samedi 1er avril 2023

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La tangente de Baumann — I/III

< SlowlyGoesTheNight > & < Gbayas >

, Pierre Faucomprez

Maman ! qu’est-ce que je vais bien pouvoir sauver du désastre ?

\ Le crève-cœur quitter le vieux village
Pour marcher aux frontières du Nord-Ouest
L’empereur a fixé un jour précis
Refuser l’ordre est encore pire.
Lui qui règne déjà sur tant de terres
Pourquoi veut-il toujours en conquérir ?
Arraché à l’amour de tous les miens
Je marche armé en ravalant mes larmes //

Tu Fu, André Markowicz. Chanson de la frontière.

\ Come away, O human child !
To the waters and the wild
With a faery, hand in hand,
For the world’s more full of weeping than you can understand. //

William Butler Yeats. The stolen child.

< SlowlyGoesTheNight >

Maman ! qu’est-ce que je vais bien pouvoir sauver du désastre ? quand tu penses que l’humain dévore tout ce qui se présente \ viré de la table avant même d’avoir payé l’addition \ et d’abord ce train de nuit quelle connerie ! les couchettes en béton, l’arrivée dans un état second \ bravo !

\ Pas si grave / vous pouvez sauter une nuit, me siffle le contrôleur dans le couloir. Vous êtes jeune, vous récupérerez à la prochaine
\ Croyez-vous //

Qu’est-ce qu’il en sait ce gros mollasson avec ses valoches sous les yeux ? qu’est-ce qu’il tiendrait de particulier Bolosse ? il est né dans son uniforme !

\ Vos parents auraient dû vous acheter un billet tégévé
\ Ils sont radins //

Tu as des réponses laconiques \ parfois cinglantes \ un jeune Voltaire dirait Carapelli \ mais rien qui semble désarçonner l’aimable contrôleur \ étrange amabilité.

\ À ce propos puis-je vous demander vos titres de transport //

Passé trente secondes à fourrager dans ton sac à dos tu \ connu sous le nom de Peter Baumann \ fournis un billet chiffonné. Un seul titre donc.

\ Pas de carte ouvrant une réduction ? sur votre mobile peut-être // s’enquiert l’homme encore en selle.

Non d’un mouvement de tête. Ouvrant une réduction, c’est français ?

\ Permettez que je le défroisse
\ Oui, pardon, déplions ! déplions-nous // bayes-tu, accordant tes gestes en l’air à l’ironie de l’autorité mal rasée. Si bien qu’après compostage, l’autre s’enfuit d’un coup d’étrier et que toute la rame résonne de son rire cavalier \ arrête avec ça, veux-tu ! à quoi riment ces trucs de cavalerie ? si tu veux arriver, oublie ! abrège et reprends le train ! Que n’as-tu hérité le style du regretté paternel : tu dormirais déjà auprès de ta Sophie, tu aurais zappé ce voyage, roulé sans fioritures, sec, carrément télégraphique. Rire de contrôleur jusqu’en première \ dans les compartiments pour dames seules \ relations humaines \ papier composté \ usages d’un autre temps. Mais bon ! tu ne vas pas jouer à ça, tu n’es pas ton père \ William Carling \ un gros inconnu ton père.

Ordinairement les choses ne se déroulent pas de manière aussi fluide, dans une forme aussi… correcte \ avec la race des flics je veux dire \ et l’uniforme n’est d’aucune garantie. Hier par exemple dans les beaux jardins niçois, le kaïra municipal a assez mal pris que tu fasses le malin \ qu’un mineur l’ait corrigé sur sa diction, lui qui voulait DU RESPECT UN POINT C’EST TOUT. Rabroué tu as été, rudement et sans grammaire. J’avoue, je ne demande pas les imparfaits du subjonctif \ qu’un blanc-bec se laisse aller à l’accent des terters tu t’en fiches mais pitié ! un minimum de soin dans la prononciation.

\ Enlèv’toi d’ce banc ! s’te plaît
\ Pardon mais votre sabir m’est inconnu
\ Wazy bouge //

Je m’étais allongé avec les pieds qui dépassaient exprès \ j’allais pas le saloper son banc ! c’était pas l’intention. Juste une sieste à l’ombre avant de reprendre les cours \ pas de quoi fouetter un cheval. Mais en serions-nous convenus que l’esclandre avait trop duré \ ce satané kapo réussissait à m’entraîner dans son cirque et nous passions tous les deux pour des abrutis de première classe auprès de toutes les nurses postées alentour, qu’on entendait rameuter la marmaille, hésitant à miser sur mon exil et préparant par prudence un départ en catastrophe de ce square habituellement si paisible et que dorénavant il leur faudrait éviter. Oh ! comme elles s’attristeraient de mon départ si elles me connaissaient plus intimement ! Comme les aurait rassurées de savoir comme j’aime les enfants \ comme en d’autres circonstances j’aime châtier mon français \ chatoyer \ en la présence d’âmes sensibles \ jamais un mot plus haut que l’autre \ un trait d’humour à la rigueur. Si elles savaient que tu ne regagnerais pas ton lycée Blaise Pascal mais le premier train en gare de Nice pour tenter de rejoindre ta Sophie, comme toutes ces nurses apeurées te trouveraient romantique ! oh ! à leur goût finalement \ tu pourrais si bien les aimer châtier.

\ Ouais ! va voir ailleurs ! le philosophe //

Et tandis que tu quittais l’endroit d’un pas crissant et majestueux, tu t’es malgré tout réjoui que tes remarques aient porté, qu’à la fin de votre entretien, ton gardien ait fait un net effort d’articulation, ce réel effort de clarté, comme s’il prenait un engagement pour la suite de sa carrière et qu’avec le choix de ce mot \ philosophe // banal certes, mais à la frontière de son lexique, il renouait un lien défait avec son intelligence \ tout ça pour dire que tu demeures comme certains yeuves de ma connaissance attaché au langage… châtié \ même si tu es passé de mode, si l’éloquence se passe des rigueurs du français à la première occasion, qu’en vrai tu n’as plus trop besoin ni de grammaire ni d’orthographe pour te faire une place au soleil \ a contrario de ce que prétendent Clémenti et tous ces profs sans scrupules qui te font crari que personne ne s’en sort sans manier les nuances \ j’avoue, même si tu n’es pas dupe des profs, tu persistes ! Mais franchement tu as l’air de quoi ? un déserteur passé dans le camp des académiciens \ écoute les gens parler ! est-ce que tu les entends dans ton château de Versailles ? hautain d’altitude avec ta voix de maître Yoda poudré qui dégouline d’adjectifs sur des oreilles étanches à ton style, pour des cervelles déjà remplies par d’autres, baragouineurs professionnels, leur tintamarre grossissant les interviews, semant des voilà ! dès qu’ils calent au milieu d’une phrase, comme s’il fallait compatir à l’essoufflement où les mène la passion, comme si leur qualité de petite personne pressée méritait à elle-seule l’assentiment, et sur le mystère insondable de leurs pensées, le monde entier devait signer des chèques en blanc ! Écoute-les ! Écoute-toi ! Grammaire ou pas, personne ne s’en sort \ lacunes dans tous les domaines \ les paroles se barrent en couille et les écrits n’y gagnent pas. Genre même quand la langue est belle, elle ne sert plus que la connerie... J’avoue, l’inconvénient avec mes drôles d’idées, mes emballements d’arrière-garde, grammaire ou pas, c’est de paraître plus que mon âge \ une grand-mère chimpanzé \ un geignard \ mais c’est mon karma : grande bouche, grandes oreilles et pas de plomb dans la cervelle \ une chance si c’est ce qui plaît à Sophie. Quoiqu’en l’occurrence, la langue châtiée aura pu faire obstacle : parfois de ne pas comprendre elle a ri, répété en sifflant certains des mots que tu as prononcés \ le genre de moquerie qui met à distance \ pas de barrière comme avec un contrôleur ou un gardien de square, mais plus de distance qu’avec Rachid par exemple, or c’est avec Sophie que tu voudrais coucher, pas avec Rachid \ miskine.
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J’avoue, je me rends compte qu’il est assez détestable de faire ainsi caramboler des noms de personnes comme s’ils étaient connus de la terre entière, mais c’est paraît-il un défaut de la jeunesse d’imposer les sujets qui l’occupent en tenant pour acquis qu’ils touchent à l’universel : que soient donc pardonnés ces coq-à-l’âne qui ne sont que l’effet de mon inexpérience \ de la passion \ les pays d’occident n’accordent-il pas à l’adolescent un besoin d’exutoire, le droit d’exiger l’attention, certains que des carambolages qui l’animent naîtront l’inattendu et, à défaut d’universel, un divertissement salutaire ? Évidemment que ce gardien peut te faire penser à Rachid \ les cheveux gras du gardien assaisonnés à l’huile d’arachide \ non, sérieux, son élocution, pas les mêmes cheveux, une langue moins riche mais le même débit que Rachid. Et vice-versa, c’est à cause de Rachid, mon contact à la capitale, que je repense à ce gardien de square niçois \ pourtant rien de commun dans les apparences, tout à l’opposé, mais qui bouffe pareillement ses phrases, emploie les mêmes intonations \ universelles \ pas le même habit mais le débit pareil. En résumé ? que lascar, keuf ou banquier pataugent dans le même flow, tout le monde s’en bat les couilles.
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Bref ! sur la Prom’ une heure avant mon départ rien n’était décidé, je baignais dans le flou artistique : où dormir à Paname, comment rejoindre Sophie ? Et puis il y a eu ce gardien qui me rappelait un peu la nervosité et l’accent de Rachid \ toujours chelou quand-même une voix rebeu sur du jambon-beurre. Bref ! mon ennemi des jardins de Nice m’a suggéré sans le savoir la solution Rachid : quoi qu’il m’arrive à la capitale, je dois pouvoir compter sur Rachid. Il y a quoi ? un peu plus d’un an, l’hiver dernier, il m’a ramassé quartier Belleville un soir que je rentrais du cinéma, largué par je ne sais plus quel film américain. Je marchais depuis Stalingrad ayant trop négligé de grailler \ en vrai je zigzaguais entre évanouissement et putes chinoises sur le boulevard. Surgi de nulle part dans l’espoir de me taxer, Rachid s’est interposé entre moi et mon avenir en marche. Tout en refusant ses clopes de contrebande, j’ai profité de marquer une pause, appuyé contre un mur.

\ Je ne fume pas
~Tu parles / mais allez ! on s’en balek / t’es tout pâle, il faut que tu manges mon gars / si tu m’invites, je te fais goûter la meilleure pizza de Paname
\ J’ai pas les lovés
\ C’est ça / allez mec ! un peu de générosité //

Rachid estime qu’à vingt-trois, l’âge qu’il déclare, il est bon d’osciller entre plusieurs activités, que si tu n’es pas polyvalent à vingt-trois, tu ne le seras jamais \ que tu te retrouves toujours plus vite que prévu sur le carreau. Rachid a des ressources : mécanique, bricolage, deal de tabac ou de shit cannabis, et dernièrement vente d’accessoires électroniques à la sauvette \ expédients. Il va vite, bicrave un ou deux téléphones jour, cinquante à cent euros pièce. Il n’a pas peur de prendre un mauvais coup, dit y être prêt \ ne pas abuser des calmants. Il parle beaucoup \ pendant que je dévorais ma pizza par exemple, se contentant lui d’un coca et d’une camel, toujours aussi peu convaincu quand j’ai répété que je ne fumais pas \ ni tabac ni rien. Quand bien même, d’après lui, avec mes cheveux longs, mon look grunge, je ferais aussi bien de m’y mettre \ à bédave \ pour la cohérence en quelque sorte \ que je clope ou non, mon look finirait par m’attirer des ennuis, les apparences ne témoigneraient pas en ma faveur auprès des keufs \ je devais faire gaffe aux apparences. Je lui ai répondu qu’il allait trop au cinéma, histoire de protester qu’on ne m’arrêterait pas à cause de mes cheveux, que les chances étaient minimes, mais Rachid m’a promis d’aller rarement au cinéma, que ce n’était pas la peine parce qu’il avait LA VRAIE BOURLINGUE SANS FAUX-SEMBLANTS \ pas les mots de tout le monde, pour ça que tu les mets en majuscules. Peut-être est-ce qu’il frime \ effrayé parfois comme n’importe qui \ ou que des pans entiers de son existence lui échappent \ ou qu’il s’ennuie. Tu as l’impression tandis qu’il te prend sous son aile de le sortir, toi, de sa routine. Une chose certaine, c’est le genre de types avec qui tu révises pas mal de préjugés, à commencer par la pizza : même si l’éclairage néon lui déniait sa chance elle était vraiment top \ sans fromage.
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Maintenant que tu repenses à cette époque pas très lointaine \ cette année d’indécision qui a précédé ton entrée à Blaise Pascal \ tout semblait fichu. Viré une fois de plus du lycée, tu quittais ta banlieue chic sans vêtements de rechange \ déjà tu fuyais \ sans un flèche, nulle part où aller, happé dans le Léviathan indescriptible de Paname, tu tombais \ et puis une après-midi de janvier exceptionnellement douce, tu atterris dans cette pizzeria-belle-ville-restaurant-chez-Ilan où de nouveaux amis te rappellent ta chance \ eux, Rachid, Ilan, n’ayant pas eu les mêmes opportunités \ pris à d’autres jeux, pizza, meccano, que toi qui tantôt récupéreras de tes errances, intégreras l’école ad hoc et y consacreras le plus clair de ton temps aux développements qui t’amusent, lancé dans des équations que Rachid ou Ilan jugent hors d’atteinte \ quoiqu’ils admettent pour te faire plaisir que tous les jeux se valent et que toutes les trajectoires remplissent d’elles-mêmes leur destination même quand tu dégringoles \ UNE FONCTION DANS LA SOCIÉTÉ // a sentencé Rachid et vous avez failli rire.

