jeudi 2 juin 2011

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La Ruche

Pour la classification d’un détail décoratif dans le Rococo

, Daniela Goeller

Quand nous observons les portraits peints au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, notre attention est portée sur un détail qui contraste d’abord par sa seule couleur avec la réalisation picturale complexe des draperies et autres étoffes d’habits : il est question ici des cols et manchettes de couleur blanche qui parent le cou, le décolleté et les bras des personnages représentés. Il s’agit là d’un détail apparemment accessoire du vêtement qui se développe au cours du XVIIe siècle, dans les milieux nobles et de la bourgeoisie aisée, en élément décoratif, indispensable, et qui apparaîtra de manière si frappante dans les peintures rococo du début du XVIIIe siècle, surchargées d’ornementations, que l’on est tenté de parler d’un principe esthétique.

Introduction

L’approche et l’objet des recherches

Quand nous observons les portraits peints au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, notre attention est portée sur un détail qui contraste d’abord par sa seule couleur avec la réalisation picturale complexe des draperies et autres étoffes d’habits : il est question ici des cols et manchettes de couleur blanche qui parent le cou, le décolleté et les bras des personnages représentés. Il s’agit là d’un détail apparemment accessoire du vêtement qui se développe au cours du XVIIe siècle, dans les milieux nobles et de la bourgeoisie aisée, en élément décoratif, indispensable, et qui apparaîtra de manière si frappante dans les peintures rococo du début du XVIIIe siècle, surchargées d’ornementations, que l’on est tenté de parler d’un principe esthétique.

En examinant la façon dont ces détails vestimentaires, provisoirement désignés sous le terme de « ruche », ont été réalisés picturalement, nous constatons alors de grandes différences. La représentation de la ruche dans la peinture varie de l’imitation très habile et précise des dentelles à une réalisation tout aussi habile, mais dans un style plus dessiné, empâté, ou encore transparent, linéaire. La ruche peut donc se détacher partiellement de son caractère de reproduction mimétique, pour ainsi former un contraste avec le restant du tableau. Ce contraste entre reproduction et réalisation picturale libre de l’objet est dans certains cas accentué par un traitement analogue d’autres fragments picturaux, comme par exemple la draperie et l’arrière-plan. Nous pouvons donc remarquer que la facture picturale libre, qui s’exprime parfois dans la seule ruche, peut gagner l’ensemble du tableau. Cette observation suscite aussi la réflexion de savoir si la ruche n’est pas cet élément qui permet de distinguer deux concepts esthétiques fondamentalement opposés. Dans le premier cas, la peinture apparaît dans sa fonction mimétique et se met au service de l’objet. La représentation surprend par la parfaite illusion visuelle qu’elle crée. Dans le second cas, la manière de peindre, particulièrement expressive et originale, est primordiale, l’objet est placé au service de la technique. La représentation se distingue par une virtuosité proche de l’esquisse – une qualité qui est très tôt interprétée comme signe manifeste du génie du peintre.

Le débat sur la « juste » représentation, mené sous diverses formes depuis l’Antiquité, est influencé aux XVIIe et XVIIIe siècles par des évolutions qui le réorienteront et en feront une des thématiques capitales de la modernité naissante du XIXe siècle. L’esthétique, qui se développe alors en une discipline scientifique indépendante et s’affirme en tant que telle, ainsi que la naissance de la critique d’art, forme un nouveau cadre à l’analyse et à la réflexion sur l’art. Ce cadre est entre autre déterminé par la restructuration de la société. Dans ce contexte, on a maintes fois, et à juste titre, évoqué le renversement radical de la notion d’image au XVIIIe siècle (1). En ce sens, nous sommes amenés à concentrer cette analyse sur cette même période. En choisissant la ruche, nous appréhendons un élément issu de la mode et de la peinture des XVIIe et XVIIIe siècles, un objet qui se caractérise comme un point de croisement de vecteurs sociaux, historiques et esthétiques.
La présente analyse sur la ruche comme accessoire de mode et détail inhérent à la peinture est censée confirmer la thèse selon laquelle ce phénomène marginal à l’intérieur du champ réglementé de la société et de la peinture constitue une enclave propice à des libertés créatrices. Il s’agit d’observer la ruche en tant qu’objet pictural et de mode, et d’en examiner la symbolique, très précisément son rôle dans la représentation et l’autoreprésentation, ainsi que son statut de réflexe d’un monde donné et de ses mutations.

