vendredi 5 mai 2023

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La tangente de Baumann II/III

Récit en 7 chapitres de Pierre Faucomprez

, Pierre Faucomprez

Sommaire :

< LesMotsPourLeDireGenre >
< MultiversFootball >
< AtrabilaireBienAimé >

< LesMotsPourLeDireGenre >

Élisabeth, son prénom de queen, a-t-il à lui seul entraîné ma mère, quoique de basse extraction, dans les bras de mon père, un Anglais de la haute ? Golri ce mariage des contraires ! Tu imagines Lisbeth prendre des pincettes, le ton sérieux de la gentry ? Non. Il faudra que je lui demande dans quelle langue ils se sont parlé à Paname la première fois \ pourquoi ce français que tu tritures avec entrain, William ne l’écrivait que pour ajouter son apostille aux courriers de Lisbeth ou remplir des papiers administratifs ? alors qu’il lisait Marcel Proust dans l’original ! même il le cite sur un magnéto avec son fort accent \ toujours. Parler, il a fallu qu’il y soit contraint et forcé : en Afrique francophone, travaillant longtemps avec un photographe français \ j’avoue : traducteur de toi-même, tu ne dis que le nécessaire, tu apprends surtout à perdre.
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Français de langue maternelle, anglais de paternelle, d’après Clémenti il ne m’en coûterait pas d’en rajouter \ et régulièrement tu promets de faire l’effort. Pour Carapelli, partir à l’assaut de nouvelles langues, c’est la quête du Saint Graal, le truc qui transforme ton existence, se limiter à deux c’est le risque d’en manquer une troisième par laquelle tu es rendu chez toi pour de bon \ à voir. Auparavant, quand je jouais au Peter apatride, je m’en fichais \ exilé de toujours \ avec ce douloureux accent où que tu fusses ! Je ne suis plus ce Jane Peter Brookin, je ne suis plus poseur, je ne pose plus mes opérations ni rien, je roule avec mon essence \ essentiellement en français genre soutenu \ pas encore disposé au multilinguisme \ rétif à presque toutes les \ disciplines // auxquelles BP voudrait d’emblée t’initier. J’avoue ! à Babel Pascal tout est possible, tu réveilles même les mortes, de langues. Ah ! l’indispensable beauté de ces humanités désuètes ! ce rudiment de grec ancien et de latin qu’Éveline Étaix s’échine à te faire entendre \ Étaix le dernier spécimen du secondaire à te faire lire à haute voix et dans le texte un laïus de Cicéron. Pas franchement up-to-date, mais curieusement personne ne renâcle : à BP tu respectes les anciens. Avoue que tu pourrais agréer Carapelli et t’initier aux vivantes ! l’arabe, le chinois\ parler couramment mandarin ou cantonais comme le petit Vincent ! Tu le crois qu’il a mon âge ! Moi qui ne suis pas un géant le dépasse d’au moins vingt-cinq centimètres, minus Vincent ! mais à la tchatche personne, même Oscar, n’arrive à sa cheville \ Vincent c’est Oscar10, Oscar sans les obstacles de l’infirmité. Pour tchatcher, il tchatche ! chiche de switcher à la seconde, anglais, chinois, espagnol \ frais j’avoue ! son babil printanier dans le jardin à l’intercours, always fluent, comme de l’eau qui clapote entre des galets. Vincent prétend qu’avec une seule leçon par semaine, sans rien de chinois dans les gènes, tu pourrais lire le mandarin ou le cantonnais fingers in the nose \ pas déchiffrer : lire ! couramment, comme lui. Tu ne peux même pas l’attaquer sur son hérédité consulaire : ses quelques mois à Hong Kong, l’avorton les a vécu 100 % en anglais, regagnant l’Europe avec quoi ? du bruit dans l’oreille : trois gros mots de pidgin en tout et pour tout \ et même lascar dans les sciences : tu déchiffres quand lui déroule \ imbattable. Il n’y a qu’avec ton français bizarre que tu l’intéresses mais en littérature il assure trop mon lossa ! à l’écrit et à l’oral \ heureusement qu’à BP tu méprises la compète ! que la diffusion du savoir est la règle \ que tu peux jouer les idiomes sans vanterie, piquer à Ella son créole haïtien ou le slang des clubs pour réchauffer l’ambiance \ pimenter tes playlist punk. Une arme fatale, les mots d’Ella. Mais j’avoue, si tu esquives le music business banal que nous bafouons, le français a toujours la préférence quand nous nous engueulons. Et pas de cessez-le-feu : tu la textotes pour pas la réveiller, elle te rappelle, yomb !

\ Bon dieu ! tu peux pas parler plus fort ?
\ Je te dis que je suis dans un train !
\ Un train ! ça existe encore ? Je pensais qu’à BP tu en étais à la téléportation
\ Depuis lurette mais là j’avais du temps à perdre
\ Parle plus fort !
\ Je vais pas hurler dans un train couchette
\ Eh ! bien quitte ta place, va près des chiottes !
\ C’est ce que j’ai fait
\ Putain
\ Quoi putain ?
\ J’ai entendu couchette
\ Ella ! c’est la nuit
\ Ça veut dire que tu débarques à Paris ? à tous les coups / Éva et Philippe vont te passer une de ces soufflantes
\ Pas leur genre et puis je n’ai pas l’intention de les mettre au courant
\ Tu comptes dormir sous un pont ?
\ Un pote va m’héberger
\ Quel pote ?
\ Un pote
\ Ouais
\ Ouais
\ Je suis à London mon coco : tu peux dormir chez moi mais il faut récupérer mes clés chez Éva
\ Impossible / il faudrait / enfin les faire récupérer par quelqu’un qui
\ Ben ! voyons
\ Au cas où / sinon / ils sont gentils / mais ils vont me fliquer tu sais bien
\ Rappelle-moi combien de temps tu t’es incrusté la dernière fois !
\ Pour le coup c’est juste une nuit / je dors sur le canapé quelques heures et je mets les bouts
\ Et ton pote alors ?
\ J’avoue / peut-être que tu loges déjà quelqu’un / tu as un mec en ce moment ?
\ Merci de te soucier de ma vie ! Éva et Philippe vont se douter tête de pioche : je suis nulle pour inventer un bobard / tout ce que je déteste
\ Ça va Londres ? Tu as raison je ne peux pas te / je vais passer les voir, c’est plus simple. Est-ce que tu m’autorises ? je veux dire chez toi au cas où
\ Est-ce que j’ai le choix ? tu me mets toujours au pied du mur / c’est juste abusé // conclut Sœur Ella dans un soupir exprès pour que tu te sentes de lui faire tes excuses et de lui débiter un gros bouquet de pensées positives sur sa tournée anglaise \ vite, avant qu’elle ne change d’avis, ne braque cet abruti de Philippe contre toi, ou pire, n’avertisse Lisbeth. Je lui dis qu’elle est une sœur formidable, la seule à qui parler, que je ne mesure pas ma chance de l’avoir, toujours disponible, et comme je sens un radoucissement, marque une pause, lui parle de son amie Sophie, grâce à qui, l’amour subordonnant toute logique, je prends conscience que ma vie peut dérailler \ heureusement. Je ne relève pas l’ironie ellienne dans les termes de sa capitulation résignée \ gamelle garantie mais si ça peut te faire grandir / une bonne correction / parce que si tu veux un jour séduire une fille tu as du boulot // indifférent j’avoue ! je lui donne raison : je ne perdrai rien à corriger ma nature de monstre et mes phrases acerbes, enfin ! je gagnerai fatalement à aimer \ être aimé \ mathématique ! et ravalant le b.a.ba de psy que je tiens toujours prêt à servir, sentant qu’Ella s‘impatiente, je lui répète qu’elle a tout bon : je veux d’abord et avant tout connaître l’amour \ hatsukoï // m’essayé-je pour la première fois en japonais.