\ Un peu comme les billes des machines à sous du Japon, a enchaîné Ilan, le truc là-bas ! au Japon //

Comme je suggérais le mot patchinko, Rachid a agrandi son sourire en écrasant méthodiquement sa boite de coca après y avoir jeté son clope, et de s’exclamer :

\ Tu vois ! ce mec n’a pas treize ans et il sait tout //

J’ai précisé \ quatorze // évoqué les statistiques, les belles courbes en cloches que tu dessines avec un jeu comme le patchinko \ et brodé sur l’image du parieur qui se voit dégringoler, une bille parmi des milliers, entre des clous \ son reflet dans la machine à sous, travailleur, dégringoleur, chômeur, buveur de saké, cloche parmi des milliers qui s’accrochent, cognent, chutent et se relèvent, recommencent, dopés par le jeu \ j’avoue, je me suis aperçu que la noirceur de la métaphore gênait mes nouveaux soces. Qu’eux se lamentent, okay ! qu’ils fassent grincer la machine, c’est inévitable, mais qu’un mec de treize quatorze ans sonne à leur diapason, sincèrement ça les aurait presque inquiétés. La noirceur que Rachid comme Ilan cultivaient avec soin \ jaloux \ était inappropriée à mon âge et ma situation. Alors j’ai vaguement enchaîné sur Blaise Pascal, ce lycée niçois prétendant accueillir les intolérants au système, l’ultime INSTITUT SPÉCIALISÉ à bien vouloir de moi \ montré plein centre-ville ce gros pudding belle époque ? tout dégueulasse \ en vrai je pipeautais à moitié, pas encore franchement décidé, mais quoi qu’il en serait, mon admission dans un lycée sur mesure les a fait kiffer comme pas permis \ j’en étais sur le cul. Oubliés l’indifférence d’Ella, l’enthousiasme forcé de Lisbeth ou grandma : une opinion pesait enfin dans la balance, Ilan et Rachid illuminaient de bonne humeur ta future installation chez les fadafafs de la Côte \ trop déclassé ! Peter // gobant la propagande qui leur vendait BP comme \ une antenne de résistance à l’uniformité // quand toi tu imaginais plus radicalement, plus sobre dans tes emballements, une internationale des dingos du ciboulot. J’avoue ! la Côte d’Azur branchait Ilan et Rachid au plus haut point, elle les disposait à une rêverie qu’ils m’ont conduit à partager même si la troublant d’ultimes réserves \ jugées indignes \ je suis encore passé pour un pissefroid.

\ Comment peux-tu hésiter une seconde ? Nice, putain ! la Côte, le soleil, les meufs / trop déclassé
\ En pension
\ Pension de luxe mon pote ! cinq étoiles //
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et la boîte de coca de valdinguer dans la poubelle, tandis que, cent kilos de muscles pas super expansifs, un hochement de tête par-ci par-là, Ilan faisait défiler les images de BP sur son téléphone, résumant d’un mot les passionnants programmes du secondaire, et \ pour après // les spécialités universitaires et les prépas qu’à BP tu touchais mieux que nulle part ailleurs. À peu près aussi calé que mes conseillers d’orientation, en moins exalté, il m’interrogeait d’un haussement de sourcil sur des mots et des cursus que j’ignorais complet. Ilan \ difficile d’interpréter son rictus permanent : admiration, condamnation ou tendance naturelle du visage \ mais sûr Rachid était emballé, je vois encore ses grands sourires et ses yeux larmoyants. Lui ne se retient pas de vider son sac \ vas-y plains-toi ! tu connais pas ta chance, tu mérites pas // un doux reproche après l’autre, en toute bienveillance. Pendant le silence contraint qui relayait un \ c’est abusé ! tu devrais avoir honte // nos regards ont circulé sur quelques clichés noir et blanc : les visages de Marlon Brando et d’une dizaine d’autres acteurs américains parsemés sur les plâtres roses de la pizzeria \ pas d’actrices curieusement. J’ai un peu honte parfois c’est vrai \ j’avoue, la tehon peut-être pas, mais l’inconfort que doivent connaître ceux qui, par petites bouffées, prennent conscience de leurs privilèges, s’en sortent plutôt bien, comparé, dont la vie est une part de gâteau sinécure, à une heure lumière de ce qu’endurent les enfants de la guerre tels que le décrivent les reportages de William ! ton père \ des souvenirs de Rachid aussi : apprenant que je n’ai pas connu mon père, il tique puis se reprend, déplorant avoir subi le sien trop longtemps, dans son gourbi cité Curial, qui lui foutait des gnons à pas dix ans, un vrai massacre jusqu’au jour des quinze de sa sœur aînée Samia, une semaine après le licenciement de leur mère, où le courageux puncheur a disparu de la circulation \ jamais plus de nouvelles, ni en France, ni au bled, mort ou vivant, plus d’importance \ trop tard pour répliquer. Rachid dit que les pères sont au mieux des lâches même pas dignes du mépris de leurs enfants, bons qu’à piquer les allocs, que même pour le mien il ne fallait pas pleurer certain qu’il avait mené sa vie comme il voulait et qu’il aurait continué sans s’occuper de moi \ Rachid s’emballe, d’abord je n’ai pas tant pleuré \ tu ne peux pas pleurer éternellement \ et je n’éprouve pas non plus le besoin de profiter à outrance, de la rage qu’il y aurait à vivre sans père je veux dire \ la tristesse prend ses distances, et tu peux te divertir par la pratique des arts comme ma chère Ella \ sublimer sans pour ça dévorer ta life ! Peut-être ça viendra plus tard, pas la hype tout de suite. À croire ma sœur, pratiquer les arts te fait vivre plus fort, là-dessus elle n’a aucun doute, scotchée que tu puisses trouver les mathématiques plus excitantes que sa zik de déprimée \ chacun ses bails. D’accord, Ella n’est pas déprimée \ peut-être noire, je veux dire romantique, mais maladive pas du tout, super vivante au contraire, comme elle répète dans les interviews \ bouffée de névroses dissoutes dans la musique // tout sauf mollassonne. Elle ne reconnaîtrait aucun des sentiments tourmentés que tu lui prêtes \ sauf que si tu t’exprimes sur scène, tu t’exposes à être jugé \ au premier degré le plus souvent \ même quand tu chantes du rock il arrive qu’on écoute, paroles et musique dans les détails, et waouh ! quand tu écoutes Ella, ça transpire pas la joie de vivre. Il n’y a que ce pigiste de Qobuz pour n’en retenir qu’une grosse énergie post-punk, des chansons vénéneuses, comparer Ella à une resplendissante plante carnivore et en tomber amoureux sans se tailler les veines. Pour les autres, pour les cocos de BP, pour Delporte \ Tohotaua c’est pas franchement fun / t’as une sœur drolldement allumée ! ça veut dirkoi d’ailleurs ? tohotaua // C’est vrai que tu te demandes comment tant de cruauté, d’enfants battus et de petits animaux noyés dans l’alcool peuvent hanter une seule Ella, tant de lyrics sordides se caser un nombre finalement assez restreint de scores. Tohotaua, le nom du groupe, le dernier en date, le seul qui ait vraiment pris, c’est aussi le surnom que le père adoptif d’Ella, Édouard \ mon beau-père pendant un temps \ avait choisi pour sa fille, bien après l’avoir amenée de Haïti en France \ du nom présumé de ce modèle à la chevelure rousse à qui Ella était censée ressembler, une vahiné jeune tahitienne pas trop #MeToo qui figure avec un éventail de plumes sur un tableau de Gauguin \ qu’ils ont dû voir dans une expo pendant leur voyage en Californie. Les surnoms, c’était une marotte du vieil Édouard, le second époux de ma mère \ mort avant d’en avoir trouvé un pour moi \ de surnom.
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Ils sont trois dans le groupe, deux filles et un garçon, tous plutôt skinny, pas très grands non plus \ des modèles réduits. Ella tient la vedette, au chant et à la guitare ; Lynn, une fille de Leeds, a écrit un ou deux jolis poèmes qu’elle adore massacrer en insultant sa batterie ; et à la deuxième guitare il y a Paul, le bariton flamand, que son anglais indéchiffrable n’empêche pas d’être crédité aux vocals, comme les filles \ tout ce monde compose et chante mais Ella assure l’essentiel du boulot. Pas de basse, pas de clavier \ leur musique, leur langage, leurs manières sont assez rugueux et enjoués. Je ne suis pas un spécialiste mais si je tombe sur une ou un qui s’intéresse je prétends qu’ils font penser aux White Stripes, un peu \ Ella ne serait furieusement pas d’accord, mais comme je ne peux pas citer les dizaines de groupes qu’elle est la seule à me faire connaître, si je veux noyer le poisson, je dis entre les White Stripes et PJ Harvey \ des trucs un peu ringards, pas vraiment punks, pas trop tuant. En vrai, c’est souvent que dans le UK chart le bruit des guitares te dérange, mais Tohotaua j’aime bien \ pas seulement parce que c’est ma sœur \ ça me va \ même si c’est bizarre qu’une crevette haïtienne joue ces trucs de blancs un peu coincés du cul \ pas groovy \ que rien ne danse à la bien. Tu lui demandes : elle t’accuse de bloquer sur \ des vieux clivages racistes // what ze phoque ! Après va lui arracher pourquoi elle ne se sert pas de son prénom Ella pour le groupe ! Superstition ? Comme si la magie risquait de se perdre parce tu n’as pas gardé enfoui le secret du lien avec la grande Ella ! Moi au départ je croyais que son game de chanteuse, c’était justement à cause du prénom \ aussi parce qu’à un moment on n’écoutait que du jazz ma sœur et moi \ qu’on ne trouvait rien de mieux que le scat \ la soul \ rien de plus cool que le hot… Où Ella pêche-t-elle son inspiration sinon ? Qu’elle s’explique ! sauf qu’avec moi elle se braque, résultat j’ai lâché l’affaire \ et on ne fredonne plus jamais rien à deux \ peur de rompre le charme ? résignés à ne pas empiéter sur nos petits jardins. Tohotaua, c’est donc pour le groupe \ pas garanti que ça cartonne mais quelle importance quand tu as du talent : dessin, cinéma, chanson… qu’il ne t’en coûte même pas de choisir \ rien besoin de sacrifier ma sœur Ella ! demandée sur tous les fronts, motivée dans toutes les disciplines, cherchant à s’exprimer dans l’instant, tous azimuts \ pourvu que ce soit concret ! qu’elle produise. Je fonctionne aux antipodes j’avoue : à moi l’abstraction ne fait pas peur, mais côté assidu zéro \ les profs sont déjà saucés quand je me focalise plus de trente secondes sur leur discipline \ à part les maths où je ne compte pas, mort ! Pas que tu manques de concentration ou de suite dans les idées, que tu sois paresseux plus que ça… j’avoue : tu faillis peut-être à la discipline mais au moins tu n’es pas obsédé comme certains, genre Augustin Ferrand \ un externe, il pourrait profiter : non \ à devenir neurasthénique, un troll de la science à qui tu conseillerais un dérivatif, j’avoue tu t’en balec, mais un sport ou quelque chose pour arrêter un peu de s’astiquer le génie. Moi aussi je charbonne, je ne suis pas près de \ décrocher // pas d’inquiétude ! reçu à toutes sortes de concours, fingers in the nose si tu en crois les tests, sauf le bac mention pas très bien à cause d’un handicap à la con en philo : à la question PEUT-ON PENSER LE VIDE ? ai répondu en majuscules sur ma copie \ Ne sais pas mais on l’oublie tout le temps // loin de Blaise Pascal ou de la sagesse orientale attendue, je présume, le côté zen pourtant ? trop \ une pointe dialectique insuffisamment développée // a tranché Clémenti. Un plan, quelques citations… je présume qu’Étienne Klein aurait été le bienvenu, dommage ! Les sujets philo m’inspirent peu ou alors je pars dans des délires pas hyper compétitifs, mais je m’en fous \ il semblerait qu’à BP tu puisses toujours rattraper tes faiblesses \ en bastonnant sur le plan artistique par exemple. Ils te poussent à l’expression, c’est le truc pour marquer des points sans te casser \ sauf que sur un plan artistique, je ne vaux pas non plus tripette. Hélas ! Caroline, la prof qui vient des beaux-arts, n’osera jamais le dire, mais je sais qu’elle me trouve maladroit. Là où les copains et moi rigolons \ de concert \ les profs n’arrivent pas à cacher leur gêne quand ils observent un de mes dessins ou m’écoutent réciter \ à leurs petits temps d’hésitation, je vois bien qu’ils sont payés pour m’encourager et le malaise s’amplifie. Même si les mots \ maladroit dans l’expression artistique // en ont remplacé certains autres d’avant BP \ d’une sensibilité maladive // par exemple, je reste pire qu’un tocard dans l’expression artistique, pas super blindé comme Ella, déter à me faire entendre, capable de donner une forme à toutes mes folies \ maladivement empêché // ce que tous ils noteraient dans leurs évaluations s’ils étaient dans un lycée normal et pouvaient, eux-aussi, comme leurs petits protégés, se laisser aller. Pourquoi s’obstiner avec moi ? Offre-leur seulement une chanson d’Ella et tu les raviras ! Qu’ils te laissent marner avec tes problèmes et tes lignes d’équation et tout ira bien ! Pourquoi te font-ils composer des vrais poèmes avec l’hémistiche, la rime et tout, quand Carapelli dit lui-même qu’une belle démonstration est poésie ? Ah ! \ découverte des pratiques artistiques qui de séance en séance décuplerait ton imaginaire, le meilleur moyen d’élargir le champ de l’investigation scientifique // dixit aussi ! Carapelli \ si tu ne t’y ennuyais pas autant ! Non pas besoin de Picasso, ni même d’algèbre pour prendre le large : √2, pi, rien qu’un nombre imaginaire, tu déménages garanti ! Pour ceux qui te réclament de l’art à tout prix sœur Ella est là \ s’il le faut elle te fera une chanson pour Sophie \ une jolie ballade en trois accords \ merci à elle. Chacun son game, il faut savoir déléguer. J’avoue ! à BP tout est conçu pour que tu y trouves ton compte, n’empêche ! tu as parfois l’impression que le patchwork des cours ne sert qu’à occuper les profs \ s’ils veulent te distraire de tes petites obsessions se distraire des obsessions de leurs petits prodiges, je leur conseille d’aller aux concerts de ma sœur, à Londres ! plutôt que de pousser le Peter à s’épancher \ BP est tout juste une boîte de rattrapage, pas une scène où massacrer des guitares ou des caméras \ tu planches \ tes sons et tes images s’expriment vite fait en longueurs d’onde \ abscisses ordonnées genre \ et rien qu’entre taupes tu attrapes suffisamment la grosse tête sans te prendre en plus pour un artiste.

