samedi 27 mai 2023

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La nouvelle crise panique de l’altérité

Examen d’un mépris IV

, Christian Ruby

Il faut d’abord énoncer jusqu’à n’en plus pouvoir les pôles sur lesquels le discours panique de l’altérité s’arrête communément, du moins en France ou en Europe, de nos jours.

En voici quelques-uns, qui font l’objet d’un mépris affiché ou sourd selon les cas : les migrants et les réfugiés, les changements de genre et les orientations sexuelles différentes, les centres de planning familial, le port de vêtements inhabituels dans notre contexte, le féminisme et le mouvement #metoo, le wokisme, certaines religions, les handicaps qui se montrent, et ainsi de suite.

Si rien de systématiquement équivalent ne rapproche ces pôles, ils sont néanmoins l’objet insidieux d’un même affect d’hostilité bientôt tournée en haine, qu’elle vise des « objets » extérieurs à la collectivité de référence ou soit rabattue sur des « objets » proches et plus personnels. Cette hostilité est exprimée dans des attitudes aux formes plus ou moins dramatiques et des propos vengeurs au quotidien, tout autant qu’elle est soutenue et répandue au gré des événements dans des discours tenus dans ou par les médias.

Annette Messager, 2017, Musée Condé, Chantilly

Ce qui est nouveau, c’est que, de nos jours, ces pôles suscitent des haines renouvelées. Elles ne portent plus « contre » l’autre, soumis à un degré de visibilité dépendant du type et de la forme du milieu de réception. Elles portent sur l’acuité de l’autre à « notre » égard. Cet affect de haine, traduit certes toujours en effort destructeur, mais, au-delà de l’autre et de l’antithèse simple « moi » et les « autres », il porte sur le nouveau rapport qui fait l’altérité (antithèse redoublée) au terme de plusieurs années de luttes des « autres » pour la reconnaissance. Ces pôles cristallisent une attention aux nouveaux rapports entre les uns et les autres dans un monde et une époque soumis, entre autres, à deux caractéristiques :

– D’une part, la fragilisation et la décrédibilisation des grands récits de soi propres à l’histoire de l’Occident ;
– D’autre part, la conquête de leur reconnaissance progressive par les vaincus de cette même histoire.

Ces deux caractéristiques constituent précisément le point décisif de ces vindictes, devenues courantes à la surface des territoires sur lesquels porte notre propos. Elles obligent expressément à comprendre – si ce n’était pas encore le cas, malgré les narrations établies – qu’aucun sensible commun universel n’a valu dans notre histoire, sinon sous l’égide d’une domination (économique, politique, coloniale, patriarcale, esthétique…) et d’une manière pour l’Occident de penser dans la tête des autres, voire avec « l’œil de Dieu » capable de tout voir et de tout organiser (selon l’expression de Donna Haraway). Elles montrent plus fortement encore qu’aucun sensible commun universel ne vaut actuellement malgré les appels moraux et compassionnels, tenus pour historiquement neutres, à l’accueil de l’autre. Quant à participer à la construction d’un (autre) universel cette fois discuté, un universel concret, il n’en est pas question.

Une vindicte à l’égard de l’altérité, donc, qui porte à récuser le rapport même constitutif de l’un et de l’autre, chacun en autre de l’autre, puisque les autres sont réduits par les dispositions d’esprit et la parole de l’un, sans délicatesse.

Michel Audiard, Passage Abdelkader, 2022, vandalisée

Insistons sur une différence. La forme (le style) de ces attitudes et discours est certes commune avec l’ancien racisme de l’autre. Elle n’est bien sûr pas d’argumenter sur tel ou tel phénomène, pas plus qu’elle n’est de requérir des vérifications des propos tenus dans la fable efficace des dommages causés ou des injures émises.

Mais différent de cet ancien racisme qui nie même l’humanité de l’autre, son objet est de centrer le geste et le ton sur le rapport d’altérité même et sur la panique dont l’esprit est déjà accaparé par la fragilisation de ses références habituelles – cette échelle unique sur laquelle nous avons cru pouvoir mesurer la qualité des civilisations –, ou d’obtenir que cette panique s’étende sur d’autres esprits, par un jeu de l’imagination constitué de traits rhétoriques traumatisants :

– Si on « les » laisse faire, « nous » allons disparaître, nous ne nous reconnaîtrons plus nous-mêmes chez nous ! ;
– « Ce qui vaut pour un, vaut pour tous » ;
– « Si on cède aux uns, il faudra céder à tous » ;
– « Si on cède sur cela, on cède sur tout » ;
– « S’il y en a un quelque part, c’est que nous sommes déjà envahis », etc.

Ces traits et cette logique du passage sans médiation de un à tous entraînent des images de propagation incontrôlée, mâtinées d’une angoisse d’impuissance à surmonter un déferlement sans secours.