\ Le sexe tu veux dire //

Cette nuit sans sommeil m’affame, je dévorerais volontiers une plaque de chocolat \ les sucreries rassurent en cas de pa\nique. Le manque de glucose n’est pas recommandé : quand tu n’as pas ta dose tu es insupportable \ pas prudent d’être parti si léger dans les pénibles conditions où tu navigues. Sache ce qui est bon pour toi, tu emmerderas moins le monde ! J’avoue. Pas exclu que dans dix ans je n’ai recours à l’alcool \ ou au sexe ! êtres dépendants que nous sommes. Force et faiblesse où le corps oscille \ désirs dont tes activités semblent dépendre \ te consomment : sans sucre tu tournes en boucle, tu t’adresses des reproches, doute d’un monde tangible \ être d’imagination égaré au premier regard \ incorrigible collectionneur de fantasmes, femmes idéales et grande aventure. Wazy ! cette moitié de bounty sorti du fond de ton sac te remet les pieds sur terre \ avant qu’un début d’érection ne te rappelle au diktat du jouir.

\ Le sexe, l’amitié, l’amour, à mon âge les frontières sont un peu floues, dis-je, m’exposant sans vergogne à la causticité sororale.
\ Tu n’as vraiment peur de rien ! grogne Ella. Tu manges ou je rêve ?
\ Du ridicule ? non je crains seulement la mort
\ Oh ! tu es un peu jeune encore
\ N’est-ce pas justement de l’adolescence, ce rapport de fascination à la mort ? Pas que je me frappe trop mais je préférerais qu’elle arrive après une belle histoire d’amour la mort
\ Okay arrête avec tes phrases !
\ Pas mourir avant d’avoir baisé comme tu dis
\ Ne sois pas vulgaire comme ta sœur et ne surévalue pas les premières fois mon Peter ! l’amour est généralement surévalué
\ Je n’attends pas des miracles juste un truc cool ! apprivoiser un peu le corbeau que je promène sur l’épaule / lui interdire une bonne fois de me picorer le crâne
\ Ça y est, c’est reparti, fais-moi flipper ! je suis sûre que tu t’éclates à BP
\ Oh ! les mathématiques seront toujours une excellente distraction
\ Si tu étais moins tordu, tu aurais une copine à Nice / de ton âge
\ Je ne te croyais pas si réac 
\ Tu peux parler Benito
\ J’imagine que je devais trouver l’amour ailleurs qu’à BP
\ Sophie ! c’est du délire
\ Oh ! toi tu penses que l’amour c’est l’infini à la portée des caniches, quelque chose qu’on n’a pas pour qui n’en veut pas
\ Ce n’est pas de moi
\ C’est dans ta chanson
\ Je cite tout un tas de connards dans mes chansons //

Ces phrases sans queue ni tête qui sonnent à l’inverse de vos bonnes intentions \ que déjà vous regrettez \ vous devriez en rire \ proscrire ce genre de battle contre-productif qu’en vrai Ella et toi exécrez, mais non il vous faut toujours ce défouloir pédopsy \ dommage

\ Figure-toi que je vais la lâcher, ma piaule ! Je m’installe à Londres l’année prochaine, est-il annoncé avec un peu de lassitude.
\ Je m’en doutais, est-il menti crari la connivence
\ C’est le seul endroit où je peux travailler
\ Je veux dire : je me doutais que tu ne laisserais pas tomber le groupe ! super, enchéris-je encore, sans y croire suffisamment, insuffisamment impliqué dans le brexit la destinée de Tohotaua, suffisant.
\ Ta dulcinée aussi a déménagé
\ Londres ? avancé-je, menaçant de basculer, déjà, de l’effarement vers la résignation.
\ Non Amiens
\ Elle ne travaille plus à Paris ? ce truc ringard / rue de Lappe
\ Non / dans un autre bar, à Amiens / ce sont des choses qui arrivent
\ Amiens qu’est-ce que c’est ?
\ Une ville. La ville où vit ta Sophie, chef-lieu de la Picardie comme elle dit, enfin c’est de là qu’elle m’a appelée la dernière fois. Elle partage une maison dans la banlieue d’Amiens / en collocation
\ Il y a une banlieue ?
\ Pourquoi ne l’as-tu pas appelée au lieu de faire le mur idiot ? N’importe qui texte ou appelle avant / appelle-la ! Soit elle t’envoie chier soit elle t’invite à sa nouvelle adresse / au moins tu es fixé. Ça te ressemble si peu cette improvisation : je te vois trop débarquer dans son bar en te faisant passer pour majeur / comment peux-tu être aussi //

C’est bien Ella de te faire la leçon ! elle et son zéro sens commun, mais je suis à court de répliques \ soumis par conséquent à une longue critique de ma gentille personne : la liste des dons que je gâche, le temps que je perds, les fausses questions que je me pose, les vraies auxquelles je refuse de répondre, etc. Comme d’habitude je suis son roi, elle est mon fou. Ma folle. Ma naine blanche ! j’avoue l’image odieuse pour une haute bringue à la peau sombre, sauf qu’Ella n’a qu’à pas te traiter de raciste dès que tu lui parles musique \ tant pis si ça ressemble à l’ironie KKK d’un gros schlag, mais naine blanche pour l’énergie et la densité ça me parle.

\ Fuck les circonvolutions ! les mathématiques ne t’empêchent pas d’écrire le livre de ton père. Tu dois le faire //

J’ai décroché, comment Ella en est-elle arrivée là ?

\ Le livre de mon père ?
\ Tu pourrais au moins t’intéresser à sa bio //

C’est bien Ella de balancer des skuds pareils, tes devoirs de fils, ce que tu dois faire ou pas \ et elle te trouve de ces mots \ circonvolution // je te jure ! C’est bien Ella \ Injonction // en voilà un autre de ces mots qui te foutent par terre. Écrire le livre de mon père ! comme si \ à quatorze ans, à peine capable de finir une phrase correctement \ comme si tu n’avais pas autre chose à faire ! C’est bien Ella \ vraiment \ son truc \ l’expression autistique ! SON ENVIE A ELLE cette bio, la vérité, qu’est-ce qu’elle attend pour s’y coller ? Mais cent fois tu l’autoriseras à écrire, cent fois elle te ripostera que William n’est pas son père \ que soi-disant Lisbeth ou Eileen tireraient la gueule. En vrai elle a peur d’être dépassée, de s’engager trop \elle a beau jeu de me coller sur le dos toutes les corvées qui la plombent \ sûr qu’avec moi les vieilles seraient ravies, wazy que je fouine dans les archives ! Ella m’agace. Mens lui !

\ Détrompe-toi ! j’en ai touché un mot à Lisbeth… et l’idée ne lui plaît pas
\ Qu’est-ce t’en as à foutre ? Lisbeth est complètement pétée
\ C’est notre mère dont tu parles //

C’est bien moi de m’indigner ! pas crédible \ j’avoue, si tu veux éviter qu’Ella te coince dans les cordes, évite de prolonger les discussions ! Je le sais \ pertinemment \ mais tu te fais toujours avoir.

\ Je vais passer la nuit chez Rachid / c’est le plus simple
\ Ton pote ?
\ Ouais //

Ouais j’avoue ! tu parles de Rachid, un mec sans domicile.

