vendredi 1er mai 2020

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Laure Molina, Le Monde de la Vie

Laure Jaumouillé

, Laure Jaumouillé et Laure Molina

L’œuvre plastique de Laure Molina se distingue par des étapes qui s’imbriquent les unes dans les autres. Selon un effet de rebond, chaque nouvelle étape permet d’en découvrir davantage sur les étapes précédentes. Le fil conducteur qui les relie est celui de la mise en relation des spectateurs occidentaux avec leur environnement naturel et avec leur identité essentielle.

Auteur des Trois matières (1960), Stéphane Lupasco explique que la contradiction est la texture de l’univers. Tout, dans le monde, est constitué d’une tension entre des forces contradictoires. Lupasco ajoute qu’il y a toujours un Tiers inclus entre ces éléments opposés, qui permet de les considérer simultanément. Dans la lignée de Lupasco, Basarab Nicolescu évoque la recherche de ce « tiers » à inclure entre deux pensées qui s’opposent afin d’accéder à un autre niveau de réalité. Il s’agit toujours de subvertir les antagonismes binaires. Basarab Nicolescu propose de se mettre en quête du Tiers inclus entre moi et le monde. Ainsi il échappe à la pensée dualiste, caractéristique de la Modernité occidentale, qui apparaît comme une pensée d’exclusion [1]. La pratique artistique de Laure Molina s’inscrit dans cette même recherche destinée à subvertir les frontières entre forces opposées, qui produisent autant de dualismes. Ainsi, elle tend à créer des ponts entre les champs de pensée et explore des voies pour dépasser les systèmes binaires.

L’œuvre plastique de Laure Molina se distingue par des étapes qui s’imbriquent les unes dans les autres. Selon un effet de rebond, chaque nouvelle étape permet d’en découvrir davantage sur les étapes précédentes. Le fil conducteur qui les relie est celui de la mise en relation des spectateurs occidentaux avec leur environnement naturel et avec leur identité essentielle. L’artiste tend à les relier à la matière physique, vivante, tout autant qu’avec le cosmos. Cette mise en relation du spectateur avec des éléments naturels se fait par le biais d’éléments industriels et technologiques, comme pour souligner le paradoxe existentiel que nous vivons aujourd’hui. Ce dernier représente un défi logique de notre société contemporaine : retrouver notre identité essentielle, en s’accordant au développement industriel et technologique, ou en d’autres mots, passer par la technologie pour nous retrouver nous-mêmes. En outre, dans tout le travail de Laure Molina, on observe la résurgence de l’arbre et du soleil, dont le « coefficient proportionnel » [2] change en fonction des étapes du travail artistique, et nous guide quant à l’interaction de l’œuvre avec le spectateur.

Après un deug et un master en arts plastiques, Laure Molina décide de partir à la découverte des cultures amérindiennes d’Amérique latine. Elle part en 1996 et ne reviendra définitivement qu’en 2004. Après un séjour en Équateur puis en Bolivie, elle se consacre à une année d’expérimentation en atelier. Puis de nouveau, la voici sur des terres lointaines, d’abord en République Dominicaine, puis au Guatemala. Ces sept années de séjour marquent profondément sa personnalité et sa pratique. Depuis son retour en Occident, toutes ses œuvres sont inspirées par la rencontre avec ces cultures amérindiennes qui la relient au vivant de manière viscérale. Les systèmes binaires issus de la Modernité [3] rencontrent la multiplicité observée dans les cultures des peuples de tradition orale. L’artiste y trouve un moyen de subvertir la différenciation entre l’homme et son environnement.

