dimanche 20 décembre 2015

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« La chose » au plus près du regard

Hommage à Jacques Robert

, Jacques Robert † et Jean-Louis Poitevin

Jacques Robert était notre ami. Il nous a quitté cet été. Il laisse derrière lui un ensemble d’images qu’il n’a pas eu le temps de montrer. Il nous avait confié l’une de ses dernières séries, intitulée Rose Bonbon. C’est elle que nous présentons aujourd’hui. Sous ce titre presque anodin, c’est moins les plaisirs de l’enfance qui affleurent que les ambiguïtés du visible sous la loupe du regard lorsque ce dernier, au plus près de ce qu’il vise est emporté par ce qu’il voit bien au-delà de ce qu’il croyait appréhender, au plus près de la « chose ». Sur « la chose » nous ne savons presque rien, sinon, en effet que dans une variété infinie de reflets elle est, en quelque sorte, Rose Bonbon.

Voici

Ce n’est pas le seul sujet des images de Jacques Robert que cette « chose » dont on sait que mis à part son nom le plus commun de « chose » elle est et reste en quelque sorte innommable, puisqu’il a travaillé sur de nombreux autres univers, toujours construits, inventés, peuplés d’animaux bizarres voire inconnus, ou d’autres éléments difficilement reconnaissables. Mais, ligne d’horizon aux courbures évocatrices ce qu’il a le plus photographié, c’est sans doute cela, ces affleurement de brillances sur les chairs gluantes des parties intérieures des mollusques, des poisson, des viandes et des fleurs.

Verlaine nous revient en effet, qui écrit dans Green :

« Voici des fruits des fleurs et des branches
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux l’humble présent soit doux. »

Et l’on sait bien qu’on pourrait remplacer à l’envi le mot cœur par d’autres, évocateurs plus ou moins précis de « la chose » que, sous les coups de l’impétueuse litanie du cœur, nous ne cessons de nous figurer et de nous représenter sans cesser de vouloir aussi la présenter aux autres.

La chose ? Oui, « la chose », cette chose qui est du mystère comme le nom trivial et qui, prononcé ou tu, ne parvient pas à rendre compte de ce qui se trame dans la chair des rêves.

Que voyons-nous dans les images de Jacques Robert ? Précisément cette chair dont la vue en général nous est épargnée, entendons la chair que la peau recouvre de sa matité translucide, un peu mais jamais assez transparente pour qu’un coup d’œil soit possible sur ce qu’elle recouvre, sauf en ces zones si particulières qu’on les dit intimes et en ces moments où, corps ouverts et offerts au regard après chasse ou pêche, des parties de ces chairs intérieures et intimes nous sautent au visage et exhibent enfin leurs attractives brillances.

Car c’est cela que retient Jacques Robert de ces chairs, non les rougeurs sanguinolentes, mais les brillances qui les font ressembler à des « bijoux indiscrets ».
Et puis aussi, ici ou là, quelques fragments de fleurs, pistils ou pédoncules, pétales ou corolles, qui rapprochés des enveloppes d’organes ou des excroissances de chair, confèrent à ces images une dimension de cuisine exotique dont on ne parvient pas à dire qu’elle serait sans danger.

Et quand point, rose orangé ou blanc, l’extrémité probable d’un sexe de coquille Saint-Jacques, ou alors l’autre partie, la blanche, car sa glande génitale, appelée corail en gastronomie, est constituée de deux parties, l’une mâle, blanc ivoire qu’il ne faut ne pas confondre avec le pied, et l’autre femelle, rouge orangé, alors on s’avoue sans trop de réticence que oui, il y a là devant nos yeux, quelque chose qui nous fait penser, comment ne pas le faire, à « la chose ».

Légitime fascination

Il ne faut pas s’y tromper, c’est, tout autant d’une approche de « la chose », que d’une approche de cette autre, l’extrémité globuleuse que nous possédons tous en double et qu’on nomme œil et qui porte le regard, dont il est question ici.

Car ces images nous provoquent sur trois niveaux, celui de notre pulsion scopique, cette force incontrôlable qui nous fait désirer voir souvent à tout prix pour en pas à n’importe quel prix, celui de notre pulsion sexuelle, car tout ici peut être compris comme une mise en scène de la question indéracinable des engendrements, celui de la pulsion de signification qui nous pousse à chercher à donner un nom à ce qui est vu pour éviter l’impact psychique de ce qu’il évoque et donc de toute façon à tenter de conférer une signification à ces agrégats d’organes d’animaux et d’éléments végétaux pour pouvoir s’approprier un peu de leur mystère .

Mais il n’est pas possible de s’approcher trop près au risque du flou. Et le flou, on le redécouvre ici une fois de plus, est le signe de l’hésitation face à l’aveuglement, la manière dont les yeux nous disent qu’il se passe quelque chose de louche, dont notre regard se défait presque malgré lui de ces forces qui l’aimantent au visible.

Ici, c’est la grande scène des origines du voir qui est mise en scène. Car « la chose » n’est pas tant les organes du sexe ou ce qui les évoque que le fait de les voir et les voyant ou les fantasmant à travers des images d’assemblages d’agrégats organiques animaux, de comprendre qu’on n’y verra jamais rien, « quand bien même lancé dans des circonstances éternelles du fond d’un naufrage » notre regard parviendrait à s’approcher au plus près de « la chose ».

Mais nous préférons jouir du flou que de ne pas plonger nos yeux dans l’envers du regard dont ils sont porteurs et dont les brillances singulières forment à n’en pas douter des doubles aveugles, certes, mais « montrant ».

Il y a de l’action dans ces images, une action qui englobe le regarder, le voir et le prendre en photo, une action qui est celle même de l’esprit en sa quête éternelle de la réponse au pourquoi ? et qu’il ne peut formuler qu’en accumulant des questions disant, comment ?

Et le comment n’est rien, ni commencement ni fin, il n’est que le témoin des pulsions invincibles et des questions inflammables qui hantent le regard qui ne parvient jamais à se voir œil et l’œil qui ne se sait pas regard.

En mettant en scène ces éléments si peu morts qu’ils semblent vivants et tellement vivants qu’ils nous attirent au-delà de toute raison, ces images de Jacques Robert nous entraînent dans la spirale sans énigme de l’énigme, vers ce point focal inaccessible devant lequel nous savons que se tient, éternellement insaisissable quoique absolument présente, absolument visible à travers l’un ou l’autre de ses avatars et jamais en tant que telle, « la chose même ». Oui, devant lequel, car la « chose même » — comment en douter aujourd’hui que les images croissent et se multiplient comme les enfants du ciel ? — ce n’est pas le sexe, organe ou chose, acte ou passion, mais l’œil et dans l’œil le regard.

Alors chacune des images de Jacques Robert se donne pour ce qu’elle est, l’incarnation d’un regard qui de s’approcher trop près de « la chose » s’est aveuglé. Alors on comprend que chacune de ces membranes, chacun de ces reflets, chacune de ces brillances, chacune de ces excroissance frisotantes, se donnent pour ce qu’ils sont, un reflet du bonheur impossible que diffracte, à jamais aveugle, l’œil d’or d’un soleil imparfait.