< MultiversFootball >

J’ouvris les yeux. La pluie tombait à verse sur les vitres. Le dos offert à une lampe froide, je dormais seul, mon bras pour oreiller. Un soubresaut du train m’avait peut-être réveillé. Approchant de Paris, les répercussions qui marquaient la jointure des rails suivaient une cadence ralentie à l’extrême \ de William j’ai récolté un nombre infini de débuts \ tous ces papiers que Lisbeth m’a un jour confiés, notes de voyages, plans et brouillons d’articles, une terrible masse de textes, de croquis… mais c’est la déduction commune à ceux qui l’ont connu, selon Philippe Déroi, le pater n’avait aucune envie de s’infliger les heures de solitude nécessaire à la confection d’un livre : il produisait un témoignage à usage immédiat et jetable \ il se vantait d’aller tranquillement d’échec en échec, que c’était le secret du succès, citant Churchill ? pour lequel il n’avait par ailleurs que peu de sympathie. En vrai, ses penchants littéraires ne lui servaient qu’à se documenter ? ou à défendre, avec indulgence ? les œuvres de certains amis

\ Philippe Déroi entre autres, glisse Philippe attendri, mais en dehors de rares adorations chez les maîtres anciens, il ne s’attardait pas en littérature. Il démythifiait. Il disait qu’à notre époque Shakespeare serait cinéaste, Tennyson et Rimbaud webmasters / ce genre de conneries //

Pas besoin de Philippe pour calculer que William n’a rien de \ l’artiste à la sensibilité maladive qui rêve d’être sauvé par un succès de librairie // nulle part aucune requête, rien qui ressemble à un désir de postérité \ fils, je t’en conjure, reprends tout et fais-en ! un chef-d’œuvre // j’avoue, ça m’aurait fait chier de ranger tous ses fichiers, avec toutes ces pages imprimées, ces cahiers et ces grimoires à moitié lisibles remplis d’adresses, de noms et de chiffres, tout un charabia \ si William avait voulu qu’on le reprenne, il aurait au moins laissé une trame, compilé quelque chose sur un ordi qui facilite la tâche : d’où Ella sort-elle cette idée de biographie ? S’il y a un sujet, en vrai, c’est elle : son enfance à Haïti, son adoption miraculeuse, son père millionnaire te rempliraient un best-seller \ mais non, encore une fois, elle te dira qu’une chanson sera mieux, qu’elle s’y colle demain. Elle a raison, une belle ballade en français serait parfaite pour les \ rabibocher // elle et son île \ sans trop ses délires junkie for a change.

Paresseux, occupés par la vie, le sexe, la poésie, les mathématiques, je ne sais quoi, ni Ella ni moi n’ajouterons donc un \ roman // aux myriades qui débordent chaque année le lit de l’Amazone \ déso pas déso \ tu laisses la littérature à l’oncle Philippe ! Ou peut-être qu’il faut se sentir au pied du mur, misérable comme un train qui s’arrête et il faut en descendre et alors tu vois publié ton roman aux éditions du chien qui pue, tes mémoires promues en tête de plateforme, ta vie, ta douleur transcendées, pour le bonheur de ta petite famille \ les quelques-uns remerciés dans la postface. Toi bosse les maths ! sérieux tu te vois noircir ta page comme Philippe tous les matins ? corriger sans fin comme on trie des déchets \ quand tu sais où aller, tu ne fomentes pas trompe-la-mort d’interminables casse-tête sans issue. Il faudrait quand même tirer au clair ces complots littéraires \ vite fait, par acquit de conscience \ or tu remets à plus tard car voici Paris ! le bled où tu transites à cent-soixante kilomètres du grand Amiens.
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Gare de Lyon, le chœur de ceux qui savent où ils vont traverse le ballet des solistes qui ne savent où aller. Sac au dos, léger, tu franchis un portillon dérobé, pressé de te mouvoir dehors, à l’air libre. Tu fais partie des nantis \ centré sur objectifs \ tu rallumes ton téléphone pour qu’il révise quel détour t’emmènera à la pizzéria où tu supposes retrouver Rachid \ son texto dit \ yes no problemo // sa collection de sourires te fait sourire et te plonge dans un rêve moyenâgeux, composant le long poème de l’Emotikon, une grande déclaration \ likes et dislikes \ de guerre et d’amour \ pleine de ces figures débiles, gif et < : o) webcomic ? Mais ton avatar de poète courtois se disloque dans un bruit d’estomac : une pizza, un café, et ensuite il faudra bien, quand même, l’air de rien, aller frapper à la porte de Philippe, auquel tu textotes ta demande d’hébergement pour la nuit. Métro ? non, tu te rues sur le boulevard en quête d’un pain au chocolat.

Paris me débecte \ j’y débarque avec l’envie d’en repartir \ et puis je ne sais quoi accroche quand-même, la détresse sur les visages, LE précieux sourire qui aide à passer la saleté et la puanteur des tunnels, des rames et des foules bourgeoises. Allez Apollinaire ! un petit effort : cette ville est la plus belle askip \ le centre du monde ! Mais qu’est-ce qu’une belle vil\l\e ? Salisbury. Paname finira-t-il par t’attendrir autant que Salisbury ? Peut-être, si tu deviens de ses habitués, autorisés à vous fréquenter seul à seul mais à vos trop rares dates tu as toujours eu Lisbeth ou Ella sur le dos \ elles te serinent leur amour de joliparis cependant que trouvant tout laid et violent tu ronchonnes dans leurs jupons \ aujourd’hui est une première ! Qui sait si, sans filtre, le goût de joliparis ne sera pas meilleur ? plus fort \ le piment bien connu de la liberté. J’avoue, tout de suite tu n’as rien à faire de cette prison moisie : es-tu gratifié d’un rayon de lumière, millionième prisonnier de joliparis ? wazy crevard, dis bonjour la pluie ! La bruine t’enveloppe tout le vilain joliparis \ a wet blanket... Boulevard Diderot, contre le mur de ta boulangerie, un homme dort avec un joli petit gamin sous son bras, dans une couverture trempée. Les marcheurs tournent le regard puis le détournent \ glissant sur les trottoirs plus ou moins gris, ils rapetissent, disparaissent vers un but indéterminé \ la mort ? L’ombre de leur passage assombrit des vitrines, d’autres s’éclairent \ la netteté du cortège, c’est selon la pluie et la quantité de jour \ gris sur gris, en marche, pressé, sans savoir vraiment, haletant dans l’air malsain, déjà tiède, du joliparis qui t’attrape, au poste les travailleurs ! te les engloutis gloups dans ses industries de sévices \ leur sort, le tien, malgré tout plus avantageux que duquel ne sait où aller, ne peut s’allonger ailleurs que sur le trottoir. L’homme ne dort pas, donne ton pain au chocolat ! tu en rachèteras un \ ses paupières s’abaissent, sa prise est faible, son regard sombre, pas de mots, tu ne t’attardes pas à le fixer \ pour peu qu’il te dise non ? merci \ from where ? romassyrien \ il faut demander \ ne pas avoir peur de l’échange \ toi de seulement regarder la tête du microbe qui dort \ sous la couverture gelée un enfant abandonné sur un matelas de vent \ petit jésus vêtu de givre quand le froid de la nuit… William était moins lyrique \ plus genre à creuser \ en état de guerre permanent ? à prendre en filature le petit jésus \ Alex ? jusqu’à une cité bidonville au bord du périph mais toi tu es déjà loin \ habitué à poursuivre ton récit parmi les nantis \ rien n’est plus à craindre que la vie errante, dehors, sans argent : c’est ce que tu entends ici sans lumière, et pas que le soleil de joliparis brille pour tout le monde. Go underground.
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Sortie Belleville une éclaircie fait briller les trottoirs, les dieux du soleil sont de onze heures \ un peu tôt pour une pizza, j’ai dit midi à Rachid \ une huile solaire ? Appelle ! des fois qu’il consente à devancer le rendez-vous ton frère Rachid.

\ Éclipsé ? dis plutôt que tu as pris la tangente mon frère // peut-il s’esclaffer au matin de ce premier jour \ car c’est connu nous sommes tous khoya\ sinon je te tue \ que tu pries ou pas, le même père, tous bâtards, et la même réserve d’invectives à distribuer gentiment.