\ On n’est pas aux Beaux-Arts, merde !
\ Tu es jaloux de ta sœur, c’est aussi simple que ça // claironne Augustin. 

Il est bon au piano \ aucun mérite : il a commencé à six ans \ pour le reste, une gaufre ! sauf en math.

\ Jaloux ?
\ Chanter / y’a pas mieux / tu deviens une star / tu fais le tetour du monde
\ Le tour de Londres tu veux dire
\ C’est toi qui serais mieux / enfermé / dans la tetour //

Moins à l’aise dans la vanne qu’avec Chopin \ un peu bègue, le Gu, un peu lent \ pas encore star. Chanter, mesurer ta renommée au nombre de followers, tweeter au quart de tour… trop pas la préoccupation à BP, connectés mais imperméables la plupart \ excepté Delporte \ que Matthieu Delporte pour céder à l’idiotie de ces rites de passage \ jugés improductifs sinon. À BP la vie publique indiffère \ pas envie de redonner du lustre à une société creuse et désenchantée.

Londres \ en vrai je déteste les clubs où Ella joue sa musique, l’agitation forcenée des clubbe\u\rs\euses. Toute mon Angleterre c’est la New Forest \ la campagne \ et pas à cause des photos du jeune William, mon père, en jodhpurs sur son poney, parce que l’équitation, à part te casser le cul... J’avoue, en ville je manque d’air \ le manque ne s’aggrave pas dans la durée, il perdure quelques jours, une semaine à bader après la séparation d’avec mes arpents verts et pfft. Dans les villes de nos jours, c’est l’inconstance qui fait mal, un jour tu respires, le lendemain tu suffoques, tu te colles un masque pour pas crever, ça c’est dur. Si j’avais le choix, je serais un animal sans attaches et sans poumons, j’oublierais vite ma nature \ aussitôt réhabitué. Heureusement que la New Forest te passe tes infidélités et te ressert toujours son petit bol d’air, prie que ta grand-mère puisse y vivre encore longtemps, seule, maintenant que Lisbeth n’y séjourne plus ! Heureusement j’ai l’arrière-pays niçois ! de la verdure, du ciel et des petits oiseaux \ heureusement mais pour quelle durée ? L’odeur de bière et la fumée des studios rock, la suite sans fin des aéroports et des hôtels moches, la pollution sonore que tu sèmes autour du monde merci ! Peut-être qu’Ella est + dans la vie, qu’à force je passe à côté, mais qu’est-ce j’y peux, punk ou électro, quand le bruit me tétanise, s’il n’y a que la débauche des petits oiseaux pour me rassurer. M’imaginer en forêt et siffloter une petite ritournelle d’oiseau suffit à mon bonheur : c’est mot pour mot la confidence faite à ma sœur à sa sortie de scène parisienne, la dernière fois, au nouveau casino \ elle se demandait ce que j’avais à siffler comme un perdu \ un piaf dans la rumeur d’après concert \ même pas un air de Tohotaua mufle que je suis !

\ Les piafs inspirent tous les musiciens, non ?
\ La concurrence est déloyale // a-t-elle répondu dans un long croassement, à peine éprouvée par son tour de chant. Quelle énergie elle a, bon sang !

\ Je ne dis pas que les oiseaux chantent mieux que toi, ce n’est pas ce que je dis, ai-je hurlé dans le brouhaha.
\ Bien sûr que les oiseaux chantent mieux que moi, a-t-elle hurlé plus fort encore, partant d’un grand éclat de rire. Ravens, maybe not, but nightingales for sure / rossignol, rossignol de mes amours //

Sa voix s’éclaircit \ une coloratur quand elle a envie \ dès que c’est pour beugler des conneries bizarrement elle a vite largué les graves cargué les voiles. Ce coup-ci, elle était pas overhypée \ un peu partie, pas au plafond, juste un peu gaie, Ella ne m’en voulait pas : elle a tchipé comme ça pour rire sachant que trop m’importent le chant des petits oiseaux et sa voix d’Ella sinon j’ai peur de tout.
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J’avoue, la violence des garçons, l’adolescent borderline censé ne tutoyer que la mort, pas pour moi \ pas fier dans ce train de nuit, cette petite escapade qui redouble la tension permanente où tu vis, comme sous l’effet d’un franchissement de seuil invisible entre le mystère et la lumière \ passage à la limite. Tu te persuades que la clef des champs donne accès à tous tes désirs, alors que si ça se trouve Sophie ne sera pas plus impressionnée et t’enverra paître \ et tu n’auras plus qu’à te laisser mourir \ décédé du jour au lendemain \ difficile à imaginer \ si bien accoutumé à te laisser vivre. Pour l’heure, tu te fredonnes la seule chanson en français de Tohotaua que tu connaisses \ J’ai peur de moi, j’ai peur du roi… je n’ai pas prise sur vos trapèzes, pas de place dans votre cœur, le vide me pèse et le nombre m’écœure //

Ella écrit dans un style épuré, elle a un français limpide, un peu old school \ c’est une parolière beaucoup plus crue en anglais. Je ne sais si elle souffre pour écrire, si écrire la fait souffrir, si elle parle de ses vraies histoires de cœur, si elle a des astuces ou quoi, mais quand j’écoute ses paroles je me laisse avoir \ attrapé au cœur à chaque fois \ tout est simple et touchant même quand elle parle de vieux crachats ou de seringues accrochés au cœur de la nuit \ tu sens une vieille douleur des origines qui l’inspire \ pour ça qu’elle a le feu sacré, qu’elle peut brûler sans brûler, pas banale, d’une flamme si noire, inadurante, souffler le chaud et le froid, d’un souffle qui ne s’épuise pas…

\ Il y a hâte en moi. Il y a urgence. Je voudrais. Je voudrais que ce soit, mais vite. Je voudrais m’en aller. Je voudrais être débarrassé de tout cela. Je voudrais repartir à zéro. Je voudrais en sortir. Pas sortir par une sortie. Je voudrais un sortir multiple, en éventail. Un sortir qui ne cesse pas, un sortir idéal qui soit tel que, sorti, je recommence aussitôt à sortir.
Je voudrais me lever //

Je n’ai pas ce genre d’inspiration \ ou alors ça reste à l’intérieur \ ça ne sort pas, même quand mon train fonce à travers les ténèbres, je ne trouve pas la sortie, même si je creuse au quatrième dessous, même à bord du Nautilus ça ne viendrait pas, la poésie et moi ça fait deux. J’apprécie, j’amuse Ella en châtiant mon français, j’ai plein de métaphores, je te les sers à qui mieux mieux, mais de là à m’atteler sérieusement à un poème \ j’avoue, je châtie déjà pas mal et les sciences t’obligent à la précision. L’anglais, passe encore, mais sur le français je suis un peu tatillon, limite énervant \ tatillon // exactement le type de mots qui te posent ! pas besoin de citer Voltaire, rien qu’avec \ tatillon // automatiquement tu t’affiches, pédant, même à BP. J’évite autant que possible de la ramener ou de corriger les autres \ je me contente de corriger dans ma tête, de me réciter des listes de vocabulaire, de rebâtir vite fait les phrases bancales. Certains coreligionnaires partagent ton obsession, même de purs matheux \ soucieux de se faire entendre, logique \ pas dressés comme les matheux des écoles de la performance mais pas de ouf enclin à sacrifier leurs précieuses minutes aux fioritures du langage, en iench de la précision, j’avoue, mais pas de ouf enclin. Du coup, tu trouves moins chelou que BP t’encourage à creuser ton sillon \ compiler des expressions insolites sans que ça fasse tout un foin \ tu les échanges comme partie du travail \ pérorer ne te colle plus forcément une étiquette \ les autres s’adaptent à ton style et toi réciproquement \ mettons ! Mais il ne faut pas rêver, dans leur majorité, au fond d’eux-mêmes et pour leur usage perso, les cocos du lycée restent hostiles à la phrase \ pressés \ ils réduisent la syntaxe à sa fonction la plus sommaire \ la majorité te perd.

\ Châtré ! le langage des sans-coucouilles // ricane l’ami Gu, quand tu lui fais remarquer qu’une démonstration mathématique sonne plus juste avec des mots choisis \ une langue châtiée.

\ Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement
\ Et les mots pour le dire arrivent aisément je sais Boileau je déteste / les vieux bouquins c’est ton délire pas le mien ! réplique-t-il gravement / tu me fais marrer : t’es pas foutu de poser proprement une démo et tu voudrais que je parle comme un connard de boubourgeois du moyen-âge. Wazy ! montre l’exemple Peter le poète ! Ponds-les donc tes popos / tes théorèmes en alexandrins ! mais putain avant, commence par maîtriser les bases ! Que tu puisses tenir au moins une minute au tableau ! D’après le théorème de Thalès les droites joignant deux points adjacents d’un même sommet sont parallèles à la diagonale oppoposée
\ Tout le monde connaît par cœur !
\ Tu ne démontres pas Wittenbauer sans rappeler Thalès !
\ Je ne vais pas repartir de zéro
\ Si ! et tu as besoin de moi / alors tu recopies mes petits dessins et même les fautes de français / et ne me fais pas le coup du \ trivial // on popose tout
\ Il faudra quand même que ça sonne
~Putain ! t’en n’as pas marre de tes concours d’éloquence ? tu feras sonner plus tard je te fais confiance / babalance un rap ! pour changer //

L’idiot ! il a beau jeu \ pas ma faute si les démos m’emmerdent \ à quoi bon copier des barres de logique que tout le monde a déjà en tête ? À moins d’y caser de l’imprévu, les démos c’est la mort, tu prends le premier raccourci ! Ce train : s’il arrive à l’heure en gare de Paris-Lyon, tu en déduis qu’il a emprunté les bons rails, le tracé plus ou moins prévu, sans te retaper tout le trajet depuis le départ. Et après feras-tu semblant de ne pas savoir où tu vas ? chez Sophie \ et qu’est-ce que tu prouves à marner dans la rame ? que tu ne triches pas ? que tu es sur l’unique chemin ? le plus rigoureux ? On a compris !
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Mais quand les solutions d’un problème t’apparaissent comme un flash, les profs craignent que tu n’aies perdu le fil du raisonnement \ ils ne suivent pas tes raccourcis \ un court-circuit leur paraît suspect ! moins une tricherie, un cadeau du ciel qu’un symptôme de démence\ pour moi le dément au contraire c’est de réinventer toutes les étapes censées conduire au résultat : comme si tu pouvais déballer a posteriori ce que tu n’as même gardé en tête ! Il n’y a pas mort d’homme à laisser quelques simplifications rangées au fond de ton inconscient si tu les remplaces par un ou deux mots d’explication \ une équation n’est pas un crime, tu peux la résoudre sans remonter aux origines, sans produire toutes les preuves \ a priori tu n’iras pas en prison \ personne n’est menacé de \ conséquences // par le président des mathématiques. Dès que tu admets la saloperie universelle qui mesure l’intelligence et jauge de la valeur mathématique de chacun dans la concurrence de tous contre tous : go newbie ! premier arrivé, premier servi.
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En vrai, tu t’efforces toujours d’expliquer, mais la méthode est confuse et au bout d’une minute \ tu papasses en momode éjaculateur précoce // Augustin exagère à peine \ Carapelli sourit tristement et t’envoie te rasseoir. Deux ou trois formules réflexes ne suffisent pas, même toute une leçon répétée de mémoire ne donne pas le change \ basta ! tu n’y peux rien, je ne vais pas pleurer ! Carapelli prend le relais, il détaille, ça semble facile, c’est clair et du coup pas si ennuyeux. Il y met du style qui plus est, s’exprimant avec grâce afin que son exemple porte et que normalement tu te corriges \ le blem avec ce genre de pointure c’est que tu manques de répondant, alors la fois d’après, cent pour cent sous l’effet de la domination, tu paraphrases, tu imites, tu plagies, tu es devenu un clone de Carapelli \ homothétique. Je ne donnerai pas de noms mais tu entends bon nombre de prétendument excentriques faire vœu d’insoumission alors que mine de rien ils sont déjà des Carapelli miniatures. Là où le maître est le plus fortiche, c’est qu’il s’en aperçoit illico \ des contrefaçons \ pas du tout flatté : 

\ Très bien ! susurre Carapelli sénior, depuis le fond de la classe, au petit Carapelli debout face à la grande ardoise, mais si vous deviez le formuler plus simplement, avec vos mots //

Vigilant le vieux ! pas évident de casser le moule que tu as toi-même fabriqué, d’en extirper tes modèles en douceur, de t’efforcer à la bienveillance quand une teté informe bugge à s’exprimer par elle-même \ caramba ! Aucune faille le Cara ? quand même ouf qu’il ne laisse jamais marner, sans arrêt attentif quoi qu’il arrive, cent pour cent zen, j’avoue il assure \ le plus thug des samouraïs qui tranche toujours à la dernière équation ! pas de modèle comparable avant BP, que du décevant dès la première minute. En vrai quel métier ! tu te dévoues et la récompense, le meilleur diagnostic de ta popularité, c’est que les élèves te charrient \ des charognes qui se barreront dès que tu n’auras plus de jus \ une vocation ? Moi je serais ramassé dès le premier cours rien qu’à chercher des mots-clés \ guère brillant comme prof \ le manque d’à-propos te serait fatal : tu ne t’en sortirais pas comme avec ce contrôleur avec une trouvaille aussi médiocre : des parents \ radins // j’avoue Peter bien ouéje, même pas dérangé son français hyper correct au gros ! Petite inspiration ces derniers temps, mettons ça sur la fatigue du voyage ! Comment Rachid te l’aurait rembarré ce contrôleur de mes deux ! carré où il faut son billet tégévé \ mais toi, avec ta langue châtiée et ton esprit d’escalier, ton esprit de hanneton qui roule ses boulettes de phrases silencieuses :

encore eût-il fallu que mes parents se souciassent de réserver mes billets, cher Monsieur ! qu’une mère, un père, un adulte responsable fussent entrés dans mes projets or figurez-vous que ce périple est impromptu et qu’à l’arrivée la principale intéressée \ dont je ne connais avec certitude que le prénom \ Sophie \ n’est même pas dans la confidence !

tu moisis dans ton hangar au milieu des invendus et des répliques jamais livrées.