Les limitations du champ des recherches :
sur la position de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles

La monarchie absolue en tant que forme de société s’établit au XVIIe siècle et connaît sous Louis XIV son apogée. Elle se prolonge jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais au fil du temps ses fondements se mettront à vaciller au point de perdre sa légitimation à la fin du XVIIIe siècle et de s’effondrer totalement avec la Révolution française. Les origines de ce bouleversement social remontent aux privilèges de la noblesse qui soutient le système monarchique. C’est précisément de cette classe féodale qu’émergent les idées et les approches de pensée qui entraîneront sa chute. Cette société courtoise est à tous égards déterminante pour l’essor de la bourgeoisie au XVIIIe siècle. Le caractère exemplaire de la cour se reflète dans sa puissance quasi illimitée et son ascendant dans les domaines de la politique et de l’art, tout comme dans les domaines de la mode et du goût.
Le cadre de l’institution dominante de la cour permet aussi de définir la fonction privilégiée de l’artiste, celle d’un voyageur entre les mondes, plus ou moins libéré des codes sociaux. La naissance d’une identité et d’une auto-certitude artistique est indissociable du lien de l’art à la puissance de la cour. À la cour, l’artiste est dispensé de son ancrage social bourgeois, de sa corporation, et atteint au sein de cette institution, qui assure son statut financier, éthique, juridique et matériel, une liberté qui « rend possible son anoblissement littéraire et effectif (2) ». Il ne faut pas sous-estimer le rôle de l’art à la cour, comme un système de communication visuelle parfait, sa valeur pour la représentation de la puissance souveraine et l’influence sur l’identité de l’artiste et sur l’évolution de l’art. Le système courtois est alors bien plus que le centre du pouvoir : il représente une société au sein de la société, qui fixe les normes et les fonctions, et qui perdurent bien au-delà de leur existence à proprement parler. En dehors de l’art, la mode joue un rôle important dans toute la vie courtoise et quand il s’agit d’afficher des positions hiérarchiques et politiques, tout comme quand il s’agit de revendiquer le pouvoir. Tandis que la mode du début du XVIIe siècle est encore principalement dictée par la cour d’Espagne, et manifestant par ailleurs des tendances régionalistes, la suprématie culturelle durable de la France sur l’Europe est introduite avec l’accès au pouvoir de Louis XIV. Or cette mode et culture sont d’abord d’ordre strictement aristocratique (3). Le XVIIIe siècle est la dernière époque largement dominée par la vie de cour. Deux critères relatifs à l’esthétique courtoise sont décisifs pour le rococo : l’artificialité et la superficialité au sens concret du terme – ils ont un impact très particulier sur la mode.

« À l’époque du rococo courtois, les formes données par la nature ne valaient pas grand-chose, mais ce qui était produit artificiellement valait tout. Perruque, poudre et maquillage transforment également l’apparence de l’homme […] Les tendances de la mode courtoise au XVIIIe siècle n’étaient pas tant définies par la coupe du vêtement que par la parure, par les accessoires de mode ainsi que par les couleurs et les motifs des tissus (4). »

Toutes les cours princières de l’Europe s’habillent à Paris ; et jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, on y compte plus de mille sept cents marchandes de mode et plus de mille huit cents tailleurs. La mode joue également un rôle capital pour l’économie française et l’artisanat d’art (5). On peut aussi, et surtout, évaluer l’importance de la mode en France au XVIIIe siècle en considérant l’espace énorme qu’elle occupe dans l’Encyclopédie (6). Pour Madeleine Delpierre, la mode du XVIIIe siècle se situe entre l’apparition de la crinoline en 1718 et sa disparition en 1795, date qui correspond également à la disparition du corsage. C’est cette période-là qui voit apparaître la ruche comme élément de mode dominant. La ruche se manifeste donc d’abord en contraste avec un corps figé quant à ses contours par le corsage et la crinoline. Même si certaines formes de ruche existent bien auparavant, la mode du XVIIe siècle finissant consacre la ruche comme accessoire essentiel et en fait dès lors une composante particulière des portraits peints. Cette mode est à son apogée au cours de la première moitié du XVIIIe siècle. Elle illustre d’une manière presque parfaite la tendance à l’aspect ornemental et décoratif du goût rococo, la prédilection pour des formes asymétriques, tout en arabesques, et le jeu avec des allusions frivoles et érotiques, si typiques de cette époque.