Série 1 : « Réflexions énergie cellulaire » - 2004 – photographies sur papier Série 2 : « Réflexions Extra terre » - 2004 – photographies sur papier
Série 3 : « Réflexions Dif Dim » - 2005 – photographie sur papier

A partir de 2004, Laure Molina s’approprie le perspectivisme propre aux cultures amérindiennes de tradition orale. Comme le montre Eduardo Viveiros de Castro, dans les cultures amérindiennes de tradition orale, chaque être vivant détient un point de vue sur le monde, chacun se considérant comme humain, et considérant l’autre comme non-humain [4]. A l’époque des premiers appareils numériques, Laure Molina développe plusieurs séries photographiques prenant pour objet ses propres mains, dont Réflexions Binaires, Réflexions cellulaires, Réflexions extra terre et Réflexions dif dim... A cette occasion, elle retranscrit la prolifération des reflets lumineux dans l’eau de la Seine. A la manière de Rodtchenko [5], l’appareil photo est renversé pour obtenir un rendu vertigineux et déstructuré. Le fond de l’œuvre est tapissé de disques compacts, produisant un effet arc-en-ciel et une surface spéculaire. On y observe un rendu chaotique issu de différents fragments, comme autant de fenêtres juxtaposées. L’œuvre produit un sentiment d’enivrement et offre au spectateur un reflet de lui-même. Ce dernier se trouve entremêlé avec les reflets lumineux qui retranscrivent une multiplicité de points de vue. Les spectateurs font l’expérience de l’union du soleil avec l’eau – outils chamaniques par excellence –, au cœur même du dispositif industriel qu’est le disque compact. La série des mains produit la rencontre entre le sujet – le spectateur – et un système complexe d’ombres et de lumières. Ainsi, elle se fait le reflet d’une démultiplication des points de vue propre au perspectivisme observé dans les cultures amérindiennes.

Réflexions d’un arbre sur l’eau (2006) consiste en une série de photographies sur papier évoquant le Rhizome de Gilles Deleuze. Comme son titre l’indique, on y observe les reflets d’un arbre sur l’eau. Les contrastes entre les valeurs claires et obscures ont été accentués et l’image est renversée de la verticale à l’horizontale. Dans la culture Maya, l’arbre est le frère de l’homme. Dès leur plus jeune âge, les membres de la communauté apprennent à se relier avec les éléments naturels, qui constituent une source d’énergie fondamentale. Ici, l’arbre apparaît au travers d’une prolifération de fractions lumineuses ; il évoque le Rhizome tel qu’il est défini par Deleuze : les reflets de l’arbre miroitant dans l’eau de la Seine ne cessent de se propager de manière horizontale, abolissant toute hiérarchie dans la composition de l’image. Cette œuvre de Laure Molina fait écho à l’ouvrage de Emmanuele Coccia, La Vie des Plantes [6]. L’auteur évoque l’enchevêtrement entre notre corps et le monde végétal : les plantes sont à l’origine du monde, elles permettent d’appréhender son début perpétuel, sans cesse recommencé.

Dans la lignée de Réflexions d’un arbre sur l’eau, l’artiste développe avec Pouvoir être arbre, une série de photographies sublimées sur polyester, accueillant dans la profondeur de l’œuvre une structure de disques compacts. La surface extérieure de l’image retranscrit le reflet d’un arbre, tandis que le fond produit un effet arc-en-ciel et spéculaire. Ainsi, l’œuvre reflète tout ce qui orbite autour d’elle, entremêlant la silhouette de l’arbre avec l’image du spectateur. Le processus créatif s’achève une fois que le spectateur a intégré le champ de réflexion et peut alors s’identifier à l’arbre. Il s’agit dès lors d’une œuvre cinétique dans la mesure où elle évolue avec l’atmosphère, la lumière ambiante et le point de vue du spectateur ; celle-ci évoquant l’art de Nicolas Schöffer ou encore de Julio Le Parc. A la manière d’une cellule, l’œuvre est autonome, mais elle interagit pourtant avec son environnement au travers du système de reflets qu’elle produit.