Quand tu as l’intention de voyager, tu en parles à ta mère. Éventuellement elle te paye l’avion. Tu ne perds pas ton temps dans des trains hors d’âge, tu es fluide, nanti du confort moderne, un minimum. Mais dès que tu improvises genre \ des virées romantiques // il semblerait que la confidentialité prime sur le confort. Au début, longeant la Méditerranée, le jaune crépusculaire de la Côte, ses perspectives secrètes et spectaculaires, mettons que tu surkiffes ! mais Marseille-Saint-Charles oublie ! Et quand tu débarques à Paname, gare de Lyon, au petit matin, la gueule ! Rien ne justifie de s’enfermer dans ce vibro toute une nuit, au ralenti, laisser impuissant filer tout le sable du marchand comme sur un tamis géant \ je veux dire passer une nuit blanche \ plus de onze heures dans ton intercités ! rien, sinon l’amour ? évidemment. Que n’aurai-je pas fait pour Sophie ! Canard tu t’accommodes à toutes les sauces. Merveille des nuits intercités où tu ballottes indéfiniment dans ton insomnie de l’inquiétude à l’émerveillement ! Ton lit était prêt, on t’a filé une bouteille d’eau, une pochette confort avec des lingettes rafraîchissantes, des bouchons d’oreilles et des mouchoirs \ pas à plaindre \ ou alors de n’être pas du genre féminin : tu aurais ton \ compartiment dame seule // et pas à te fader ce trader de seconde zone qui révise ses tableaux comptables en se rongeant les ongles \ bouffon mais bien élevé, le voisin, quoique ses questions de politesse il les adresse à son ordinateur plus qu’à toi \ la mort s’il se détourne une seconde du boulot \ quand même mieux qu’une horde de supporters ou de milites alcoolisés ? les vilains clichés du transport bas de gamme, j’avoue.

\ Surtout dites-moi si je dérange !
\ Oh ! pas du tout
\ Je m’arrête quand vous voulez
\ Je ne compte pas dormir de sitôt //

Quelle concentration ! Une telle concentration rend la vie impossible \ je veux dire qu’absorbé comme ce petit monsieur chauve, isolé de toute réalité, de tout rêve, dans un affreux état de dépendance à la machine, tu te prives de tout, tu te déshumanises \ te laisser prendre à ce genre de boulot, c’est la pire des cam : attraper le train en marche, allumer ton écran, une pilule pour les neurones et bon trip dans l’intermonde ! Wesh gros, dis bonjour à Klaod ! Klaod va prendre soin de toi, assurer la sécurité de tes données \ de qui n’est plus personne \ disparaît chaque nuit embarqué dans le cauchemar des mathématiques financières. Est-ce ce gengenre d’avenir auquel est voué le camarade Gu ? À souhaiter qu’il soit rattrapé par la dépression et sauvé par l’amour \ s’il n’est pas déjà foutu : la question que tu peux te poser, le voyant à l’étude.

\ Cher Augustin as-tu l’intention de travailler toute la nuit ?
\ Bien obligé ! Delporte m’a laissé tomber pour le tédé //

Delporte pas mieux : un de ces individus autorisé par ses vieux à se tatouer un ours et une chimère quatre couleurs sur les bras ! qui se déclarent altercréatifs à quinze ans et qui à quarante votent au centre \ tu en vois partout genre concons sur patinette mode roue libre avec en plus la passion du foot… J’avoue : difficile de trouver grâce à tes yeux ces derniers temps, tu as chopé les nerfs depuis cette soirée dans les Hauts avec Sophie \ le sentiment que BP n’est qu’une taule comme une autre dont il te faut trisser fissa si seulement tu avais les guts.

\ Un match de foot ?
\ À l’heure où je te parle il doit déjà être à Marseille / billet de dernière minute / il finira par se faire virer à toujours faire le mur
\ Pas si personne n’est au courant / wazy qu’il t’a proposé une place à pas cher
\ Tout juste
\ Et que tu as refusé
\ Comme si je m’intéressais au foot
\ Tu n’as pas intérêt à le dénoncer
\ Ce n’est pas l’enviki
\ Il te tuerait poucave //

Normal ! repensé-je en cette première nuit de cavale intercités, saisissant quelques traits d’une gare blafarde \ un véritable soce ami est une tombe // aurais-je pu ajouter \ sauf qu’Augustin Ferrand, Matthieu Delporte et toi n’êtes ni soces ni secrets. Des livres ouverts : Gu et Matt intégreront leur grande école de commerce et en sortiront missionnés pour la vie comme d’un séminaire, ils reprendront les intérêts de Papa, te nommeront peut-être \ information systems manager // puis revendront et adoreront le superprofit genre jusqu’à la mort \ des crevures sans conscience // aurait écrit ce fouteur de merde qu’était ton père à toi \ son style, William. J’avoue ! les gars, encore un peu de marge et dans quoi ? dix ans ? si tout ce sbeul existe encore, nous serons avec les autres, derrière les barreaux \ sur GPS.
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Bon sang, c’est un chevreuil dans la nuit ! je devrais en toucher deux mots à mon voisin d’en face, le sortir de ses tableaux de gestion avant qu’il ne soit trop tard, lui dire que les animaux n’ont pas disparu \ mais c’est mort \ qu’enfant j’en ai beaucoup observé dans la campagne anglaise, et pas virtuels, pas captifs, pas crevés dans un coin de ta calculette hyperconnectée ! Gordon Earle Moore avait bien vu la prolifération arriver : agriffées à ta peau de pauvre bagnard, jamais rassasiées, des millions de puces vont te saigner à mort, puis elles feront place nette \ toute la petite machine a programmé ton obsolescence, zumain zélé !

\ Quoi ? voulez-vous détruire les machines comme vos compatriotes luddistes au dix-neuvième // m’a vanné Carapelli dès le premier jour que je fracassais le clavier d’un ordi \ Les artisans de la laine en Angleterre… allez voir sur Wikipédia ! ils s’attaquaient aux machines par lesquelles les industriels tentaient de les remplacer

\ Je suis un peu dingue c’est pour ça // ai-je répondu crânement \ niaisement.

\ Oh ! Spartacus a dû paraître bien plus dingue que vous à ses compagnons de peine mais sa révolte n’en était pas moins juste //

Carapelli tout craché ! avec son encyclopédie et ses références qui abondent dans ton sens jusqu’à ce que tu aies envie de penser l’inverse de ce que tu penses \ saturé \ et qu’il me lâche avec l’Angleterre. En vrai, il insinue des trucs curieux pour un prof \ comme pour s’assurer de ton insoumission, te forcer à réfléchir, en continu, que tu n’obéisses pas au doigt et à l’œil prêt à tout pour choper \ les bonnes relations dans les bonnes entreprises // empiler des boulots débiles et te faire entuber à coup de clics \ dents et nageoires arrachées, akablé conkassé frit de bit\e\s \ et que n’exsudent de ta chair broyée que des strassdadéennes dématérialisées. Où que tu ailles, Cara ne te laissera pas en paix, c’est encore lui qui relance dans ce train pourri : pour gagner ta vie dois-tu vieillir idiot comme ton voisin d’en face le cœur plus pollué par l’argent que l’océan par le plastique ? seras-tu esclave, animateur, surveillant de tirelire ? concourras-tu pour fermer la boutique ? toi, le comptable de voyage, Gu, et derniers candidats disposés à se tirer la bourre \ ta gueule Cara ! tu sers à rien : tu n’empêcheras jamais que les requinzumains se déchiquettent ! que Matthieu Delporte n’étrangle ce cher Augustin pour l’avoir vendu si par hasard s’ébruite l’escapade au stade \ j’avoue, en fait de requin il se pose là le Matt, en haut de la chaîne… C’est le terrible et universel problème de la compétition : rapidement plus personne ne trouve grâce même à BP \ tous arrivistes dépourvus de la moindre compassion psychologie. De potes, de potables alliés tu te fais des adversaires \ d’une boîte pour inadaptés une école de commerce… Stop ! tu te donnes le blues : venant de faire le mur je te recommanderais plutôt de soigner le moral aux petits oignons \ puisque tu dois te diriger seul. Débarrassé des emmerdeurs, sans personne sur le dos, du coup te voici en colère contre le monde entier ! en vrai je ne comprends pas que tu ne sois pas de meilleure humeur, ou quoi : as-tu besoin qu’on porte des jugements sur ta conduite, qu’une autorité alimente ta petite rébellion ? Non, patience ! Que Sophie, Ella, Rachid et tous les anges de la nuit se radinent, le froufrou de leurs ailes d’anges fera un sort à ta misanthropie et tu seras délesté de ces temps maudits. Profite de la solitude pour réfléchir ! Médite !
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J’avoue, rien n’est calé correctement \ pas moyen : plus d’agenda depuis que Sophie te trotte dans la tête, qu’elle ne cesse de murmurer à ton oreille \ même pas essoufflée \ qu’elle ouvre la porte et montre peau blanche et nombril coquillage entre un corsage et le short, que tes mains veulent ses reins, serrent la croupe, prisent la rotondité du cul, que langues et lèvres ont un projet. La zouz t’a aspiré le cœur et l’âme \ j’avoue, vers Sophie vont toutes tes prières, mais son corps, même assez fluet, c’est du tangible, vous n’allez pas jouer les fantômes de romans qui montent dans les tours et se lamentent \ rien de commun avec la jeune Charlotte, ni moi avec le jeune Werther, les ectos que Françoise Clémenti programme au premier trimestre, rien à voir avec toutes ces hauteurs où pour ne pas mourir d’ennui il n’y a qu’à sauter \ tout ce romantisme te paraît tellement superflu oh !jourd’hui que l’univers nous lâche \ il y a urgence à aimer, à corps perdu, en roue libre, à deux quatre pattes \ quelques années maximum et ton carrosse, ta liberté de cœur éperdu auront fait long feu.
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La destruction est à l’œuvre Great Greta, pas de regret ! Vu la rapacité ambiante \ greed all around \ nous n’avions aucune chance. Sérieux, crois-tu que l’humain puisse encore être repêché et escompter un délai de mère nature ? Que vas-tu préserver de L’ENVIRONNEMENT quand il se déclare ton meilleur ennemi ? fatal ! Fourre dans un sac cette boule de fange qu’est le monde, jette-la au fonds d’un puits et oublie ! Va vivre libre et sauvage dans le chaos des origines ! Toi, Peter Baumann, ne te laisse pas abattre trop vite, ton exode vers le Nord te rétablira \ si tu ne peux reporter cette date de péremption qui semble une marque de fabrique, si la situation se dégrade, laisse les études et à d’autres le soin de tester les soleils artificiels ! J’avoue, autant solder tes croisières dans l’espace et tes rêves de gloire, tu sauveras le monde un autre jour ! Si tu aimes, ne tergiverse pas, ne diffère pas tes rendez-vous \ Cours-y vite ! Tu n’as plus le temps de tirer des plans sur la comète // dirait grandma Eileen. Oublie la grammaire, osef les préliminaires ! sûr je ne pourrirai pas Sophie d’un millier de textos, quelques jours pour ken et basta \ tu ne l’auras pas même gougueulisée \ pas superstitieux mais juste ça me déprime de recouper des persos d’inconnu\e\s. Photos, instagram et consort, tu gardes pour plus tard, en mode couple, pas trop mon game anyway.