\ Tout ça pour retrouver ta pute okay ! moi qui te croyais zen / tous pareils en fait avec les meufs / et les maths ? tu ne vas pas arrêter les maths j’espère ? parce que là t’es trop au-dessus du lot excuse-moi !
\ Elles peuvent attendre, les maths / Sophie, c’est moins sûr
\ Tu te soustrais mon frère / tu prends la tangente / juste / toujours des maths / Amiens ?
\ Amiens
\ La ville du président
\ Quel président ?
\ J’avoue tu me tues ! J’ai des potes qui y vont ce soir, je demande s’ils peuvent t’emmener
\ À Amiens ?
\ Si c’est pas un signe !
\ Ne t’embête pas ! je vais me débrouiller
\ Que je m’embête ? avec toi j’ai l’impression d’écouter ma grand-mère / celle côté roumi ! directrice d’école genre. Si tu fouilles comme ça les vestiges de la langue, pas étonnant que tu te tapes une vieille / tu ne m’embêtes pas ! J’avoue : ç’est les plus chaudasses
\ Non vraiment mais
\ T’occupes / tu pointes à midi comme prévu manger ta pizza et on en discute / ça coûte rien de leur passer un texto / au pire on fera chou blanc comme tu dirais / midi chez Ilan
\ Midi chez Ilan //

Faute de répondant \ demander à avancer l’heure du rencard n’était pourtant pas sorcier ! la faim se rappelle à toi aussitôt raccroché \ énième illustration de l’esprit d’escalier. Te voici traînant jusqu’à midi dans les rues de Belleville, à méditer sur le voyage que t’organise Rachid à ton cœur défendant ? quand je m’accommodais si bien d’improviser solitaire. Assieds-toi sur un banc et attelle-toi à une équation ! quantités te défient sur ton téléphone, de quoi rassurer qui sacralise les maths parce qu \ elles t’ouvrent les portes de partout //

\ Oh ! pour ça les applis de ton iphone suffisent // ai-je envie de répondre à Rachid \ mais tu présumes qu’il bondirait \ moins cool que Sophie \ qu’il n’accepterait pas plus le dénigrement des maths que celui de son activité commerciale \ Regarde ! autant d’applications pour t’aider à résoudre des problèmes que pour t’en créer / la vie en mieux ! ton made-in-chinapple / un seul cerveau pour tous les humains, une mémoire qui tend vers l’infini, pour tous, braves ou méchants, pauvres ou riches / manger, aimer, dormir, tout est réglé // et il repartirait quoi ? qu’aucun téléphone ne te prive jamais du libre-arbitre \ mort !
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J’entrouvre la porte de mon dossier multivers et un stock de théories me saute à la gorge, physique, astrophysique, j’ai l’univers encastré dans ce téléphone, une micropuce de mille expériences non vécues, ma réserve de possibilités, de lectures à peine commencées, de vidéos entraperçues, de conférences pour plus personne, déjà obsolètes \ les conférences obsolètes qui te disqualifient des forums où tu te tapes l’avanie pour un seul retard de mise à jour. Déjà le collapsus annoncé sur tous les tons a tendance à te déconcentrer \ tu crains de finir autarcique, aux abris, confiné dans ta camisole NBC \ ouep ! pas le moment de relâcher l’effort collectif de sauvegarde.
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Combien regardent-ils les étoiles parmi les passants qui passent ? Les couchés-par-terre eux par la force des choses… prient, interrogent la leur \ d’étoile. Pas mieux, rien de plus beau, sur le bas-côté, cerné de catastrophes en marche, que de rêver de multivers \ meurs-de-faim te rassasier d’étoiles \ reprendre à éclater de ton streetfood sidéral ! À BP ce genre de came t’est servi avec modération, les galaxies lointaines sont même plus ou moins proscrites par Carapelli parce qu’elles te décollent trop du réel \ si le rêve est primordial, ce n’est pas pour vous enfermer dans votre bulle mais pour consolider vos relations entre terriens / reliez-vous avant de penser à plier l’espace-temps // J’avoue, quand bien nombre de terriens, scientifiques, partagent mes lubies, il apparaît qu’à quatorze ans, les trous noirs ne servent pas \ la communication au quotidien // gênent plutôt, comme des dents pourries gardent à distance : tu ne sonnes pas de ton âge ! Or si l’excès de tes passions sonne faux, manquant à déguiser ta phobie sociale, tu pourras bien détenir des vérités, la confiance chancellera de toute part et tu te trouveras isolé \ sans avenir. Même si tu es calé, une pointure absolue, aucun savant ne viendra te réclamer de lumières sur les supercordes, tu te dessécheras de solitude dans ta tour d’ivoire, car notre société n’attend rien de la jeunesse, au contraire : les moments où se libèrent l’énergie et l’intelligence sont les plus redoutés, les vieux adultes aiment éduquer mais pas voir grandir, que ces petits perroquets se braquent sans raison, qu’ils parlent trop fort en leur nom, qu’ils t’inventent des prophéties de ouf \ aucune envie que ça change. Moi dans le grand monde, du coup, le plus souvent je la boucle. Rêvant de me baigner dans une eau vive, j’écoute Shame \ songs of praise // en boucle, ce que Lisbeth appelle du punk, Ella du punk rock, moi rien, des titres qui distrairont Sophie de son électro, des riffs du style que si ça se trouve mon père jouait pour se détendre sur sa vieille Gibson. J’avoue le vacarme de \ songs of praise // te réconforte sous les écouteurs \ réduit dehors à un grésillement d’insectes. Cheveux plaqués sous le casque tu passes peut-être pour ah !social, mais vu que tu ne croules pas sous les demandes de playlists et les forums, autant te focaliser \ coller au cliché qui rassure, te replier, cultiver ta solitaire petite rébellion. Les vieux adultes préfèrent ça à ce que tu viennes piétiner leurs plates-bandes, les effrayer avec des formules à la William Blake. En vrai, ils espèrent toujours te réconcilier avec tout ce qui t’insupporte, quittes même à ce que leur école adopte ton style, que tu t’y fasses de vrais soces, que la musique avance à ton rythme, comme s’ils pouvaient te tisser un cocon et au final papillon t’enrichir d’un grand mélange : faire du bien à Mozart en le jouant sur une Gibson ! Tu résistes quelques années et, par inadvertance, à un moment, bim ! tu marches au pas de tout le monde pour \ gagner ta vie // admets que tu n’es pas Mozart etc. J’adore Mozart \ je déteste le clavecin mais au piano lourd ! À la Gibson en revanche sûr qu’il insupporterait même un fan du cross-over.
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Étonnant comme les musiques prolifèrent et fusionnent, un nouveau beat écrase le précédent, te passe par-dessus la tête \ comme manque le faire ce monstrueux katkatastrof, détruire le pauvre piéton que je suis \ dans ses pensées // parce qu’évidemment tu rognes sur la chaussée, casque sur les oreilles, proie toute désignée pour les suvs. Furieux l’écraseur d’avoir à freiner, congestionné, hors d’âge, aussi bouffi que sa mercosse d’assassin \ sale bilan carbone, triomphe d’esthétique militaro-bourgeoise, un gros caca nazi fait pour bouffer la route et se chier, pas rouler mollement ce gros chauffard, sous-merde waffen-ss qui doit l’avaler tous les matins sa merde, d’une seule bouchée \ est-ce qu’il aura toujours faim, ce morphale autogéré ? Est-ce qu’il ne va pas éclater derrière son pare-brise blindé ? pas assez teinté pour le protéger du peter au regard qui tue ! Il a eu peur ? Qu’il en crève !

\ Va péter ! connard // l’entreprends-je, mais il est déjà loin et toute ma série d’insultes se perd en dommages civils, témoins collatéraux bouche bée, plus ou moins divertis par ma belle mécanique incendiaire. Dans ces cas-là je regrette que l’oncle Philippe ne soit pas à mes côtés : un jour que j’étais franchement énervé, il m’a bien calmé, mais je ne me rappelle jamais d’appliquer ses conseils sur le coup.