En cela, il y a bien une spécificité de la crise panique de l’altérité vécue depuis le début du XXIème siècle, depuis l’émergence publique de la conscience du coucher de soi en soleil qu’a atteint l’Occident. Au sens où « Occident » est un terme construit à partir du latin : ob-cadere signifiant tomber, et en parlant du soleil, il signifie : se coucher… En ce sens, le nom « Occident » appliqué à l’Europe fait d’elle le lieu d’un coucher du soleil du monde pour lequel s’est pris l’Occident.

Les Femen, 2017, Place de la République, Paris

Là où on a saisi depuis longtemps que le rejet de l’autre répondait d’abord à une peur de soi sous régime d’identité collective forte et dominante – ce rejet de l’autre et cette dénonciation permanente reposait d’abord sur les perspectives nouvelles apportées par l’autre d’une manière décentrée par rapport à « notre » expérience, mise en mouvement face à laquelle chacun(e) essayait de retrouver le centre habituel de son point de vue, même si parfois il consistait en un désir de l’autre renversé, en peur de son propre désir lorsqu’il désire le désir des autres et le retourne en désir de haïr ce que les autres aiment –, la configuration actuelle s’ancre dans un degré supérieur de la haine, du rapport d’altérité sous régime, cette fois, d’identité fragile et de reconnaissance nécessaire du fait que la pluralité (des humains et des cultures) n’est pas une donnée simplement mathématique. Cette haine s’enveloppe d’une angoisse de mort devant les nouveaux rapports d’altérité. Elle équivaut au rejet de ce rapport d’altérité parce qu’on sait devoir tenir compte désormais du fait que chacun sait n’être plus qu’un autre pour l’autre. Dès lors que l’on sait que les autres réclament, à juste titre, une réciprocité qui n’admet plus de domination. Et ce n’est pas uniquement une leçon acquise et réfléchie par les travaux de sociologie, d’ethnologie ou surtout d’ethnologie inversée, et des psychanalystes. Il ne s’agit même plus de découvrir ce retour d’altérité. Il s’agit de le vivre au détriment de sa formation première.

Certes, cette panique ne se dispense pas de puiser dans les discours excluant du passé ou dans les peurs enfouies au plus profond des humains. À leur configuration, elle impose tout de même une torsion. Dans la haine panique de l’altérité de nos jours, on doit compter sur le déploiement d’une force supérieure à celle de la logique habituelle des stéréotypes et des relativismes (par essentialisation).

Sa force déborde, en effet, les stéréotypes qui réduisent l’autre par la parole de l’un [1]. Ces derniers n’exposent encore que l’affect de ne frayer qu’avec des corps normés sous régime d’identité collective forte et d’absorption dans la réalité maniée quotidiennement, autour desquels tous les autres sont barbarisés/racisés. Ce sont des sortes d’accusations, dont les porteurs-euses sont conscient(e)s, tournées en assignations, à partir de collages de traits distinctifs définissant l’autre, d’un côté (et l’essentialisant : manières spéciales de prononcer certains mots, habitudes vestimentaires et autres « marqueurs identitaires »). Mais aussi, de l’autre, de larges ressentiments sociaux, fondés sur un ou des types de distribution du sensible dans telle ou telle société, bientôt tournés en vandalisme des œuvres des autres. Ces stéréotypes exercent un véritable pouvoir performatif [2], sous une rhétorique qui, pour être simpliste, n’en est pas moins efficace quant à sa prégnance. Encore est-elle parfois prise à revers sous couvert de tolérance.

Sa force ne les sublime même pas en relativismes culturels. Plus durables que les stéréotypes, il ne s’agit cependant là que d’une manière d’écarter l’autre de tout rapport avec soi. Le relativisme produit des effets de rejet et d’exclusion peut-être plus violents, parce qu’il est obligé de faire sa place à la culture autre, cette fois en naturalisant les refus que l’autre s’impose des partages et différences culturelles promues par le partisan du relativisme : façons de parler, styles vestimentaires, habitudes culinaires,... en visant à les cantonner dans des espaces sans mélange et interférence. Ces pratiques et discours reposent sur de pseudo-concepts chargés de montrer simultanément que des inégalités intellectuelles se manifestent dans les cultures pour ces « raisons » [3].

Sa force est de les englober plutôt dans un rejet ancré dans l’insupportable, le rapport d’altérité lui-même : être regardé soi-même par les autres comme « leur » autre, et seulement leur autre, ravalé de ce fait au rang d’un parmi tant d’autres. Cette nouvelle dimension qui précédemment n’était ni entièrement consciente ni fortement exprimée l’est désormais d’autant plus que le grand récit de l’Occident n’est plus crédible, que d’autres grands récits sont diffusés, et que les échanges mondiaux sont autrement structurés. Elle autorise à décréter des mises à mort de l’autre. Salman Rushdie a fait les frais de ces passions de type pulsionnel, légitimées par un commandement.