Laure Molina développe depuis fin 2010, l’installation de lumière Quand l’ombre devient arc-en-ciel, composée d’une source de lumière et d’un support en bois qui peut s’apparenter à un mur ou une paroi. A partir de ce principe, elle multiplie les projets d’exposition comme Là où naît la lumière, où l’on observe ces mêmes parois blanches imbriquées, formant des lettres de l’alphabet, et notamment le mot « Fut ». L’objectif de cette exposition était de faire pénétrer les spectateurs dans un « espace-être au passé simple » [7]. Le processus créatif s’achève une fois que le spectateur découvre son ombre, non plus obscure mais colorée comme un arc-en-ciel projeté sur les murs de l’espace. L’artiste utilise des fluos très courants, un produit industriel en fin de vie, aujourd’hui remplacé par les LEDs. Ici, on retrouve le coefficient proportionnel du soleil au travers de la diffraction de la lumière et de l’ombre, principes essentiels dans l’œuvre de l’artiste, dans la lignée d’artistes comme Carlos Cruz Diez. Elle s’apparente à une situation théâtrale telle que définie par Michael Fried [8], en opposition à l’autonomie de l’œuvre d’art traditionnelle. Tandis qu’elle convoque le retour des ombres dans le réel, l’œuvre renouvelle le mythe de la caverne platonicienne au travers d’une réhabilitation des reflets lumineux.

Avec On m’a dit que sans eux vous ne passerez pas (2016), ou encore Le Passage (2016), l’artiste bloque des portes et crée des ouvertures, associant ainsi deux forces contradictoires. On y observe notamment une porte bloquée par une croix, celle-ci étant composée de figures découpées dans du bois inspirées par les illustrations de livres d’histoire : elles évoquent les guerres de religion, la Guerre de Cent ans ou encore la Saint Barthélémy. Sur la deuxième porte, une croix christique bloque l’accès, tandis qu’elle se transforme pour figurer une orgie d’accouplements. L’usage du noir et du blanc évoque un certain dualisme ; il s’agirait d’explorer des systèmes binaires et de rechercher une troisième voie, ce processus apparaissant comme le dénominateur commun à toute l’œuvre. On y retrouve l’adhésif arc-en-ciel recouvrant la surface extérieure des portes. Cet aplat miroitant produit des reflets lumineux, introduisant dans l’œuvre une troisième dimension. Cette série évoque les portes de Gavin Turk, mais aussi l’ouvrage de Pascal Dibie, Ethnologie de la porte [9]. L’auteur explore cette symbolique dans tous ses aspects ; il étudie les portes antiques, celles de Babylone, ou encore des pyramides et de Rome. Il y perçoit les frontières du public et du privé et débouche sur ce que Bachelard appelait « un cosmos de l’entre-ouvert » [10].

Études 3M (2016-nos jours) consiste en l’invention d’une écriture inspirée du Kamasutra, qui traduit les Impressions d’Afrique de Raymond Roussel. Celle-ci reprend le motif de la croix inversée. L’œuvre apparaît comme un système énigmatique, ajoutant au dualisme du Kamasutra, une troisième figure. Chaque lettre de l’alphabet devient un « throuple », à savoir, un couple composé de trois éléments, dont la position et la mise en relation évoluent en fonction des lettres : ce qui domine dans l’une devient le dominé dans l’autre. Ici, le système binaire caractéristique de la Modernité occidentale rencontre la multiplicité observée par l’artiste dans les cultures amérindiennes. Au-delà de la référence à la sexualité, il s’agit avant tout de subvertir le dualisme, au travers de ces lettres « throuple » constituées d’un adhésif arc-en-ciel, introduisant dans l’œuvre une surface miroitante et spéculaire. Ces pièces font écho aux origines de l’écriture, une réflexion qui entre en contraste avec son étude des civilisations de tradition orale. Traditionnellement, on situe l’invention de l’écriture vers 3400 av J.C., tandis que les sumériens mettent en forme une graphie primitive destinée à enregistrer des transactions commerciales.