\ Facebook est le cheval de Troie de la guerre sociale // clame Delporte, dès qu’il repère une proie amicale sur le net. Mais toi, tu esquives les réseaux, comme par superstition, comme si derrière les photos fake s’évaporaient les pensées \ et avec Sophie tu soignes la relation d’âme à âme, je veux dire que même super intimes, tu respecteras une certaine distance, déter à fermer l’internet et tout ce merdier de life à la con qui te grignote le cerveau, où tu crois inventer ce que tu copies. Adieu pseudo, n’échange que du confidentiel ! en direct \ tant pis si tu perroquètes, petit Carapelli ! j’avoue, j’entends le maître engueuler Delporte \ On ne devient pas amis sans tisser de liens véritables juste parce qu’on a posté une photo sur facebook / il faut être deux pour danser le tango et on commence généralement par se faire écraser les pieds / on rit pour de vrai, on expérimente, quitte à souffrir // Le réseau, il appelle ça les relations liquides, internet, le monde liquide, à cause de la fluidité du savoir et des contacts, ce truc où tu baignes, à force que partout il sourd et t’arrose \ où tu perds pied. Perché mais pas idiot Cara. De là peut-être ta sensibilité grandissante à l’eustatisme au niveau des mers ou au réchauffement climatique, comme si c’était la courbe de ta propre température qui prenait des inclinaisons jamais vues \ parce que la vie intime est géographique, soumise à des tempêtes qu’il est impossible de commander ni de calmer \ qui arrête un tsunami par la seule force de l’esprit ? Si les pleurs ne cessent, notre vallée de larmes fera un océan amer qui nous immergera bientôt de pur chagrin \ en vrai tu peux être plus ringard que Cara \ lyrique. Va balancer tes jérémiades à un mec comme Delporte branché porno ou shmup en permanence ! Serial killer depuis quel âge ? En même temps, flinguer des méchants nazislamistes, collectionner les congénitoires : tu te distrais sans emmerder personne, hors du réel, tu réagis normal, ça ne fait pas de Delporte le plus frappadingue des zozos de BP \ des aînés te conçoivent un défouloir à ta mesure, tu ne seras pas jugé aux fantaisies qui te tourmentent mais à ton adhésion sincère aux progrès du divertissement. Tu peux aussi te gaver de médocs ou de sport, te lancer dans la course, sur la Prom’ et les trottoirs, comme tous ces croulants en juste au corps \ quels godzillas pensent-ils fuir ? Cet escape game géant te sauve-t-il de la paranoïa ? En quoi le fitness allège-t-il \ protège de la violence au boulot ? Partageras-tu ce délire sm, rechercheras-tu des limites, sans cesse lancé au bout de toi-même parce que tu as raté tes suicides adolescents ? Delporte a aussi le foot \ jamais entendu qu’il le pratique mais une vraie passion. BP n’est cependant pas un repère de sportifs, j’avoue ! tu n’échappes pas aux clichés : chez les précoces et les toctocs, le surmenage laisse peu de place à la culture physique, l’intendance le corps doit suivre. Si auparavant ailleurs tu as pu te trouver chétif, à BP tu fais presque figure d’athlète \ alors qu’intellectuellement parlant tu croises dans la moyenne \ en tout cas tu n’effraies plus autant. Il arrive même qu’avec ceux de classe supérieure tu perdes pied, Julien par exemple qui te cite des philosophes Kant Heidegger comme s’ils étaient de sa famille \ qui à quinze ans en paraît dix et te fixe avec un peu trop d’intensité un peu trop bouffé de tics autour de la bouche et des yeux \ de langage aussi : style trop genre \ comme s’il avait tout le temps de la fièvre \ un moribond. Il te largue. Entre lui et Delporte c’est plus qu’un abîme \ un vide que BP rebaptise hypocritement du nom de \complémentarité// entendu que rien n’est redouté de symptômes ni de syndrome, que du maniaque à l’asperger un peu lourdingue chacun apporte sa pierre ! J’avoue, l’école n’arrêtant aucun critère de sélection, probable que les profs décident chacun de leur chouchou et enseignent à la tête du client \ pareil ! à l’exam d’entrée si tes parents ont un peu d’argent et toi un peu de chou, ça s’organise assez vite. Tu \intègres// à tous les âges, de tous les genres, les notions d’âge et de sexe sont assez chamboulées et les classes très hétéroclites de ce point de vue. Les filles sont en minorité et plus qu’intimidantes, plutôt effrayantes certaines \ sans que ça ait rapport au physique ou #MeToo mais beaucoup trop barrées pour toi \ Sylvia et Bénédicte, les pires, toujours concentrées sur l’écran d’un smartphone, avec de drôles de rougeurs sur le visage, super nerveuses, des voix suraiguës, des comportements au moins aussi belliqueux que les mâles les plus atteints. Mais j’avoue ! à BP, quelle que soit ta situation, on s’en occupe, on extirpe le moindre petit caca des boyaux de ta tête, on te protège tout en prenant soin de ne pas t’isoler, on te connecte au reste du monde avec un best of du réel animaux beautés géographiques chefs d’œuvre de l’art… le tout savamment dosé pour te filer la hype \ sans non plus se prosterner, il ne faudrait pas que tu touches le plafond dès la première semaine, shooté à la considération ! Subtil. En attendant tu restes un alien \ il n’y a qu’à voir comme Cara et Cie craignent l’atterrissage à chaque session d’exams, comment ils s’efforcent de relativiser l’importance des diplômes. J’avoue ! le surkiffe à BP c’est quand même cette dose de zinzinerie qui rend aventureuse ta future INSERTION dans la société \ et Delporte c’est abusé, il est beaucoup trop normal, matheux sans génie sinon quoi ? Une publicité de sous-nerd, le standard de l’abruti qui se fout bien de ta gueule si tu as la mauvaise idée d’évoquer Sophie.

\ Une vieille // résume-t-il intelligemment.

\ Les malheurs de Sophie // ajoute-t-il plein de sa pseudoculture \ cet écoulement de références fameuses comme fausse-monnaie qui remplit les poches des abrutis \ diplômés de tout poil. J’avoue, pourquoi as-tu bavé, qu’est-ce qui te prend de pousser Sophie en première ligne ? Comme s’il y avait besoin de frimer pour obtenir de Delporte son expertise de fugueur inaperçu ! Que n’es-tu resté flou ! sur un prétexte bidon : une escapade dans les brouillards de Londres pour une finale de cricket…
\ La Sophie des malheurs de Sophie serait encore trop mûre pour toi, mon pauvre Matthieu ! Les films de boules glorifient-elles la fraîcheur des jeunes filles ? Tu n’as pas cinq ans d’âge mental // ai-je failli lui répondre aussi bêtement sorti de l’escalier mais non :

\ Matt, si c’est pour balancer ce genre de conneries, on va faire comme si j’avais rien dit / sûr que vingt-trois ans c’est vieux j’avoue / j’aurais dû la boucler //

Les deux mains ouvertes façon no comprendo, il proteste de sa bonne volonté vis-à-vis du crétin susceptible qui ferait mieux de se radoucir \ ne pas compliquer inutilement \ ou on t’enverra paître.

\ Tu ne penses jamais aux filles ? reprends-je innocemment après un long silence.
\ Bien sûr que j’y pense !
\ Celles de la vraie vie !
\ Quoi les filles de la classe ?
\ Par exemple
\ Trop ! évidemment
\ Une en particulier Sylvia ? Bénédicte ?
\ En ce moment il n’y a personne
\ Voilà ! tu y penses en général et tu ne baises avec personne // pas d’autre langage auquel les oreilles de Delporte soient plus sensibles.

\ Tgptn petit pédé ! sérieux tu crois qu’elle s’intéresse à toi ta Sophie ?
\ Quoi ?
\ T’es complètement jeté mon pauvre ami ! Sérieux tu parles de baise… mais toi : vous n’avez fait que parler ! c’est ouf //

Sacré Matthieu. Wazy ! sérieux recycle mes vieux scuds \ jeté mon pauvre ami // c’est du Baumann, pas du Delporte ! Ce mec est le roi du copié-collé. Un vrai vampire. En même temps comment lui en vouloir ? Où irait-il puiser ? M’est avis que ses punchlines ne dépassent pas les cent mots du badass \ que sa mère ne lui lisait pas les malheurs de Sophie pour l’endormir genre. Moi non plus à vrai dire \ rien ouvert de Ségur \ mais pour ce qui est des Anglais, j’en ai soupé, de tous les classiques, thanks Eileen ! Du coup, près de cette armée de héros filles et garçons qui t’encombrent de leurs amours tourmentés, tes élans paraissent banals, ton pèlerinage touristique à côté de leur folle persévérance \ saloperie de littérature à toujours te rabaisser \ Jeté mon pauvre ami // du Baumann tout craché \ qu’est-ce qui lui arrive à Delporte ? pourquoi cette entorse à son régime d’insultes \ tellement plus violent d’habitude \ et ce manque de repartie ça ne lui ressemble pas ! et cette nouvelle chemise ? et cette fatigue dans la voix \ le degré zéro de la geeky touch ! L’Olympique aurait-il\elle perdu ? Quelle fatale éclipse peut-elle assombrir le hipster ? hooligan ? hobo ? Quelle truffe ! Détestable.

\ Tu restes dehors après la pause de midi et tu demandes à quelqu’un de pointer pour toi en tédé / c’est le plus simple / ça te donne un peu d’avance / en même temps je ne sais pas pourquoi je te dis, t’auras pas les guts //

S’il me voyait dans ce train, il en serait comme deux ronds de flanc ! scotché le Matt. Scotché !

< Gbayas >

S 23 \ quand PB bientôt 15 aura la barbe, la différence sera gommée. S’il y en a que l’arithmétique empêche, ce sont tous ces noobs avec leurs vieilles idées de vieux bourgeois \ fortune carrée et surtout pas de mélanges ! Pareil chez les planqués de BP : une vieille médiocrité de boursicoteurs ravage leurs neurones. Déjà ravitaillés par le panier rempli des parents, tu les sens piaffer \ héritiers impatients, esclaves inquiets de voir un jour brûler le magasin de jouets \ l’Amazonie en flammes. Du coup, pour la tranquillité, ils se précommandent tous les secrets de leur vie de merde \ la petite bagouse des jeunes larbins \ tout plutôt que tenter l’aventure \ l’aventure est trop risquée, on te le serine à tous les coins d’écran \ de te tenir en place \ ne pas tirer sur la laisse \ assommés à coup de promos sur les Baléares ! les révolutionnaires \ n’inquiète pas le marché avec tes sentiments amoureux ! J’avoue, à BP comme ailleurs tu peux t’endormir vite fait \ la même fumerie d’opium, à fuir ! Heureusement qu’il y a des Carapelli qui te sonnent