\ Laisse tomber ! Pourquoi accumuler de la colère, du ressentiment dont tu ne peux rien faire et qui t’empoisonne ?
\ Je ne vais pas changer demain
\ Si, pourquoi pas ? Ce que tu ne peux changer, oublie ! Toi, tu peux changer… Commence par oublier toutes ces questions débiles !
\ Quoi : ce qu’il faut changer ?
~Non, les questions que tu me poses sans arrêt, par exemple : à quoi sert la politique si les cons sont toujours les plus forts ? tout ça
\ Pourquoi ? c’est de mon âge
\ Oui mais ça t’attriste //

Il a raison. Pas seulement que tu rumines, tu as des soupirs mode thug revenu de tout

\ On n’est pas revenu à quatorze ans, même avec une mère juive, on n’est pas mûr, à peine parti //

Le game de Philippe c’est de te faire miroiter d’autres voies que \ la révolte stérile ou l’aquabonisme // plus originales, moins rebattues que celles de bas\s\e politique, il te recentre sur \ des questions de ton âge // il repart de vieux mythes, récits de liberté, amour, aventure. Peut-être a-t-il peur que je devienne agressif par manque de récits solides \ incorporé dans un black-block. Il prétend que toute violence se retourne contre toi \ à moins que si tu n’arrives à la caser un minimum dans des inventions de papier \ flippant. Bref ! il te somme de calmer le jeu en te ménageant de petites respirations \ comme on fait depuis la nuit de temps //

\ Lâche-toi ! fais la liste de toutes les merdes !
\ Et après ? j’en fais des chansons comme Ella ?
\ Pourquoi pas ! ce que tu veux
\ Et après ?
\ Demande-toi ce que tu peux effectivement changer ! dit-il. En commençant par des petites choses //

Mais soudain allergique au psychophilowcost il éternue et se mouche.

\ On arrête, je me sens devenir idiot
\ Bouddhiste ?
\ Bouddhiste à Paris ? a wolf in a zoo you mean //

Le bouddhisme, l’ahimsa et la science humaine sont allègrement délaissés au profit de l’astrophysique. Il faut voir Philippe se passionner comme un gamin pour les trous noirs, alors que dans ses livres rien du trou \ la vieille littérature dans ses livres, le vieux théâtre romantique, là-dessus oui, il tartine ! les vieilles lumières, les aristos dix-septième \ au point d’en être saturé sans doute, parce qu’avec moi il s’abstient, pas un poil de Marivaux, motus ! En vrai pas de meilleur public à mes multivers ! absorbé tout entier par ma théorie des supercordes. J’avoue \ mes, ma // c’est pour ne pas perdre de temps à citer les sources que j’ai à peine potassées, tout ça n’est encore que balbutiements \ hobby \ le moyen de faire l’intéressant chez Ilan en attendant la pizza, car tu n’es pas encore chez l’oncle Philippe, ne brûle pas les étapes !
­­
En plein mondial de foot, Ilan ne reconnaît d’étoiles que piquées sur le cœur des champions \ trois sur son maillot de l’équipe argentine choisi une taille en dessous. La splendeur des multivers, au final, ça le laisse froid, tu peux rempocher ton téléphone. Connectées du matin au soir sur un match, des taches de pixels rebondissent sur l’écran géant qui surplombe l’entrée de la cuisine, toute la rue profite du direct, avec ou sans le son, comme aujourd’hui : buts rediffusés et publicités tournent en boucles muettes, mille images font vibrer la pizzéria dans une lumière bizarre de sous-bois où percerait un soleil d’enfer \ une forêt toute perforée de lumière blanche et verte \ et rouge \ des taches de lumière assez classe en elles-mêmes mais dont les reflets amochent la face des téléspectateurs. Zombiques, un, deux, trois jeunes mâles désœuvrés s’attardent, Ilan comptabilise plus de sa télé qu’aturent dans la pizza... des petites choses ! gratuits que de consos \ timides tifosi absorbés par les pixels blancs, verts, rouges vomis d’un ballon plat, victimes quantiques de cette purée multicolore qui rend tout abstrait, comme sur mon iphone mes images télescopiques

\ En vrai ça m’a l’air calé mais sur un téléphone ça fait chier / je suis sûr que si les Martiens existaient, même eux ils joueraient au football // commente Ilan, un coup de tête vers la télé, sans regarder.

Probable. Pas très calé foot. Jamais vraiment joué, même petit, pendant les récréations. Suivi cette année un match de l’équipe du Brésil \ soumis à cette force d’attraction qui semble souder tout l’univers du football au jeu du Brésil.

\ Le Brésil, c’est du flan //

À ses moues à répétition, tu captes qu’Ilan n’est pas homme à tomber dans les clichés \ pas plus intrigué par mes petites images de Mars \ il n’a demandé à les voir que par pure politesse \ ni les galaxies ni le jeu brésilien tu dirais que ce sont les écrans qu’il méprise, sa télé géante qui ne lui arrache pas un seul regard.

\ Tu es pour la France, ton pays non ?
\ Avant j’étais pour l’Angleterre //

De l’équipe de France je ne sais que dire et ne discerne pas davantage le favori d’Ilan entre l’équipe croate qu’il prétend invincible, la sélection de Serbie qui aurait les meilleurs joueurs du monde ou l’Argentine dont quand même il porte les couleurs \ je ne peux qu’espérer l’arrivée de Rachid pour me tirer du malaise grandissant de qui ne sait quel camp choisir \ sinon la tangente, fuir toujours. Mais le voici mon frère, théâtral, ménageant ses effets : ni dérapage, ni klaxon aux commandes de ce katkatkayenne à la robe mattverdegri. Comment l’aurais-tu soupçonné, invisible derrière les vitres fumées ? Il n’apparaît qu’une fois garé en douceur, sans musique à l’ouverture, à quelques mètres, une descente au ralenti, un claquement feutré, l’icône de la modestie marchant en surveillant ses snickers \ crachote sur le côté. Chaloupé \ le Pacha loupé // textoterait lui-même Rachid \ mais ptn c’est quoi ce blond sur le dessus du crâne et ce gilet brillant sur une chemise lilas ?

\ Putain comment tu nous la joues ! Iconique mon pote, gueule Ilan d’une voix de fausset.
\ Iconique ta mère ? reprend mon frère mezzo voce.
\ Sans rire je me suis cru tu sais bien dans le clip à Johnny Depp référence au petit gilet
\ Ça spass ?
\ Ça spass / tout le monde a pas la belle vie comme toi. Ton petit pote est là depuis une demi-heure
\ Salut Peter ! tranquille ?
\ D’où tu sors cette bagnole // relance Ilan, couvrant mon tranquille
\ Tranquille //

C’est vrai que pour une horreur ça se pose \ la même que celle du gros waffen-ss ou je rêve ? que la couleur qui change \ celle-là c’est vraiment la guerre. Du nom de Cayenne où tu dégrades les hommes et brûles les essences, des hectares de forêt fossile pour un litre sans plomb \ à quand par devoir de mémoire la vapote Auschwitz, le parapluie Nagasaki, à l’ozone antiparticules ? puisque toute infamie, toute histoire se recyclent et qu’il reste un peu de temps.

\ Du garage, répond Rachid comme une évidence que tu prends pour une vanne mais non.
\ Du garage à ton frère ?
\ Qu’est-ce que tu crois frère, j’ai pas gagné au loto ! Tu veux l’essayer Peter ?
\ Non je te remercie, les gamos c’est pas trop mon truc
\ Oh ! ça viendra //

Ou pas. Le temps est aboli où tu régnais à l’américaine sur des avenues démesurées, fini de pavoiser en grand véhicule \ tristesse des temps nouveaux, restriction matérielle et pollution de la liberté \ dont contempteur du sport mécanique tu ne souffriras pas moins que les autres. Un moment je crains que Rachid n’ait prévu de m’emmener à Amiens dans son bolide, mais il y a l’autre arrangement, une place dans une autre voiture.