Archive de l’esclavage occidental, dessin d’un artiste anonyme

Reformulons alors les choses. Se savoir regardé comme autre, et savoir que les altérités de ce fait se regardent et se recoupent dans un monde qui ne cesse de contester les dominations et les grands récits de surplomb est devenu insupportable aux haineux. Ce n’est plus le « nous » qui plaçons l’autre là où nous le voulons. « Nous » découvrons que nous ne sommes que là où se croisent les uns et les autres. Paradoxalement, la panique en question reconnaît l’humanité de l’autre sous forme d’un rival dans ce rapport. Il n’y a plus de norme dominante en matière de regard puisque l’autre peut aussi regarder l’autre selon les mêmes voies. Il n’y a plus de norme dominante en matière de langue puisque toutes les langues se valent, etc. Et le monde prend une configuration qui appelle à des débats plutôt qu’à des certitudes identitaires. La méconnaissance du rapport dans le contexte contemporain est lié à l’imposition d’une reconnaissance universelle nécessaire et déjà en cours.

On peut d’autant plus parler de « haine » dans ces phénomènes, que désormais le terme fait consensus dans les domaines juridiques, institutionnels et littéraires pour désigner le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie ou le validisme. Encore faut-il se méfier d’un usage qui risque de maintenir les gestes et propos désignés dans le registre des émotions, alors que ces phénomènes sont pris dans des constructions politiques et théoriques qui traversent nos sociétés en les structurant.

Adrian Paci, 2007, Centre de permanence temporaire

Il est clair que nous ne nous trouvons pas face à une machinerie sociale insaisissable, et à une haine à laquelle nous ne pouvons rien. Cette dernière est bien un phénomène dont chacun(e) pourrait se défaire ?

Pour autant que nous ayons appuyé ce triomphe de la haine sur une éclipse du grand récit identitaire et uniformément appliqué de la Nation ou de l’Occident, ainsi qu’à la lutte mondiale pour la reconnaissance entreprise par « les autres », il reste à discuter la question de savoir si la reconstitution (espérée par beaucoup) de grands récits identitaires porterait à la diminution ou disparition de cette haine de l’altérité même ? Bien évidemment non. Les grands récits n’en sont pas la seule cause (l’économie, la politique les soutiennent). Ces reconstitutions confinent à un nouveau nationalisme xénophobe. Par extension, on pourrait ajouter qu’en appuyant cette haine sur des pulsions particulières, on ne solde pas plus cette montée en puissance de la haine de l’altérité.

En revanche, c’est éventuellement en intervenant sur les processus de subjectivation des citoyennes et des citoyens que pourraient se dégager des voies par lesquelles ce phénomène pourrait ne pas poursuivre sa propre reproduction. Puisque cette haine est un affect passif de la relation même, disons subi sous des conditions sociales, politiques et historiques de domination décalée et contestée, elle peut être transmuée en activité positive ou un engagement de chacune et chacun en sujets d’un monde de dissentiments assumés. En promouvant des dynamiques de subjectivation, ce sont autant de recompositions de sujets d’une nouvelle cité par le biais d’une histoire commune avec tous ceux qui sont exclus par tel ou tel rapport social et culturel qui pourraient se profiler.

Notes

[1Ce que Jacques Lacan souligne d’un : « regarder le voisin et croire qu’il pense ce que nous pensons est une erreur grossière » (Séminaire II, « Le Moi dans la théorie de Freud », Paris, Seuil, 1978, p. 221.

[2Cela étant, ils sont mouvants, d’abord parce qu’ils s’organisent à partir d’un rapport (entre deux groupes qui se forgent dans ce rapport) qui, quoique non réciproque, est toujours susceptible de déplacements parce que ce sont des mondes sensibles qui s’y affrontent ; et ensuite puisque, par un jeu de transfert qui peut prendre des formes morales, politiques, voire esthétiques, les assignés eux-mêmes ne s’y enferment souvent qu’en les tournant en plaisanterie, quand ils ne s’emparent pas parfois des stigmates qui leur sont accolés pour en faire des symboles de fierté dans une requête en reconnaissance.

[3La grille culturelle de lecture de ces hiérarchisations a une certaine efficacité, dans la mesure où ce discours croit pouvoir éviter à son égard les condamnations légales pour « racisme culturel ». Il lui suffit d’affirmer que toutes les cultures ne se valent pas, et que chaque culture doit rester dans son espace prétendument « naturel », sinon à organiser « chez nous » un grand remplacement.

Voir en ligne : Christian Ruby

Frontispice : Hans Haacke, À la population, Berlin, Reichstag, 2000.