samedi 31 mars 2018

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La Sirène au Miroir

, Joël Roussiez

Trois nouvelles petites proses.

La Sirène au Miroir

(chapiteau Sirène se coiffant, prieuré Notre-Dame de la Daurade, 1250)

Tandis que je me coiffais, un chasseur me vit et de sa lance il brisa le fer laissant fuir le centaure qu’il poursuivait. Tant d’abandon me charma mais je craignis ses élans et dans l’eau m’enfonçais légèrement pour cacher mon visage. Mes cheveux alors flottaient et le pauvre chasseur à genoux sur la berge cherchait du manche de sa lance à les amener vers lui. Etait-ce donc une vision ? C’est ce qui dans son cœur se proposait tandis que doucement de lui j’approchais comme naturellement et poussée par les vagues. L’une d’elles le mouilla et voici qu’il se décida à entrer dans l’eau… Viens, viens, je te prendrais avec moi et dans mon palais marin, j’aimerai ta bouche et des doigts de ma main ferai la tour de tes reins…

Et le centaure nullement ne s’endort, sur la terre et dans les bois il gambade vers sa dulcinée, une sirène au miroir. Mais où est-elle ? « Je te cherche en vain dans le lac bleu et dans celui d’argent, point ne t’y trouve et m’en désole » Et voici qu’à la nuit dans les contrées sauvages, on entend le loup qui cherche pitance. Mais l’errance affamée de ses pas le précipite dans la mer vagabonde. Alors du fond de l’eau, il entend les gémissements de l’amour et à son tour se trouve excité si bien qu’au bord de la plage qui le sauve, il gémit aussi. Et ses gémissements attirent le centaure qui trompé par le loup se désole davantage. Et le loup le lui dit : la belle sirène au miroir avec ton chasseur… Mais l’amour empêché ne trouble ce cheval qui s’en rassure d’autant qu’il sait ce qu’il sait, et la belle le sait aussi, elle qui viendra bientôt serrer ses flancs de ses bras blancs… Il gambade le centaure, voici le jour qui revient et les loups se retirent dans l’ombre profonde des forêts pour attendre le soir qui est leur lendemain.

Le dit de Gilabertus

(chapiteau Hérode et Salomé cloître de la cathédrale St-Etienne Toulouse 1120-1140)

Le Roi se penche vers toi mais c’est comme un destin, il ferme les yeux et tenant ton menton entre ses doigts, il médite sur les impressions qui le troublent. « J’ai voulu davantage. Voici sa fille, les choses sont ainsi faites ». Sans souci excessif cependant, au festin qu’il offre, il participe en se tenant noblement, la main sur le genou, la cape couvrant l’épaule : c’est un roi digne de nous ! Pourtant derrière les yeux fermés se pressent des pensées : si je suis éminent, le dois-je à mon talent ? Ah, comme elle a bien dansé ! Et moi, je ne suis guère modeste… Le temps passe, les années et les siècles, Gilabertus est chargé de la taille mais on n’accable pas un Roi, modeste dans sa figure, sans désir pour la fillette, il sait en quelque sorte qu’il noue les corde du sort. Le contremaître est satisfait des ornements : le Roi doit être grand mais Salomé ?

Je l’ai choisie petite ; elle est très jeune, le texte dit une fillette ; ses jambes, je les ai croisées à l’ancienne manière, c’est la posture qui convient à cette vieille histoire…

Et nous sommes satisfaits de ce diamant dont on tire ce qu’on veut, les ornements y invitent et pour contenter nos yeux la lumière modèle ainsi ses jeux. Soudain du Roi la pensée par un seul rinceau à trois plis saisit le turban d’un homme moustachu au festin d’Hérodiade invité tandis que dans le plat d’argent à l’autre bout la tête circule par deux fois… Et c’est ainsi qu’on tourne de la cause à l’effet quoique les choses variables en leur complexité emportent dans les mines où somnolent des gemmes.
« J’ai aimé ta danse, fillette ; à tes vœux, je vais me plier » Le Roi ne l’a pas encore dit que le sort est jeté.

Oscillantes fortunes

(chapiteau Hérode et Salomé cloître de la cathédrale St-Etienne Toulouse 1120-1140)

Le grand roi te regarde et il tient ton menton ; c’est toi qui es petite et pourtant c’est lui qui se penche. Les filles dansent, les pères en perdent la tête. Il interroge ton regard mais tu es mystère pour lui car grand désir de toi dans la barque de son corps. Oscillant donc le Roi devant toi qui voudrait te gronder mais ne le peut… Les tissus protègent les corps mais dans leurs plis ils suggèrent. La tête tourne à les suivre, le regard se perd et la danse des jambes, les courbes du torse, la chevelure qui vole : voici le charme épanoui ! Pauvre fillette, c’est la danse que tu aimes et les convives s’en réjouissent. Tu danses, tu danses avec tout ton cœur et tes forces sont neuves. Mais le Roi qui te regarde admirant les figures, se perd dans les formes de la femme qui naît et n’en pouvant plus promet, insiste, demande : oh, fais donc un vœu, je te donne ce que tu veux !

Et puis, c’est le festin, ta mère est réjouie, la tête de Saint-Jean sur le plateau d’argent est pleine de reproches mais qu’importe aux oreilles la voix qu’on n’entend plus ? Cependant, fillette qui sait ma pauvre que dans le lac gelé, la glace brisée sous le poids de ton corps de femme se refermera par le souffle d’un vent froid tout autour de ton cou gracieux … La vie des êtres en ce monde, certaines sont comme des pendules, toujours oscillantes au bord des ravins.