\ Pas de foot, pas de bagnole, qu’est-ce que tu aimes dans la vie ? s’inquiète Ilan / à part ta Sophie et la pizza / la musique classique ?
\ Oh ! plein de choses / les marches en forêt par exemple //

Rachid part d’un grand éclat de rire, Ilan incrédule, dans sa cuisine. Non, le char d’assaut ne me conduira pas à Amiens mais des soces \ des mecs de l’armée // m’attendront au macdo de la Porte de Bagnolet. En prime \ forcé \ Rachid raconte le bref moment où il s’est vu milite juste à cause de la paye et des annuités vite faites \ trop jeune mineur il n’a pas pu convaincre sa famille au bled frères et oncles qui l’auraient banni mais il a gardé des potes engagés auxquels tu peux faire confiance Fabrice le plus sympa connait même la boîte où travaille ta pute.

\ Je préfère que tu appelles Sophie autrement. Je sais que tu n’y vois rien d’insultant mais pute / moi ça heurte mon côté Vieille France //

Le rire repart, franc et massif \ Rachid a ce rire, un rire de vieux roman policier, franc et massif, et une tendance générale à la bonne humeur. Tandis que \ nous ne sommes pas du même monde // semble dire le rictus d’Ilan \ cette pizza que je te prépare est la seule chose qui nous rapproche frère // non il me servirait plutôt du \ mon pote // sonnant dans sa bouche comme antiphrase \ signal d’attaque.

\ Mademoiselle Sophie / désormais ce sera Mademoiselle Sophie ça te va ? frère // propose Rachid avec un grand respect modulant son rire. J’apprécie. J’acquiesce la bouche pleine. Tu apprécies toujours qu’on prenne au sérieux ta quête de la belle langue. Tu es en bonne compagnie et ptn ! ta quête est noble.

\ Tu le crois ! que Fabrice le keum avec qui tu pars fréquente assidûment le bar dancing de Mademoiselle Sophie //

Sûr qu’au fond Rachid pense comme moi que le laisser-aller n’est pas fatal, que tu peux prendre plaisir à rehausser ton langage comme Ilan le niveau général de la pizza : en quoi ces chewing-gums de fromage et de pâte vendus par toutes sortes de franchises merdiques ressemblent encore à une pizza de Naples ? à l’idée que tu t’en fais : croustillante, presque rafraîchissante \ tu resales ! tu relèves : Ilan résiste avec ses armes, sa bonne volonté, pas si loin de Naples. Tu peux y aller de ton compliment, ton \ dé-li-ci-eux // fera rire Rachid à défaut de dérider le cuisinier. J’avoue, amuse donc Rachid puisqu’enrichir le temps d’une ou deux conversations semble suffire au bonheur de ton génie providentiel ! puisqu’il refuse tes remerciements \ est-ce un comportement de frère ? je parle au sens religieux \ si les recruteurs du djihâd sont si sympathiques tu m’étonnes qu’ils cartonnent. J’avoue ! Rachid est apparemment peu versé dans le coran, désintéressé, ni homo, ni barbu, ni lascar, ni mouton, khoya qui n’attend rien, que tu n’arrives pas à cerner, qui quoique le benjamin de sa nombreuse famille, ferait un aîné convenable, te nourrirait d’une solide expérience entrepreneuriale \ dommage que tu ne sois pas genre novice à chercher le grand frère. Pas près de faillir aux prérogatives du fils unique, le Peter ! J’avoue, tu n’es pas en manque de compréhension, ni de reconnaissance, oh ! pas trop \ et depuis tout petit tu te débrouilles comme un chef, triste et solitaire. Il y a eu Ella bien sûr ! mais elle vient de si loin, ta sœur \ demi-sœur et tout le temps barrée. Quand même, dommage pour moi d’être à ce point si ours.

< AtrabilaireBienAimé >

\ I could not awaken my heart to joy at the same tone / and all I lov’d / I lov’d alone… Moi aussi je suis fils unique, mais il ne faut pas exagérer, me coupe Philippe, j’y vois surtout des avantages ! non ? Qui est ce Rachid //

Philippe et Eva habitent un bel ? appartement dans le onzième arrondissement de Paname \ pas immense : ce qu’ils répètent à chaque nouveau visiteur \ le prix du mètre carré étant ce qu’il est // mais bien éclairé, au calme \ et puis des tics de parisiens à propos du terter : pas trop bourgeois \ mixte // des mots de nantis. Quand les gens te décrivent leur vie, ils oublient le plus souvent la lumière, c’est une suite de récriminations, le refrain de la vie chère qui t’interloquent toujours \ pourquoi sont-ils et comment font-ils à genoux devant le travail pognon ? Quoi ! à Paris ou ailleurs dès que tu oublies la lumière et la rumeur où tu vis, tu n’as plus part à rien. Comme ailleurs \ la propriété y prive l’homme de sa propriété première qui est d’être // dixit Marx Carapelli. Pour ça qu’autant déménagent \ un hôpital de jour Paname. Mais Philippe Déroi trouvera encore que j’exagère. Ce peu de fièvre ! d’un mec aussi littéraire ça me tue, pas avec lui que tu poétises

\ Un copain
\ Rien à voir avec l’école ?
\ Non ! un vrai copain
\ Il a une voiture ?
\ Mm
\ Moi à ta place je prendrais un train, demain, après avoir bien dormi ! Si tu roules cette nuit, tu vas être crevé
\ Je dormirai sur la route, ce n’est pas moi qui conduis ! J’avoue, à l’origine j’avais l’intention de passer la nuit à Paris / si je n’avais pas rencontré Rachid je t’aurais demandé les clés d’Ella
\ Je suis sûr que tu peux annuler Rachid sans problème… Et pourquoi aller chez Ella, c’est plus simple de dormir ici non ? Comme tu veux, tu ne déranges pas !
\ J’avoue / en même temps ! une voiture qui t’emmène c’est un signe
\ Tu crois aux signes ? première nouvelle ! 
\ Tu dis toujours de saisir la chance quand elle se présente
\ Tu avertis ton copain de ne pas t’attendre et demain matin tu prends le train à la première heure / et ta chance tout pareil / et gare d’Amiens, un taxi / je te le paye. Lisbeth flipperait de te savoir sur les routes la nuit avec un inconnu.
\ Oh ? Et Éva comment va
\ Elle a pris l’avion ce matin pour Barcelone //

Passons ! Quoiqu’un lointain appareil à réaction partage le ciel derrière les fenêtres sans vis-à-vis \ autre paradoxe du bonheur citadin que l’escamotage du voisin \ rien ne gâche la vue plein sud magnifiquement dégagée sur la grande église toute grise. Tu préfèrerais poser tes questions à Éva, il y aurait plus de répondant et pas nécessité d’occuper le silence en te tournant vers les fenêtres du quatrième étage \ mais bon ! Tu surplombes une vaste dépression semée de quelques bâtiments d’un ou deux étages maximum, des lofts réservés aux \ princes de la copropriété // tels qu’Éva les a elle-même baptisés, qui se font pardonner leurs privilèges en acquittant la plus grande partie des charges, en entretenant des arbres en pots, dénudés en hiver, luxuriants l’été \ le refuge d’une foule d’oiseaux \ un vrai bosquet // dont Philippe ne manque jamais d’énumérer différents noms d’essences \ pas cette fois et tant mieux car au bout de ses descriptions il se plaint généralement de ne pas vivre à la campagne et ça t’agace. Même si toi-aussi tu aimes la campagne, tu as juste envie de lui dire qu’il est chiant : lui qui ne bouge jamais de Paris quasiment \ sérieux ! et qui n’arrive à calmer son angoisse des jours de pluie qu’en courant au cinoche. Éva est la première à éclater de rire \ j’adore Éva \ clame à l’inverse ne pouvoir vivre qu’à Paris sauf qu’avec son métier de sorcière elle est toujours par monts et par vaux. Je crois qu’en vrai c’est un couple assez fusionnel Éva Philippe\ qui doit encore baiser à l’occasion et somme toute s’arrange des contradictions. Je leur ai toujours connu cet appartement que Philippe trouve petit \ Eva, lumineux, super bien disposé, suffisamment grand pour qu’ils puissent t’héberger sans gêne quand tu débarques à la capitale tantôt avec la mère tantôt la sœur, un soce plus rarement \ jamais seul jusqu’à aujourd’hui. Éva, Philippe, j’avoue ! ils traînent de vieilles divergences, mais c’est le vieux duo de menschen le plus sympa que je connaisse avec des jeux de pizzicati d’une violence innocente et une infinie douceur que tu trouves plus couramment chez les enfants \ enfant-infini : Clémenti appréciera l’allitération, note pour ne pas oublier !