\ S’il est un temps où l’aventure n’est pas forclose // de ces mots Carapelli je te jure \ et ne doit pas l’être, c’est l’adolescence // incipit du seul et unique livre qu’il ait écrit à ma connaissance : un petit pamphlet d’une cinquantaine de pages qui traîne à la bibliothèque du lycée, du vite lu que tu captes quasi du premier coup, le format d’un QUE SAIS-JE avec un titre un peu débile \ l’école au rabais // provoc à deux balles genre. Le Cara n’a pas besoin de tartiner pour cracher sur le système, ça sort en quelques barres et pour toi c’est cadeau : vu comme il dénonce l’éducation française, il pourra difficilement te reprocher de faire le mur, ou tu lui resserviras \ la part incongrue // laissée au sport, à la musique ou au dessin, la sélection et la reproduction des élites qu’il compare à un élevage de poulets en batterie, tu lui resserviras une phrase de son Bourdieu qu’il cite abondamment \ parmi d’autres zoteurs qu’un jour ou l’autre il faudra que tu te fades. J’avoue ! si tu suis l’emploi du temps qui t’est réservé dans le programme de Carapelli, tu ne dors plus qu’une ou deux heures par nuit \ et lui ? combien de temps garde-t-il pour sa femme et ses deux gosses ? Ce mec est barge \ les Bourdieu aussi j’imagine \ va savoir ! Impossible d’imaginer Carapelli en dehors de l’école \ détendu pour un pique-nique en forêt avec sa femme et ses deux gosses // comme il prétend, encore moins faire du sport, sans ses lunettes \ mytho plus probable. À BP la tendance n’est pourtant pas au surmenage \ attendu l’état nerveux de l’élève communément considéré comme fragile et que, passionné de l’étude, il n’y a pas besoin de pousser \ tu te surcharges tout seul, comme si le surmenage contribuait à te maintenir d’aplomb \ la tendance enseignante serait plutôt de calmer canaliser les ardeurs. Aussi dans d’autres lycées il y a des idylles, le sexe occupe les journées… à BP moins \ pas une forte envie de chiner entre dingos ! D’ailleurs tu ne lis pas un mot d’éducation sentimentale dans le Carapelli \ inutile. Quant à toi ma gueule, Sophie te dispense de théories galantes, rendu à un principe de base : ne pas tergiverser, ou alors la concurrence te prendra de vitesse \ un principe à intégrer dès le départ avec la jolie S \ essentiel. En l’occurrence il n’a été question que d’ex, de rupture, de pas sérieux censé avoir pris ses distances, mais la zouz n’a peut-être pas tout dit et la conversation a roulé sur bien d’autres sujets. Mais il n’y avait pas de nostalgie dans l’air, elle en pinçait pour toi et pas un autre, et si un autre se repointait, tu sens bien qu’il ne serait pas du niveau \ et puis trop tard : il avait cédé la place.
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C’était une fête inopinée comme ma sœur Ella en organise plusieurs fois par an. Au prétexte cette fois-ci d’une fin de tournée ? elle plongeait une vingtaine de ses amis dans le brouillard de la Baie de Somme. Une grande maison avait été louée avec vue panoramique sur la baie : quelques mètres carrés de grève au plus fort de la journée. Selon nos recoupements, Sophie et moi étions arrivés par le même intercités \ déjà \ en avance sur tous les autres, nous rejoignant devant la porte close de l’énorme bâtisse. Nous avons caché nos sacs à dos dans la cabane du jardin puis erré dans les rues d’un patelin du bout du monde nommé le Crotale \ rentrés réfrigérés, tenus à l’écart des préparatifs, nous sommes postés aux fenêtres de l’étage attendant qu’un paysage daigne apparaître \ en vain \ ou alors à peine Turner genre \ une chance ! car s’il y avait eu plus, si tous les replis de l’estuaire n’étaient pas restés indistincts, peut-être aurions-nous moins parlé. Remercie donc ce ciel plombé, ces pâles étendues de sable, les cheminées de cette endiverie lointaine qui ouvraient une brèche crayeuse dans le gris et dont vous vous êtes demandé s’il s’agissait des fumées d’une centrale thermique nucléaire ! J’avoue, chuchotant une élégie à Fukushima, traumatisés par les dernières images encore vives dans votre mémoire, vous vous êtes étonnés que la catastrophe semblât si ancienne, avant que Paul ne vienne vous réciter le nom des villages invisibles, d’une voix bien timbrée, avec un accent belge, vous rasséréner, en Somme, avant l’éteignoir. Contre toute attente, parmi les arrivées jusqu’à la nuit tombée, aucune figure n’a distrait Sophie de l’attention qu’elle te réservait, son regard insistant et ses grands sourires ne t’ont pas lâché \ la vie avait cessé d’être un cauchemar ennuyeux. ­
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Le brouillard commence presque de se dégager une heure avant la nuit et comme de juste votre conversation marque un arrêt mais trop tard : le feu couve et peut reprendre à tous moments \ tu en arrives à surkiffer ce soir d’automne avec son soleil noyé, son aplat de jachères commun et morne, son bras de mer qui étend ses nervures compliquées comme pour sabrer du lavis ses airs de grandiose \ des ratures surchargeant la flache et les parapets noirâtres \ stries et ondulations recouvrant le Sahara \ ce qu’un temps deux contemplateurs prennent pour désert d’Afrique : mer et laisses \ sexuelles substances \ rime \ rythme d’archet \ matière de poème virée vite fait à la poubelle. Sans penser au jardin des délices et à tous ces trucs de belges quand même tu moulines pas mal, tu as vite des visions de tarés dans cette lumière incertaine.
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Je me trouvais moi-même difforme, heureux que Sophie n’ait pas été repoussée par ma tronche de gnome radioactif, qu’elle se soit même abstenue de danser pour ne pas briser \ comme en un moment éloignés, vos regards se croisent et s’aimantent dès que le rideau tournoyant des danseurs les redécouvrent, vos corps se rejoignent entre éclairs et nuages de fumée. D’abord tu as peur, ce crush façon coup de foudre te ferait moins flipper si tu le mettais sur le compte de l’alcool, mais tu te rends à l’évidence : ni la belle, ni toi mon beau n’avez tellement bu. Or aucune ne t’a jamais reluqué avec autant d’insistance. Quand une t’approche \ tu n’as jamais l’initiative \ elle semble aussitôt regretter ! À peine le contact établi, le côté intello l’a déjà gonflée \ l’humour aussi \ le pince-sans-rire un peu vieillot dans lequel tu t’enferres assez souvent \ cassant // c’est ce que disent les zouz habituellement : que c’est dommage \ que je n’ai pas un physique si monstrueux, que je pourrais faire des efforts et elles s’éloignent sans attendre. Avec Sophie je ne sais pas pourquoi tu t’abstiens de déconner \ même Ella ne parvient pas à vous distraire

\ Dites donc ! vous avez l’air en osmose tous les deux, mais vous n’allez pas causer toute la nuit dans votre coin / il faudrait songer à danser / //

J’avoue, le surprenant c’est l’intensité de la conversation\ au point que tu la repasses in extenso dans ce train de nuit comme la preuve incontestable \ une raison incontestable de courir vers Sophie bravant les interdits du Sud au Nord. Car si moi, c’est fait, elle m’a scotché \ abalobé \ il semble que tu doives encore, toi, achever de la faire fondre. Devancer la promesse de revoyure et fuguer pour ta jolie fiancée est bien le moindre \ de Blaise Pascal une formalité \ le genre d’incartade qu’à BP tu pardonnes au génie \ une figure imposée pour ainsi dire. Osef ! mais prie qu’un vrai génie sorti de sa lampe te fasse apparaître sans attendre le visage de la môme, ses yeux rieurs tellement frais à côté de ton reflet niaiseux dans la vitre. Ah ! si la douce voix de Sophie t’indiquait seulement la marche à suivre dans le grand Paris \ si instantanément tu repérais dans la foule ses cheveux un peu cuivrés, un peu courts, ses yeux un peu bleutés, un peu gris, ses mouvements ondulants et son sourire de bonne sœur qui te pardonne illico d’avoir fugué ! Car il est hors de question de l’appeler : la surprise conditionne évidemment la conquête et la reddition \ déjà que partant de BP, tu perds direct de l’aspect héroïque, n’abuse pas de la facilité, ménage au moins l’effet de surprise ! Et puis elle s’inquiéterait ou t’embrouillerait rapport à ce que tu as pu lui dire de BP \ tu ne fugues pas d’un bahut où les PRINCIPES sont si bien chamboulés, où tu es bassiné de respect, de confiance, de connivence… tu en aurais dit moins si tu avais su, tu l’intéressais autrement \ j’avoue, rien ne vaut le présentiel pour justifier l’inconséquence \ que ta nature immature, le côté pas fini, n’effraient pas Sophie \ si ravie pour toi \ de ta chance.

J’avoue \ Tu as eu de la chance… // a-t-elle résumé après que je lui ai expliqué comment BP m’a cédé la place d’un candidat admissible s’étant défilé alors que j’avais moi-même largement dépassé les délais pour concourir \ accepté sur un simple entretien avec Carapelli et la directrice qui n’arrêtaient pas de blaguer entre eux. À travers les yeux de Sophie, la solution trouvée en catastrophe par Lisbeth devenait plaisante \ une chance que je me fixe quelque part. Sophie a pensé que la fête était à cause de ça aussi, mais non j’ai démenti. Elle enviait la liberté dont j’allais pouvoir jouir, l’enseignement à la carte, l’internat, tout lui semblait \ une chance // le mot qui qualifie le plus souvent BP j’avoue. Bien qu’elle n’en ait guère de bons souvenirs, Sophie prétend que les études sont \ un ticket pour la liberté // que tes années de souffrance seront vite oubliées, que pour elle il n’y a pas eu d’échappatoire style BP, qu’après avoir décroché son bac à toutes forces elle s’est trouvée complètement désorientée à chercher des boulots de caissière \ mise dans la tête de se tirer de chez sa mère et qu’étudier c’était un truc pour plus tard. Dans l’immédiat \ gagner son bifteck // la libérait de parents divorcés qui n’avaient jamais eu les moyens \ moins inquiets d’ailleurs, les parents, qu’elle ne l’était, elle, au sujet du petit frère Romuald qui glandait au lycée \ toutes ces banalités qu’elle aurait préféré ne pas aligner, a-t-elle dit, mais auxquelles l’école fait la haie d’honneur, as-tu abondé : te décourageant par la sélection, te spoliant des soi-disant bonnes filières, distribuant l’ennui comme nulle part ailleurs \ à n’y pas tenir. J’aurais aussi bien dû m’abstenir, ne pas avouer que chez moi la désertion était devenue réflexe, séchant les cours sans plus m’en apercevoir \ que plus rien ne coulait, sauf moi bien sûr, à pic ! Du coup, je suis apparu comme un enfant gâté \ les comme toi sont favorisés // a souri Sophie \ inadaptés peut-être mais des gens bien t’écoutent et finissent par te reconnaître une utilité / exploiter ton originalité, sonder tes capacités // J’avoue, tes capacités les intéressent. Ils disent pouvoir t’aider : tu es sain et sauf. Carapelli prétend que si toutes les écoles fonctionnaient sur le modèle BP, l’humanité s’apaiserait durablement \ comme au Bhoutan probable. Pour le moment, l’humanité n’ayant d’yeux que pour l’économie, tu attends de ses rejetons qu’ils fassent tourner, que Sophie et Romuald s’enrichissent un minimum et continuent d’enrichir un maximum les plus méchamment cons. Si tu veux la faire pleurer, l’humanité, il faut y aller fort : enfant, si tu portes ce qu’il faut d’hérédité et de tares, malade génétique, ça ne marche pas trop mal. Bizarrement les précoces ont aussi la carte \ les bourgeois qui se reproduisent sur le tard ont tendance à sacraliser l’intelligence, à postuler que leurs rejetons sont spéciaux \ même s’il n’y a rien de spécial à être quelqu’un de spécial, ça le fait. Si tu veux plaire, paye ta bosse des maths, souffre un bon peu et sois original ! La moyenne n’a aucun attrait, mais ceux dans ton genre avec leur PROBLÈME D’INCOMMUNICABILITÉ il n’y a pas mieux. Les mathématiques peuvent attendre, la psychologie d’abord \ être intelligent voilà le problème majeur ! il n’y a qu’à voir les reportages, les livres et tout : mettre au monde un gamin autiste atypique ? chanmé ! Le top du cool serait le précoce à la Baumann légèrement atteint, avec une touche d’hypersensibilité \ dommage qu’à Lisbeth ce soit trop pas son kif !

\ Déficit de l’attention, hyperactivité, trouble oppositionnel avec provocation, le TOP of course ! Celui-là est pour toi : trouble explosif intermittent \ du spectacle ? Ils sont tout public vraiment ! Mon pauvre Peter, je crains que tes insomnies et ton humeur de chien ne s’améliorent pas mais c’est fait : tu es inscrit à Blaise Pascal //

J’avoue, la mode du surdoué atteint vite ses limites et tu te retrouves avec Oscar, un troll qui te pourrit l’existence \ le seul autiste vraiment sérieux de mon groupe à BP \ le QI tellement développé qu’il arrive à compenser tous ses troubles : il s’analyse comme un dingue, ses déficits et tout, genre extralucide, et il gère. Avec lui tu ne sais pas ce qui est facile, c’est comme s’il portait un masque \ pour ça que nous ne sommes pas amis, il ne retire jamais son masque \ je retiens seulement qu’il est d’origine argentine, qu’il parle quatre ou cinq langues sans baver et sans accent et qu’il aime bien passer de l’une à l’autre dès qu’il est en présence d’un interlocuteur valable, la faconde camouflant l’imprécision \ une autre barrière à notre amitié, focalisé que je suis sur la précision du français et la tournure de ses phrases, un peu borné sous cet angle j’avoue. Sûr que tu passes pour un idiot à BP avec seulement le français et l’anglais, mais je préfère être limité qu’avoir à endurer la souffrance d’Oscar \ c’était écrit مكتوب : tu collectionneras les péripéties romanesques, pas les idiomes

\ Chacun son lot // dit Oscar, le genre d’expression que même Eileen trouve périmé. L’angoisse ! ça et les trucs chelous qu’il confie à Augustin : que son intellect hyperactif lui permet de fonctionner avec un minimum de névroses \ que c’est devenu une force. Mettons ! mais est-ce que ça justifie ce foin autour des précoces ? Plutôt envie de fuir \ que tant de frustrés s’en réjouissent comme du nec plus ultra ! Comme si se fader un gamin précoce était la reconnaissance ultime \ bonjour l’ego \ comme si pour changer le monde il suffisait de \ faire détecter // ton gniard avant qu’il ait dit ouf ! Et wazy de rêver aux futurs prodiges \ j’avoue, moi, ce n’est pas Lisbeth qui m’aura emmerdé : si je n’avais pas gravement foiré, si les autorités ne l’avaient pas convoquée, sûr qu’elle m’aurait laissé végéter tranquille. Idem elle cartonne en sciences mais faire de la recherche ne l’a jamais branchée \ alors te pousser à l’étude ! Elle doit penser que tu t’élèves tout seul ou s’en remettre à Eileen \ ce qui n’en fait pas une mère indigne mais pas non plus hyperfusionnelle du coup. Toujours est-il qu’elle me paye BP et qu’à BP on te bichonne à te gâcher le plaisir de sécher les cours. Tout est pensé, discuté, adapté, pour que tu te sentes comme un poisson dans l’eau, et vu que rien n’est obligatoire, tu te retrouves un peu coincé : forcé de profiter en somme. Et s’il arrive que de leur côté ils sèchent \ d’un point de vue pédagogique \ c’est toi le premier consul\té, comme si tu étais le Napoléon Mbappé de l’éducation !

\ Cher Peter ? quels rectificatifs pensez-vous que notre établissement doive apporter à votre cursus //

Partout ailleurs tu prendrais la question au dixième degré, à BP \ aucune connotation sarcastique / allez-y ! dites // Ça te laisse sur le cul tellement c’est loin de ce que tu as pu connaître, tu en perdrais l’habitude de ne pas être à l’heure ! J’avoue, pointer m’ayant toujours gonflé, j’ai été mille fois l’ennemi des profs et des administrations \ refusé en cours pour un malheureux quart d’heure de décalage. Râlant. Quand c’est à toi qu’il incombe de rappeler l’emploi du temps, compliqué d’être en retard ! en plus qu’à BP les profs se foutent de rien commencer comme prévu : un cauchemar pour un gadjo comme Oscar qui aime tant compter le temps \ du coup lui a droit à un agenda sur mesure, il fait trop pitié \ sûr qu’il ne cautionne pas l’esprit, ce spectacle autour \ rageux.
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Carapelli est le premier à t’accorder \ que Sophie m’accorde que si tu te plies à toutes les normes \ la ponctualité par exemple \ eh ! bien tu es perdu pour la France : tu n’intéresses plus personne ! Si tu ne résistes pas un maximum, ni BP ni rien de vraiment cool ne te feront une place ! tu peux crever noyé tu seras, sous des flots de banalité et d’ennui, entraîné dans le troupeau des abrutis, écrasé par la masse.

