre au quotidien.

“Hay que la muerte me va bien”, chanté et dansé par une Andalouse sur le toit d’une vieille guimbarde dans le parking du supermarché ou le long de la rue Ibsen. F. n’avait jamais vu ça qu’en “déjà-vu”, mais en s’arrêtant devant les places vides du parking, chaque fois qu’il allait faire ses courses, peut-être n’était-ce pas l’endroit le plus attendu, mais il ne pouvait pas s’empêcher de penser à Amande. Il ne pouvait pas non plus s’empêcher d’imaginer son déhanché voluptueux sur le capot d’une voiture déglinguée en lieu et place de son ressentiment. Ainsi le “déjà-vu” permettait-il encore tant qu’il serait amoureux, de fabriquer des images qui détourneraient son attention. De cela il n’avait encore parlé à personne. Cette bagnole le suivait mentalement dès qu’il allait faire ses courses. Il lui arrivait aussi parfois de la voir danser en enfonçant les talons pointus dans un magazine glacé posé sur une moquette épaisse 12€ le mètre. Maintenant il fallait en plus y ajouter la lettre d’adieu. Concluant qu’il pensait certainement encore à elle, F. laissait passer silencieusement entre ses lèvres les mots “c’est le Roundup”.
Il comprit aussi que la multitude de fleurs de son Champ Démocratique accompagnait la profusion d’images qui surgissaient de ses pensées. Il se sentait de moins en moins capable de s’imaginer maintenant sans ce job là, sans la lumière qui avait aussi projeté en lui sa part d’ombre.

“C’est le Roundup dans ma tête”, laissa-t il filer entre ses lèvres, sans trop savoir ce que signifiait ce mot qui venait de temps en temps ponctuer ses perplexités et qui était le nom d’un ancien désherbant surpuissant. La masse de pensées contradictoires était en tout point bien trop difficile à dénouer, c’était ça aussi le Roundup.

F. entra dans le bureau des fonctionnaires de l’Union avec la ferme intention d’avouer sa faute. Il tenait en main la photo de Greta devant la rose translucide de Birmanie.
Depuis qu’il l’avait prise, cette photographie ne cessait de le hanter, bien malheureux de ne savoir s’il avait ou non transgressé un interdit. La possibilité d’avoir trahi le Champ Démocratique occupait toutes ses pensées, le taraudait. Il n’avait pas souhaité voler la rose de Birmanie, et pourtant.
Dans un élan de bravoure il décida d’aller trouver un responsable, une bonne fois pour toutes. Il monta les larges marches du grand escalier que dominait le bâtiment de l’Union, puis s’enfonça dans le couloir qui le traversait de part en part. Aux ascenseurs, il appuya sur la lettre F.
Le palier était faiblement éclairé et vide, il donnait sur un autre long couloir au milieu duquel un trépied de peintre de paysage surmonté d’un cadre en simili vieille moulure portait en son centre une flèche donnant la direction du bureau de Monsieur Trash, DRH. Il n’avait encore jamais mis les pieds dans cet endroit.
Chacune des portes qu’il passait le long du couloir était éclairée par une ampoule qui semblait absorber la lumière. Il se mit à les ouvrir pour découvrir les visages dont on pouvait lire les noms inscrits en caractères Woods : Monsieur A..., Madame R..., Monsieur S... Puis il arriva à la porte qu’il cherchait et l’ouvrit sans hésiter comme un seul homme. Il s’avança jusqu’au bureau où travaillait un vieux fonctionnaire. Ne sachant comment il devait s’exprimer en pareille circonstance, il lui tendit d’abord la photographie et dit d’un ton solennel :
— Je suis, cher Monsieur, dans le devoir de vous remettre mon râteau… Il n’avait pas fini sa phrase, que le vieil homme commença à se lever lentement, pour faire travailler son dos fatigué de longues heures d’immobilité. Profitant de la coupure inattendue que lui offrait F., l’homme se mit à esquisser quelques mouvements de gymnastique.

— Vous permettez, fit-il une fois qu’il eut le nez collé aux genoux.
F. se mit à copier les mouvements.
— Un et deux et, dit Monsieur Trash.
— Trois, répondit F.. La gestuelle de F. pouvait parfois être malgré lui d’un comique irrésistible. Puis le fonctionnaire, satisfait de sa pause, se mit à tendre les deux mains en déboulonnant une à une ses vertèbres provoquant une série de petits bruits qui firent soulever le poil de F.
Une fois que l’homme fut en place, F. reprit ses explications de manière plus décontractée.
— Monsieur le fonctionnaire de l’Union. Je suis F., jardinier du Champ Démocratique.
— F., inutile de vous présenter, répondit le fonctionnaire. Que puis-je pour vous, cher Monsieur ?
— Et bien voilà, je suis responsable d’avoir pris une rose dans le Champ Démocratique. Voici la photographie que j’en ai faite chez moi.
— Hum ! Spaghetti bolognaise, vous êtes un art...
— Mais, protesta F., laissez-moi vous expliquer...
Le vieil homme chaussa ses lunettes.
Ici, montra F. de l’index en clignant de l’œil, c’est la rose translucide de Birmanie. Le vieil homme inclina la photographie vers lui :
Le “déjà-vu” a dû se loger dans l’aire cérébrale du percept photographique, marmonna-t-il sans se faire entendre. Puis articulant plus clairement sa réponse, il lança à F. dans un sourire franc.
— Rien, je ne vois pas la rose dont vous vous piquez. baissa les bras. Son regard se posa sur des poussières qui traversaient un rayon de lumière dans la pénombre, d’où l’homme l’observait fixement et d’une voix glaciale qui fit frémir F., il poursuivit,
— On ne vous aurait pas laissé sortir du Champ, F.. Puis Monsieur Trash alla se rassoir près de sa corbeille.
Troublé, F. regarda une nouvelle fois la photographie. La lumière du rayon de soleil faisait tournoyer les vapeurs d’eau dans les pourtours du verre. Un halo de fumée rose dessinait des volutes qui s’échappaient du plat de spaghetti. voyait pourtant nettement sa rose.

Afin de sortir la nouvelle de son terrain fictionnel, il est envisagé d’installer une plaque commémorative pour situer le Champ dans la Ville.

Le 21 février 2014
Remerciements : Bernard Chevalier et Jean-Pierre Ferrini

ISBN : 979-10-92553-06-2 5,00 €

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