\ Cinquante-trois ans ? tu trouves que c’est vieux //

Philippe est un peu ivre, il a bu de la bière, plus tôt que d’habitude, pour se sentir moins seul. À sa décharge, il ne m’attendait pas en cette fin d’après-midi. Il a tendance à teaser le soir venant \ sans doute plus modérément en présence de sa douce ? quoiqu’elle aussi ne \ et cependant que sonne le glas au clocher d’en face, à moins que ce ne soient déjà les huit heures, je cherche vainement une repartie comique à la question de l’âge.

\ Moi-même parfois je me sens
\ Vieux ? ah ! non, je t’en prie. Tiens ! installe-toi dans le canapé ! Je vais me passer la tête sous l’eau et je reviens. Vieux ! à treize ans
\ Quatorze putain //

Non tu te sens bien dans ces murs de couleurs \ bae et toi auriez les mêmes meubles ! rares, disparates, hérités, chinés, la même bobo life avec un bon feng shui. Revoici Philippe les cheveux trempés, pas mal de cheveux, noirs, beaucoup pour un vieux \ le teeshirt, le short aux tons passés gris, comme ses yeux, éclaboussés.

\ Je suis contrarié vois-tu ! je suis contrarié mon Peter
\ C’est de ma faute ?
\ Non j’aurais aimé qu’Éva soit avec moi pour t’accueillir. Elle a plus la tête sur les épaules, elle t’aurait mieux conseillé
\ Ah !
\ Moi je crois que tu te montes le bourrichon, mais tu as le mérite d’aller jusqu’au bout / moi je ne sais pas si / Éva si ! Tu aurais sans doute trouvé une alliée, genre qui va au bout de ses impulsions
\ Eh !
\ Disons qu’elle fait confiance à son intuition ! Moi tu me connais : je m’emballe / et puis je passe tout au crible
\ À l’acide
\ Ouais c’est ça ! je gâche la fête
\ Wet blanket
\ Il faut en tenir compte, tu as raison / n’empêche que tu fais une connerie ! c’est sûr //

Un éléphant en bois bicolore d’un bon mètre de haut me fixe d’un air placide \ un corps humain à tête d’éléphant, celui je crois que les Indiens appellent Ganesh, sauf qu’il n’y a pas la souris à ses pieds avec laquelle tu l’as déjà vu représenté. Philippe s’interpose à un mètre en face \ s’asseoir n’arrête pas sa gesticulation, quel nerveux ! Pire que toi ? Sont-ce les écrivains ? Le niveau critique ? Le pendant de l’intellectuel ? Nécessaire ? Pas à ce point souhaitable. Entre Ganesh et Philippe il pourrait y avoir une moyenne, je ne sais pas, un juste milieu entre l’inquiétude et l’impavide immobilité.

\ Impossible de renoncer maintenant, dis-je pour moi-même.
\ Je comprends. Ne renonce pas ! sinon tu finiras confit comme ton oncle Philippe
\ Oh //

Philippe se complait sans mesure dans l’autodénigrement et souvent inquiet, lourdingue, il te prend à témoin de sa soi-disant décrépitude \incorrigible ronchon// dit Lisbeth. Comme si je savais, moi, comment échapper à cette dégradation ! dépasser en soumsoum la fameuse limite \ mais Philippe n’attend pas de réponse, il enchaîne tout seul, tu peux lui faire confiance, il t’abreuve de ses tristes passions si bien que tu te retrouves comme lui, incapable de passer le cap, sans la queue d’une idée, échoué lamentablement sur les récifs de l’Âge \ à te taper de surcroît ses conseil tordus et périmés genre \ suivre ses envies à condition de ne pas se tromper d’envie // baragouin d’alcoolo \ qui veut te faire des nœuds dans la tête ne s’y prend pas autrement !

\ Éva t’encouragerait peut-être à foncer / mais si tu me demandes // 

En résumé lui se dispense du voyage \ agité immobile, au chaud dans ses pantoufles.

\ Tu veux un verre //

Compliqué de penser que Philippe me propose de l’alcool et qu’avec une voix déjà si pesante il se serve un \ whisky \ sans attendre. Comment les aînés espèrent-ils que tu les prennes au sérieux ? sans compter que l’alcool ne me réussit pas. En fait je mangerais bien un petit quelque chose, du pain, n’importe quoi, je suis affamé, la pizza digérée \ le train de nuit m’a affamé pour longtemps. Mais si cette fois tu ne te goinfres pas de sucreries, ce n’est pas pour SOMBRER DANS L’ALCOOL \ compliqué de penser que Philippe soit un alcoolique irresponsable, alors qu’il dose son baby avec tellement de précision ! obsédé comme moi par le souci de ne pas dépasser la limite ? la bonne mesure

\ Tu dois mourir de faim ! je vais te réchauffer un petit frichti //

Frichti \ bizarre qu’il ne soit pas plus célèbre avec tous ses mots \ prix Goncourt ou quelque chose \ ô cuisine sur commande délivre noo du frichti ! En même temps, avant cette année ce livre sur la Russie, qui aux premières pages me semble une fiction, Philippe n’écrivait pas de romans \ plutôt des biographies super documentées \ des récits trop bien élevés pour lancer une carrière // d’après Lisbeth \ j’avoue, quelle autre fusée qu’un roman ? Mais tu ne désires pas forcément le bruit \ griller dans la lumière… Ce qui d’ailleurs est extra avec Eva ou Philippe, c’est leur tact \ une incroyable hospitalité aussi \ mathématique discrète. Même si tu les surprends dans un demi-sommeil, s’ils traversent une période de dépression, ils seront toujours capables d’attention\s. Plus que sympas \ reposants \ ça excède l’éducation, c’est dans le sang. Dring ! çuite de çonneries : après l’église, le téléphone.

\ Réponds ! me crie Philippe depuis la cuisine où il s’affaire. C’est Éva qui regrette de m’avoir traité de vieux //

Est-elle vraiment à Barcelone ? me demandé-je la sentant si proche.

~Peter ! mais qu’est-ce que tu fais à Paris ?
\ Étape. J’ai rendez-vous demain
\ À Paris ?
\ Amiens
\ Ah !
\ Eh ! je te passe Philippe
\ Oh ! tu n’as qu’à lui dire que je rentre demain midi
\ C’est vrai que tu le trouves vieux ?
\ Quoi //

Et un rire dans sa voix grave elle me dit regretter \ ne pas être à Paris pour m’accueillir. Elle rêve de prendre des vacances après son appel d’offre en Catalogne \ quel appel d’offre ? Elle aurait bien profité de Barcelone quelques jours mais il y a cette installation au Havre : de grandes images à programmer pour une artiste écossaise. Et c’est parti pour la description passionnée d’un concept inaccessible à base de squelettes de moutons calcinés \ Éva toute crachée, préoccupée du matin au soir par des concepts.