\ Mais si ! je t’assure // ai-je assuré, insoucieux que mes descriptions carapelliennes d’une jeunesse perdue aient pu à certains égards agacer Sophie.

\ Perdue et pour seul progrès toujours plus de banalité et d’ennui
\ De quoi tu parles ? tu n’as pas l’air de t’ennuyer //

Je n’avais pas trop bu, un gin et après ? J’avoue ! un verre suffit à te translater de la timidité à l’impudence

\ Tu sais bien : internet, la télé, le bruit, le téléphone, les tablettes, le prurit de l’info et des flash mobs / facebook, twitter, la fatale cohorte à virus // as-tu bafouillé, soignant autant que possible ta pose de subversif \ surdoué \ sorti du troupeau \ autorisé à déconner.

\ Je ne suis pas très accro à mon iPhone // a-t-elle répondu comme pour me tranquilliser \ mais c’est pratique
\ Profite ! Demain tout aura disparu
\ Quoi ! la télé ? facebook c’est parti pour durer non ?
\ J’avoue ! la télé / c’est comme s’ils n’existaient déjà plus et que personne ne les regrettait ces animateurs de foire, ces poupées, ces peoples qui squattaient chez toi, proprement brillants, plein d’humour et tout / de bonne humeur / aussi intelligents qu’un téléphone, sauf que tu n’as plus besoin de personne pour te brancher au direct
\ Il y a les influenceurs, hi ! le téléphone ne remplace pas tout
\ Demain des noces grinçantes nous uniront à la machine comme dit Ferrand
\ Différent ?
\ Augustin Ferrand / un copain
\ Tu ne serais pas en train de radoter ? comme un vieux con //

Là elle a explosé de rire comme ça peut arriver quand les nerfs lâchent devant une télé ou un téléphone \ au débat des présidentielles ? En vrai il n’a rien de drôle le Gu quand il délire que le salut c’est l’augmentation : un corps désintégré et reconstruit en plus solide grâce à la machine \ quand il te provoque avec son sourire en coin, genre sadique, mieux vaut l’esquiver, lui, ses robots, ses hybrides et son manque d’humour \ les noces grinçantes // c’est de moi : Gu, tu lui ajoutes une note de poésie, ça fait tout de suite rire.

\ C’est comme ça que tu dragues les filles ?
\ Je ne drague pas
\ N’empêche ! tu m’as scotchée. Moi qui pensais que les mecs dans ton genre adoraient les machines / ou alors je n’ai rien compris
\ Non je ne suis pas du genre / je suis ton genre, ai-je soupiré / jamais été dans ce délire, les écrans, tous ces trucs / je m’en sers évidemment mais la technologie ne m’a jamais fasciné / sauf que tu ne peux pas fermer les yeux / ou partir faire des maths sur une île déserte //

Sophie était encore à rigoler.

\ Je te vois bien comme un furieux sur ton île
\ Je suis déjà suffisamment à part / non ?
\ Tu m’enverrais des selfies !
\ Ni selfie, ni texto, tu viendrais avec moi //
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C’était balancé. Adieu les selfies, la compta de tes likes, les alertes promos de légumes bio sur Amazon ! putain dar. J’ai regardé un reste de glace fondre dans mon verre presque vide, attendant que Sophie récupère son sérieux.
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\ Tu as raison / l’avenir n’est peut-être pas si minable // a-t-elle mystérieusement conclu.
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Pourquoi n’avoir pas alors vanté ses beaux yeux ? fait le lien avec la beauté de l’espace, la théorie des super-cordes, les multivers \ au lieu de cracher sur l’e-monde, l’e-média, l’e-dioty, l’embecelleté uneverselle, écervelé ! tu critiques tout comme un petit facho \ un compliment t’aurait écorché ? La prochaine fois allonge un valable ou la gow finira par manquer d’humour ! C’est quoi ton problème à toujours digresser ?

\ Ton truc, c’est le ciel ! Tu préféreras toujours le ciel // prophétisait la corrosive Lisbeth quand je décrochais de ses exercices de math, les yeux trop longtemps fixés au plafond \ le moyen de dissimuler ton incapacité ou de feignasser quand, à la énième équation à résoudre que te file ta mère, l’inspiration vient à manquer \ kikou j’avoue. Jamais Lisbeth n’a été dupe, elle faisait comme si \ feignait n’y voir que du feu \ comme si tu levais les yeux pour contempler la nuit étoilée !

\ Toujours la tête dans les étoiles // insistait-elle alors que nous nous croisions il y a encore quelques jours à Londres \ en coup de vent.

\ J’aurais été étonnée que tu ne te passionnes pas pour l’astrophysique //

Ainsi de la plupart des mères, bloquées sur un seul mode \ même la mienne, la plus détachée des obligations maternelles, la plus scientifique, s’invente des signes pour soulager ses doutes \ des millénaires que dure l’angoisse : trop tard pour en vouloir aux mères ! As-tu seulement tenté de te pendre ou même gratté une guitare avant de te passionner pour les supercordes ? J’avoue, exactement le genre d’ineptie qui inquiète les mères pour rien \ la vanne foireuse que tu regrettes immédiatement. Essaie au moins une fois d’être attentif aux signes annonciateurs au lieu de crier bêtement à la superstition ! Sauf que le zodiaque m’énerve \ pas le bienvenu dans la maison \ jamais entré dans ma passion astronomique \ trop pas de temps pour un thème astral parce que rêveur ou non, les supercordes t’occupent H 24 et en vrai l’espace-temps est infiniment plus surprenant que les voyantes les plus voyantes \ oublie Ella et son Yi-King, oublie Eileen et ses tarots ! putain de délire les supercordes ! j’y reviendrai à n’en pas douter.
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Pour l’heure, brinquebalant dans l’intercités, admets que la science passe au second plan ! Obnubilé par les échos du rire de Sophie comme un sortilège te téléportant à la grande villa du bord de mer, tu zappes le défilé serré des gares de banlieues, à peine distrait par la brève lumière des quais. Les nuits ordinaires où te défie l’insomnie, tu alignes des équations jusqu’à ce que le sommeil te gagne. Au bout d’un nombre assez considérable ça fonctionne. Pas ici. J’avoue ! pour qui a horreur des maths, vouloir tout résoudre par des équations paraît un enfer, mais pour qui les sciences murmurent amicalement dans le creux de l’oreille c’est un biais incroyablement apaisant \ disons que relier chaque moment de l’existence à une base scientifique me détend \ j’aime reposer sur une base scientifique \ la masse de l’univers, combien de sucres dans un café ? sérieux ! tu trouves à occuper l’esprit \ sauf que là zéro ! le système est en rade : par quelle équation parvenir à S ? dans quelle lointaine banlieue seras-tu alpaguer par les flics ou je ne sais qui ?
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Honnêtement, à l’instant t, je ne m’en fiche pas qu’un peu du nombre et des fonctions dérivées \ d’aucun secours \ je cale largué putain et faute de pouvoir déterminer l’équation de ma tangente aux courbes de S, je crains que soit passée toute envie de dormir \ trop remué pour me concentrer sur autre chose que l’heure à venir : l’emploi du taxi, le détour ou non vers \ le sun // la boîte où chante Sœur Ella quand elle se produit à Paname avec Tohotaua, et puis trouver un endroit où dormir quelques heures, pas dehors si possible \ trop pas aguerri le Peter angoisse. Dommage de ne pas avoir le goût de l’impro comme ma sœur ! J’avoue, Ella peut bien me traiter de maniaque \ me reprocher de vouloir tout préméditer \ sauf que cette fois sœurette ! tu seras surprise. Ton frérot n’en est pourtant pas à sa première équipée, mais tant de précipitation lui ressemble si peu \ et que je m’éprenne d’une de tes copines alors qu’en général, au bout de quelques mots, l’indifférence me détourne des gens que tu t’entêtes à me présenter. Ella hallucinera \ ou bien, de sa voix la plus rauque, elle n’aura que ce petit \ oh // de surprise, prolongé d’un souffle de gêne, assorti d’un \ pas possible // pourvu qu’elle se rappelle m’avoir présenté Sophie ! car Ella oublie vite \ à se demander comment elle retient une chanson ! Moi maintenant je me souviens : la maison en bord de mer c’était aussi l’occasion de fêter son départ pour l’Angleterre, un passage plus mémorable que les précédents parce qu’elle comptait s’installer à Londres une année minimum \ aux dernières nouvelles ça a capoté \ évidemment. Faut-il encore parler de la destinée imprévisible d’Ella ! Le coq à l’âne est le piège le plus agaçant de la littérature : tu bifurques, tu t’égares, tu ne découvres qu’au bout d’un pavé le pot aux roses que tu aurais aussi bien capté en page 3 \ bizarre comme tu te laisses encore avoir !
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J’avoue, les bibliothèques sont le repère des captains obvious, les ressorts de roman tellement évidents que tu hésites toujours dans les cours de Clémenti \ quand tu veux intervenir, mettre la vieille Phèdre et son jeune Racine au carré, vérifier l’intuition de l’espace-temps que tu as au théâtre, il est trop tard, l’analyse est bâclée par les autres, Clémenti passée à Roland Barthes ! paragraphe suivant \ tu rates trop l’occasion, distrait par trop de pensées inutiles \ trop. Ça que Carapelli appelle l’esprit d’escalier. Il m’a cité un tas d’exemples de maladroits dans mon genre, mais en vrai il ne s’explique pas mon mutisme en matière littéraire ni la raison pour laquelle en revanche, en sciences, en ses cours à lui, je saute toujours les étapes pour blablater ! et il doit me reprocher de vendre la mèche trop vite, de ne pas savoir valoriser mon raisonnement etc \ un mystère. Lui j’avoue ne rate jamais l’occasion de digresser ! en plein milieu d’un exercice de géométrie dans l’espace il part sur les Confessions de Rousseau \ de ceux qui se lamentent sur leur esprit d’escalier \ et pfft le Carapelli, envolé au dix-huitième ! se fiche complet de réatterrir \ tu n’as plus qu’à attendre devant ton cube et ton tétraèdre qu’il revienne parmi les vivants \ mode pragmatique \ se rappelle que le temps est compté \ que toutes les heures qu’il perd à ressusciter des ancêtres à la con te sont décomptées \ merde \ la vie est courte \ hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie Nathalie ! qui sait si nous serons demain //
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Ce pourquoi je m’en tiens au peu que je sais de la Sophie des Hauts \ la dispense des Racine, Rousseau, Ségur et Cie \ et la rejoignant au plus vite, tente de mener l’histoire à bon port et sans détours. Pour le coup, tu as le libre arbitre, tu peux contredire l’évidence, te fabriquer les lois qui vont bien, l’équation qui dérange le moins possible tes désirs \ c’est le moment de déroger à ta règle, habillée de mauvaise foi toute démonstration fera l’affaire, te persuadera que Sophie et toi c’est obligé alors que si ça se trouve tu te fais un film \ ton indécision sera résolue par l’axiome \ aberration psychologique de l’épris // dont l’énoncé est des plus simples : toute implication i dans une histoire d’amour ha induit une marge d’erreur imprévisible x, un quota de conneries à chacun de tes actes q et ce en proportion de ta sensibilité qq. J’avoue, ce genre d’axiome te coince dans un compartiment du moyen âge avec ce schlag endormi bouche bée devant un écran bleuté qui s’assombrit et se réclaire à tout bout de champ \ mais en vrai n’importe qui aurait tâté le terrain un minimum, ne serait-ce que d’un seul texto : l’effet de surprise peut bien te sembler l’arme la plus efficace, le meilleur moyen de négocier le tournant décisif avec Sophie, qui la fera céder perdre la route… si tu t’en tiens aux faits, tu es seul à danser le tango. La gow s’est-elle manifestée depuis que vous avez échangé vos zéro six et promis la revoyure ? Nullement. Un zéro six de fin de soirée vaut-il un serment ? Trop pas \ sauf peut-être celui de celle qui au beau milieu d’un accident nucléaire te glisse un truc du genre \ nous avons décidément trop d’atomes crochus // Et aussi rien ne la forçait dans ses éclats de rire à déclarer vouloir t’épouser dans l’instant, pas de vanne sans un fond sérieux. J’avoue, sans doute toi et ton problème d’escalier vous refusez-vous à \ une badinerie sans lendemain // comme aurait dit Rousseau ? mais il y a surtout le baiser. Le baiser encourage l’imagination à échafauder des plans \ embrasser les apparences. Le baiser valide le billet intercités et toutes les conneries à venir \ même s’il ne dure que deux secondes, suivi dans la précipitation d’un \ au revoir à bientôt // parce que des Parisiens lui ont proposé de la reconduire CHEZ ELLE À LA CAPITALE. Cet aurevoiràbientôt sur ce court bec auquel tes lèvres n’ont même pas le temps de réagir c’est abusé ! une provocation. Quoi ? tu aurais parié sur des adieux banals avec serrement de cœur, pas ce petit bec mouillé qui te fait rougir jusqu’à la racine des cheveux \ mais à présent que tu t’y cramponnes, ce bec est logique, point d’orgue d’une soirée qui n’a pas dévié, où elle n’est pas allée danser de son côté et toi n’es pas comme à l’accoutumée redescendu de ton nuage, doucement refroidi, réfugié dans une encoignure de la grande maison. Non, vous êtes restés collés à pérorer \ osmose \ et même si après l’aurevoiràbientôt ce petit baiser d’eau fraîche est façon de conclure impulsivement, sans rendez-vous, sans promesse, sans rien de précis pour l’avenir, une fantaisie sans aucun avenir, il appelle la récidive \ une histoire \ pour toi l’expérience qui renvoie au néant les précédents désastreux.
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A-t-elle été volage ? Assurément \ toi, affranchi d’un lien plus ancien, de promesses vieilles d’un an qui n’auraient jamais été tenues parce que Caro retournait sagement dans son lycée parisien et toi pas, qu’elle avait trop bu sans parvenir pour autant à se décoincer et toi pas mieux, frustré par une fellatio interrupta, Caro un peu pâle refusant alors tes caresses maladroites \ tu tireras un trait sur le passé. Sophie, habile, réparera ton manque d’ouverture au monde sensuel. Tu seras relancé sur de bonnes bases. En retour certain tu l’aideras en math, matière qu’elle redoute par-dessus tout dans son stage. Le premier cours particulier se payera d’un deuxième baiser \ un autre prolongé \ des cadeaux à foison. Tu ne peux plus faire machine arrière.
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PERSONNE NE FAIT MACHINE ARRIÈRE \ projeté vers un destin funeste, tu jouiras de ta fortune comme Byron le corsaire \ Casanova de Venise. Emprunte leur f\o\ugue, tu trouveras le second souffle ! Mise à donf sur la surprise et débarquant sans prévenir, tu poseras la touche romantique à laquelle aucune femme ne résiste ! le pire cliché se révélant souvent \ en première intention \ une arme infaillible. Seul un idiot comme Augustin peut me rire au nez quand pour justifier quoi ? le barda vite fait, l’impossibilité de présenter de concert l’exposé prévu, malheur ! j’allègue encore mon voyage vers Sophie.