Après des années à développer un travail autour de ce qu’elle appelle le « solaire », Laure Molina s’oriente dans une direction contraire. La série O.M Culture Petit Gris présente de petits êtres dont la hauteur ne dépasse pas la taille d’un genou humain. Ces derniers s’apparentent à des hommes-machines, dont la tête a disparu au profit d’un véhicule. On découvre en outre qu’il s’agit de petites pièces artisanales créées en Afrique, achetées par des Européens, puis récupérées par Laure Molina sur Le Bon Coin. Le « coefficient proportionnel » de l’arbre, qui se répète au fil de l’œuvre de l’artiste, est ici étouffé, détourné de sa nature. Les statues en bois sont recouvertes d’un gris opaque, à tel point que l’on ne reconnaît plus leur nature véritable. En échos à Guy Debord, ces figures évoquent le capitalisme, tel qu’il s’est infiltré dans les tréfonds de nos esprits. Enivrées par le culte de la consommation, elles auraient littéralement « perdu la tête ». On pense aussi au post-humanisme, selon lequel l’homme sera bientôt transfiguré par la technique : la technologie est destinée à sublimer l’humanité.

De manière élargie, l’œuvre de Laure Molina évoque un ouvrage de David Abram, Comment la Terre s’est tue, dans lequel l’auteur retranscrit une enquête menée au sein de peuples de tradition orale. Il y fait le constat selon lequel nous avons perdu notre lien à la Terre. David Abram propose de renouer notre expérience sensible avec le « monde de la vie », il nous incite à une réciprocité de la perception ainsi qu’à un langage « animiste » [11]. Lors de son retour en Occident, il semble perplexe vis-à-vis de l’incompréhension rencontrée auprès de ses proches, inconscients des phénomènes auxquels il a dû se rendre sensible afin de communiquer avec les magiciens indigènes : « la vie des autres animaux, les gestes menus des insectes et des plantes, le langage des oiseaux, les saveurs dans le vent, le flux des sons et des odeurs… » [12]. L’œuvre de Laure Molina s’inscrit dans cette aspiration profonde à s’imprégner du « monde de la vie » et de renouer avec le vivant de manière intime et viscérale.

Notes

[1La pensée occidentale est marquée, notamment, par le dualisme de René Descartes et par sa radicalité. Descartes oppose la res extensa (l’étendue ou matière mesurable, dont le corps) à la res cogitans (la pensée, ou l’âme). L’étendue du corps comme l’esprit ont leurs caractéristiques spécifiques, et sont privés d’intermédiaire. Cf. DESCARTES René, Méditations Métaphysiques, 1641, Flammarion, 2009.

[2Selon les mots de l’artiste.

[3Nous entendons ici par « Modernité » les systèmes de pensée issus de la révolution scientifique du XVIIe siècle.

[4VIVEIROS DE CASTRO Eduardo, Métaphysiques cannibales, Presses Universitaires de France, PUF, 2009.

[5Nous faisons référence à certaines photographies de Rodtchenko effectuées dans les années 1920.

[6COCCIA Emmanuele, La vie des plantes : une métaphysique du mélange, Rivages, 2016.

[7Selon les mots de l’artiste.

[8FRIED Michael, Art and Objecthood, Art Forum 5, juin 1967, p. 12-23.

[9DIBIE Pascal, Ethnologie de la porte, Anne-Marie Métailié, 2012.

[10BACHELARD Gaston, La Poétique de l’Espace, Presses Universitaires de France, 1958, p. 200.

[11ABRAM David, Comment la Terre s’est tue, Pour une écologie des sens, Éditions La Découverte, 2013, p .10.

[12ABRAM David, Ibid., p. 260.

Le titre choisi pour ce texte fait référence à l’ouvrage de David Abram : Comment la Terre s’est tue, Pour une écologie des sens, Éditions La Découverte, 2013.
Laure Jaumouillé : laure.jaumouille@gmail.com
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Laure Molinawww.lauremolina.com
Expérimentations en art, politique et commissariat d’exposition.