\ Allez ! j’y retourne. Dis à Philippe qu’il arrête d’inventer n’importe quoi ! je n’ai jamais pensé qu’il était vieux / juste idiot. Allez bises ciao Peter !
\ J’avoue ! ciao Éva //
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Quel âge déjà ? Hâte-toi d’aimer car il est à parier qu’après la mort les transports se refroidissent ! Or tu la vois venir la mort, non que tu te sentes plus malade qu’un autre ou suicidaire ou collapsologue, non que la dissipation en masse de l’espèce te prenne de court, mais quand même \ prématurée avec ses grands airs. Toi ralentis ! sauve-toi le monde \ étreins le temps ! la dégringolade de la bille attendra \ défais-toi des griffes et des serres, et revêts ton habit de cour ! J’avoue, pas évident le goût du co\s\mique \ si la science te martèle qu’il n’y en a plus pour long ! que la période est froidement apocalyptique \ tu fais feu de tout bois et tu as toujours froid. Mais avec Sophie vous brûlerez atomiques \ tu ne seras plus jaloux des dieux \ pareils que vous, les dieux, des petits enfants pris dans l’enfer d’une éternité sur Terre, plongeurs co\s\miques, entrés avec vous dans la nuit. Une délicieuse odeur d’osso buco te fait défaillir. La maison est bonne : ce sont les mots de Lisbeth quand elle dîne ici chez ses amis. Si tu dois te presser vers l’essentiel, saute les clichés : la France un pays de bouffe, Paris ville bénie où rien ne manque, et la vie bourgeoise \ un concentré d’hédonisme que tu ne peux rejeter en bloc // dixit Carapelli avec je ne sais quel pourcentage d’ironie \ trouverait-il les bourgeois du secteur à son goût ? Moins égoïstes qu’ailleurs \ partageurs ? Philippe parle de \ canaliser un minimum la violence des villes dans des quartiers mélangés densément divers // sauf que fatigué des manifs, asphyxié d’attentats ou d’épidémies, il ajoute, se blâmant par avance de te pourrir le karma, que \ l’ÊTRUMAIN en revient toujours à tuer pour ne pas être tué // J’avoue mais qui citeras-tu encore ? ta mère ? Toi, quels seraient tes mots face à une société schizo qui mange ce qu’elle est censée préserver ? tu restes sec.

\ C’est toi qui l’as fait ?
\ Non. L’osso buco c’est Éva. Elle a raccroché ?
\ Elle rentre demain midi et ne te trouve pas vieux du tout
\ Tu es gentil
\ C’est pas moi, mâché-je, la bouche déjà pleine, songeant à placer mon compliment sur le livre de Philippe même si j’ai eu le plus grand mal à y entrer et que pour tout dire je ne le finirai pas. Mais j’ai assez du début pour faire illusion : un affreux connard, moitié écrivain, moitié affairiste atterrit à Moscou. Il loge dans un immense hôtel international complètement défraîchi où il reçoit des affairistes au moins aussi véreux que lui. Je suppose que le lecteur, surpris, est sommé de se réjouir de ces anciens communistes montant les magouilles les plus vicieuses et roulant le narrateur dans la farine \ comme s’ils n’avaient tous attendu que ça, un capitalisme sauvage, pour libérer leur rapacité sans limite, comme s’ils s’étaient menti trop longtemps, cherchaient à qui mentir, rongeaient leur frein depuis tout jeunes // Philippe fait plus vieux dans ses livres \ ce doit être terrible de distiller l’ennui quand tu veux susciter l’enthousiasme sauf que, malgré les efforts qu’ils font pour t’embarquer, les vieux sont terribles et leurs livres désespérants ! manquent d’air. Ils t’enferment dans une chambre à gaz et s’étonnent que tu ne t’en réjouisses qu’à moitié \ que tu délaisses leur école de merde pour courir d’avatar en avatar et menacer de tout flinguer, à peine yomb ! Dans le meilleur des cas \ Philippe dans ses bons jours \ ils dénoncent, ils font des blagues, mais bon sang ! ça reste décourageant \ lourd ? ils te font l’impression d’attendre l’orage et rien d’autre. Qu’en déduire sinon qu’il faut partir, envoyer les ados qu’ils méritent braver le danger et qu’au bout du voyage \ c’est terrible d’être un homme avec une femme // Blaise Cendrars, le transsibérien, sur kindle, j’ai pensé que prenant le train c’était le meilleur compagnon \ entre deux dérivées.

\ Tes belles étrangères m’ont fait penser à Blaise Cendrars //

Une chose est certaine : l’opus de l’oncle Philippe, lui, est resté sur mon chevet à Nice \ ce pourquoi je prends les devants, espérant limiter le champ des commentaires au peu que j’ai lu de ses \ Belles Étrangères // aux morceaux que je pourrais citer par cœur \ j’ai une relative bonne mémoire mais rien retenu de brillant \ des zones d’ombre dès le début que tu n’as aucune envie d’éclairer. Quand-même parler avant qu’il ne demande \ faire preuve de tact et tout ça \ entendu que chacun est anxieux de s’entendre lu \ entendu \ nécessaire

\ Cendrars ?
\ À cause de l’épisode du grand hôtel à Moscou. L’hôtel Pribalti…
\ Pribaltiyskaya
\ La Prose du Transsibérien / je l’ai étudiée
\ Je n’y aurais pas pensé. C’est plutôt flatteur. Je ne suis franchement pas un baroudeur mais j’ai toujours bien aimé Cendrars
\ Ce jeune type avec des armes… c’est vraiment dé-li-ci-eux / l’osso buco //

Les quatre pieds du compliment culinaire n’effacent pas le froncement de sourcils, ce mélange d’égarement et de gravité soudaine sur la face de Philippe : l’artiste qui regarde dans le rétroviseur, le front barré d’une ombre de tristesse ? j’avoue, c’est le cliché de trop qu’il faut enjamber au plus vite \ ne pas laisser Philippe entre deux eaux, gagné par le doute \ sauf que tu n’as plus rien en faveur des Belles Étrangères. Un truc qui se remarque avec un bouquin, c’est que bon ou mauvais, qu’il te plaise ou non, le meilleur moment n’est pas celui de la lecture en elle-même, mais celui où tu lèves la tête, où tu décroches, soit que la réalité apparaisse plus attrayante parce que le livre t’ennuie, soit qu’en totale symbiose tu suives l’auteur dans sa rêverie, que ses mots t’enlèvent au présent, te ramènent à tes origines, tes propres images \ mais dissiperas-tu la tristesse de l’oncle Philippe avec ce genre de considérations ? Éclate les masses nuageuses, sois l’imprévu !
­­
\ Ella veut faire un livre à partir des articles et des notes de William / elle est dingue !
\ Elle en est capable / mm… excellente idée
\ Mm
\ Toujours végétarienne ?
\ Vegan ! et même contre les animaux domestiques
\ La domestication des animaux
\ J’avoue ! la domestication / il n’y a même pas un an, elle a obligé Lisbeth à adopter un chat qui traînait dans la rue / maintenant il faudrait le relâcher dans la nature ! Absurde. En même temps si William avait voulu un livre, il l’aurait écrit
\ C’était peut-être dans ses projets
\ D’après Lisbeth il a toujours décliné les propositions
\ C’est vrai qu’Ella pourrait
\ Ce n’est pas son père
\ Ta mère, qu’en pense-t-elle ?
\ Elle s’en fiche / pas elle qui exigera que tu reprennes la plume d’un mort !
\ Mon livre aborde un peu ce sujet
\ Ça ne m’a pas échappé //

En fait si ! puisque je ne l’ai pas lu, son livre. À peine commencé. Y parle-t-il indirectement de mon père ? pas du genre à broder \ d’après une histoire vraie // le Philippe… à moins que ça lui serve de prétexte à la ramener une énième fois sur les ghostwriters, SON SUJET de prédilection \ LES PLUMES, ainsi que chez les babtous gracieux s’intitulent les nègres qui pondent des discours dans la bouche des illettrés \ et aussi l’activité grâce à laquelle il gagne sa vie de Philippe Déroi caché dans les plumes des autres, se ménageant du temps pour écrire des histoires de nègre à la première personne et faire semblant de se découvrir comme un chien se mord la queue \ quand même il faudra que je lise s’il y a quelque chose sur William.

\ Tu reveux de l’osso buco ?
\ Non merci c’était trop bon
\ Est-ce que qu’elle cuisine l’osso buco ta Sophie ?
\ Elle n’est pas cuisinière
\ Oui tu m’as dit barmaid j’ai compris / ça n’empêche //

Frontispice : By NASA/JPL/University of Arizona
http://www.uahirise.org/ESP_014426_2070,
Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=8157770