\ Oublie ! elle avait trop bu ou trop fumé voilà tout
\ Pas à toi que ça arrive tête de mort //

De la façon dont je l’ai traité le Gu, il a trouvé que pour un qui châtiait son langage je m’égarais facilement, qu’une bonne baffe me remettrait en place et l’a fournie \ une tape sur la joue au final, sans poids, d’autant plus méprisante. J’ai voulu répliquer mais il est trop fort \ il ne le paraît pas mais c’est peut-être le plus costaud du bahut avec ses airs de geek \ plus costaud que Delporte mine de rien \ deux ans de plus que toi et il fait du sport ce con, du judo ou quelque chose \ bref ! il a esquivé, m’a déséquilibré et maintenu étranglé sur le parquet du couloir jusqu’à ce que je jure d’arrêter \ arrêter quoi ? Nous ne nous parlerons plus.

J’avoue, je ne regrette pas de me tirer de cet enfer ! m’accorder une petite période de vacances supplémentaire loin de ces zèbres \ filles et garçons te cassent les couilles pour que tu sauves la couche d’ozone, leurs amis les animaux et tout, et ne sont même pas capables de se tenir eux-mêmes. Que leur survie \ leur moindre intention dépendent d’une foule de gens à leur service ne les empêche pas de penser qu’ils ont le pouvoir de sauver la planète \ malgré les nerfs fragiles et tout \ que ça ira mieux dès qu’ils s’y mettront \ quand ils le sentiront \ dès que ça gazera dans leur tête ou qu’ils auront leur doctorat… mais pas d’urgence à sortir le respirer ce vieux monde prétendument en danger ! et comment ne pas reculer ? sauf à aimer l’odeur de macchab \ je veux dire que c’est mort \ notre royaume \ le temps où tu imaginais de la Californie un peu partout, te faire conduire dans des limos, améliorer les situations, fêter de périodiques augmentations autour d’un apéritif en contemplant la beauté de l’Océan… T’inquiète ! le monde te survivra sans problème \ plus de souci ni de place à se faire, tu peux LÂCHER PRISE, fini Hollywood l’Eldorado \ sheh ! we weren’t the real kings. Évidemment que tu n’as pas envie de sortir de ton petit palais, mon gadjo : tu gobes du média et tu restes au chaud \ blablabla que tu es trop sensible ~en voie d’extinction va savoir ! schizo surtout. Oh ! tu n’as pas le beau rôle \ pas hyper pressé de sauter de l’avion sans parachute \ un petit safari touristique passe encore ! mais le \ retour à la terre // courir toute l’année la savane avec les bestiaux pour retrouver du sens : mort ! Coincé. Il n’y a que l’amour pour te sortir la tête du cul de la torpeur \ miser un aller-simple sur le succès \ pas que je me fiche du retour au lycée, je me connais, le sérieux, je pense à mes chers professeurs, mais culpabiliser, non ! ni remords ni regret, il sera toujours temps de remonter à la surface \ dans un mois ? donner signe de vie.
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Pourvu qu’Ella tienne sa langue, tout ira bien. Qu’elle n’alerte pas Lisbeth comme chaque fois avec ses messages à la noix ! En même temps il en faut beaucoup pour l’affoler ma mère \ Peter encore barré ? et alors // depuis qu’elle a décrété qu’avec mon \ bon fond // je savais respecter les limites \ sans dire lesquelles pour globalement éviter de se faire du souci \ pas de sermon, elle me passe tout. En vrai s’il y en a une qui entretient de mauvais démons \ l’amère ancolie \ 7 Ella. Moi comparé je suis un ange \ pas hypocrite non plus : jamais caché mes prédispositions de fugueur \ TuTiensDeTonPère // redit Lisbeth, pas un ange, instable mais au final plus facile à \ gérer // plus asocial mais moins grande gueule qu’Ella \ j’avoue. Or le poncif qui s’accole le plus souvent aux agités dans mon genre LES ASOCIAUX c’est leur caractère difficile, et donc, paradoxalement, mes bonnes manières sonnent faux \ importunes. Les agités dans ton genre ne sont ni bien élevés, ni gentils \ à la limite de la lèche avec les profs dira Delporte \ lui c’est différent : carrément faux-cul \ encore un que j’aimerais massacrer \ plus à ma portée qu’Augustin d’un point de vue physique. Quoi ? tu peux restes foncièrement gentil, même progresser en douceur tout en te frottant à la baston au noble art de la boxe \ la recherche d’un standard amical entre coreligionnaires n’empêche pas certaines frictions \ tu ne vis pas au Bhoutan ! Je châtie, j’avoue ! et la lèche non, les discours hypocrites, je ne supporte pas \ ni les phrases inutiles. À une époque tu as eu la langue bien pendue, besoin de parler sans avoir rien à dire \ exubérant bavard \ tu es plus réservé aujourd’hui. 7 un autre poncif que la précocité, la rapidité ou je ne sais quoi s’accompagnent fatalement de problèmes de communication : il faudrait qu’à BP on soit tous un peu comme Oscar, sinon autistes \ artistes ? au minimum dyslexiques, comme si tu ne pouvais aller plus vite que la musique sans te payer de fausses notes ou un diagnostic à la Hawking \ pas obligé. J’avoue, la vie est peut-être une longue maladie, mais de là à prendre au sérieux toutes les pathologies qui rangent les dérangés, il y a une marge. Le manuel diagnostique te dit au mieux atypique, borderline, à quoi ça sert sinon nourrir les psys et les éducspés qui vivent de ta misère ? La bosse des maths suffit à ton bonheur \ bien assez encombrante sans rire \ elle te pousse à suffisamment d’extrémités, cette bosse qui pousse en même temps que la sensibilité qui est l’intelligence qui est la lucidité \ qui est une malédiction car tout émerveille et l’émerveillement fait long feu. En vrai, tu pleures tous les matins que les animaux ont disparu, que le beau spectacle s’effrite merguez avec ses paillettes, ses cris sauvages et ses couchers de soleil, car la tare des maths est en ceci pesante qu’elle ne te sert qu’à recompter la facture, et vu qu’à chaque avancée de l’espèce, la belle boutique est revisitée à coup de pioche, l’envie te passe de t’appesantir sur les sous-ensembles \ juste envie de tout fourguer au feu \ juste désirer désobéir et rejoindre Sophie \ surseoir serait insensé.
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L’embarras avec les récits adolescents, c’est leur petite ritournelle désespérée \ laisse aux poètes les arbres qu’on abat, la souffrance et les sonnettes d’alarme, les blessures de l’amour propre et la connerie universelle qui pousse au désespoir ! J’avoue, si tu traines alentour putain ! la gueule : toutes ces populations vérolées avec la peur de mourir \ mais si tu mets des œillères, que tu vas droit au but, en bon français, avec les formules de politesse et tout, non seulement tu zapperas la misère mais tu seras traité correctement par les dieux de l’audace. Assez piétiné, tu vas agir un minimum, ne plus seulement revendiquer \ ne parler que pour servir des préoccupations égoïstes \ pas le bout du monde ! J’avoue, possible qu’à BP on me trouve un tantinet réac, les copains parfois même les profs \ mon jargon n’arrange rien \ qu’est-ce que j’y peux ? Un défaut d’élocution bégaiement zozotage dissiperaient la gêne, tes phrases bizarres passeraient pour des béquilles exprès, anti-défaut, mais ne bégaye ni ne zozote, n’enrichis d’aucun trouble la case \ inadapté // rien à surveiller spécialement sinon cette petite tendance maniaco-dépressive oh ! pas exceptionnelle : dans un vingt et unième aussi brillant une dépression c’est le rhume de l’hiver. Au final ce qui ailleurs ferait ta SINGULARITÉ passe à BP pour une donnée basique, indigne d’un véritable talent, au mieux un effet mineur, collatéral de l’impatience qui conduit à sauter les étapes, arriver plus vite \ mais tous pareils à BP de ce point de vue, des bolides plus ou moins. Except that I know, tous nous devrions ralentir, calmer le jeu, ne pas mourir avant d’avoir existé \ ce à quoi te servent les phrases en vieux français : canaliser, tempérer le feu, passer le temps \ l’oiseau trompe ainsi l’ennui entre deux vols \ si tu veux hurler, passe à l’anglais !
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Je ne suis pas sûr que l’anglais me soit plus \ naturel // mais il se prête mieux aux hurlements \ à tes harangues. Tu ne remercieras jamais assez Gramma Eileen de t’avoir inculqué la grammaire anglaise dès ta troisième année, grâce à elle\s\ tu as pu bricoler les rudiments de ta conférence universelle à l’âge où d’autres empilent des cubes \ placer ton filet dans le grand chaos, mentir, être de ton temps, pas tout perdu, pousser la chansonnette sans trop déranger tes jouets à coups de pieds \ dérangé toi, j’avoue, mais pas nécessairement perdu ! L’éducation de Gramma a ses défauts : elle te place au-dessus, te convainc d’être intéressant, te recommande l’unique, l’important, de ne souffrir qu’une vie meilleure, de l’imposer autour, te condamne presque à devenir un de ces artistes bien connus qui t’empilent des cubes n’importe où n’importe comment, qui t’imposent leur liberté en brûlant des cathédrales de partout... Sauf que Lisbeth a allumé le contre-feu \mal\heureusement remis vite fait les pendules à l’heure et, quand il s’est agi du français, tu as compris qu’on ne plaisantait pas avec la langue, qu’en français langue maternelle tu aurais surtout à te taire et abréger. Lisbeth aime la rusticité ~mais gravir les sommets en sautillant \ les sentiers escarpés \ les braises \ plaisanter ne l’intéressent pas. Passé au crible, chaque éclat de français te coûte cher, non que la langue te semble plus difficile que sa cousine anglaise, non, le difficile est dans l’enjeu du sens, le poids que Lisbeth met dans chaque mot \ la sévérité de ses critiques. Si tu te plains de ne pouvoir en placer une, Lisbeth ne t’écoute pas ! Quand tu y vas relax \ relâches ton français dans un sanglot, elle ne s’en émeut pas davantage ! te corrige vertement et sans que tu comprennes pourquoi, te raconte, ce qu’elle tient de William, que chez un certain peuple de Centrafrique, les enfants utilisent une langue différente de celle des adultes, une espèce de langue maternelle qui n’a qu’un temps \ quel rapport ? Faut-il que jeunesse prenne ses distances, se replie sur soi, mutique, jusqu’à se sentir autorisée ?

Ce vieux Philippe Déroi m’a rapporté que mon père, sans toujours ciseler son anglais, en bannissait la moindre superfluité \ mode texto \ et, lecteur de la collection Pléiade, vénérait le français au point de ne le pratiquer que sous la contrainte \ tu parles d’un héritage ! Résultat, tu induis tout jeunot que tes propos seront limités, ta mère préférant communiquer par les mathématiques, te challengeant sans cesse comme un maître d’armes. Vous vous escrimez à mort, jusqu’à une certaine normalisation des échanges il y a peu. J’avoue, c’est même dingue aujourd’hui comme elle se lâche : pas une minute de sérieux dans son français \ encore abrupte en anglais, mais en français, que des mots hyper trash, avec un genre de colère qui rode et claque à tous vents \ ça m’horripile, même si, soi-disant, rien n’est dirigé contre toi. Tu te forges un foutu caractère, parce qu’évidemment, passé l’injustice l’inégalité, impossible d’écoper le flot d’insultes, tu enregistres, tu compiles les gros mots, et tu ressers le flow de Lisbeth \ en son absence \ à la première occasion. Il faudra du temps avant qu’une grossièreté te surprenne, plus de temps encore pour épurer ton langage \ mais tant qu’auprès de Sophie tu contrôles, tout ira bien.

La tangente de Baumann — I/III

Récit en 7 chapitres de Pierre Faucomprez

Avril

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Frontispice : Charles J. Sharp, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/license...> , via Wikimedia Commons