À propos de l’extension du champ des recherches.
L’actualisation de la ruche et sa relation à la mode et à l’art

Les croisements et interférences entre mode et art sont la règle – au XVIIIe siècle tout comme de nos jours. Cette tendance s’est intensifiée depuis les 1990, suite à l’influence croissante de l’art sur tous les domaines de la vie. Cette esthétisation générale, telle qu’elle a été décrite par Yves Michaud, gagne peu à peu tous les secteurs de la vie quotidienne et entraîne la disparition de l’œuvre d’art comme objet, et donc aussi l’effacement d’importantes fonctions et dimensions propres à l’art (7). Par ailleurs, Pierre-Michel Menger a constaté que l’art est depuis longtemps devenu un centre de négociation de valeurs capitalistes et qu’il produit des valeurs esthétiques en fonction des lois du marché. La notion d’industrie culturelle s’est depuis son apparition transformée en un véritable indice de l’écart entre idée et réalité de l’art dans la société (8).

La mode en est un exemple quasi parfait et fournit une plate-forme appropriée pour ces processus. Pour leurs défilés de mode de la fin des années 1990, des stylistes comme Martin Margiela ou Hussein Chalayan ont élaboré des concepts artistiques qui permettent d’esthétiser la mode. En 1997, à Rotterdam, Margiela réalise une installation avec des vêtements qui seront petit à petit rongés par des bactéries. La styliste Rei Kawakubo défend elle aussi, avec son label « Comme des garçons », des positions artistiques et esthétiques qui sont ouvertement et réciproquement associées à l’œuvre de la photographe Cindy Sherman. Certains artistes, dont Karen Kilimnik, réfléchissent dans leurs œuvres – semblable à Cindy Sherman – sur l’image actuelle de la femme telle qu’elle est conditionnée par la mode, c’est-à-dire par les photographies dans les magazines de mode et par les stars et idoles, top models et acteurs. Dans le prologue de son ouvrage Anpassen (S’adapter), Ulf Poschardt a clairement signalé cet entrelacement de la mode et de l’art.

La mode suit ses propres lois, et elle génère, à intervalles rapides, des images, formes et significations issues de contextes très divers. Ainsi, au cours des années 1990 – peut-être suite ou concomitant à l’attrait grandissant pour l’esthétique du baroque –, on voit brusquement et partout apparaître la ruche : de la haute couture en passant par le prêt-à-porter aux productions de masse, vendues à des milliers d’exemplaires, dans chaque boutique, chaque magasin de souvenirs et stand sur les marchés. Cette évolution n’est non seulement accompagnée d’une actualisation de la ruche, mais aussi d’une réflexion sur sa forme et sa signification. La ruche fait aussi l’objet d’un article critique dans l’encyclopédie en supplément de la Süddeutsche Zeitung du 27 décembre 2002 :

« Ruches, des bandes de tissu, froncées ou plissées, aux allures romantiques. Les r. connaissent récemment une renaissance sur des chemisiers, chemises et robes. Avec les volants, dentelles et motifs fleuris, elles marquent l’opposé du style vestimentaire sobre et classique, et traduisent le jeu coquet du romantisme et de la petite fille candide. La répugnance masculine devenue proverbe pour la r. s’exprime par exemple dans la phrase du philosophe Walter Benjamin : “L’éternel est de toute façon plutôt une ruche sur une robe qu’une idée.” »

Et dans un billet d’humeur publié dans l’hebdomadaire Die Zeit du 13 juin 2002, la célèbre journaliste de télévision Tita von Hardenberg n’a pu s’empêcher de mettre sur le même plan l’apparition dans la mode de la ruche tant détestée face aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 et une forme de romantisme susceptible de rassurer les cœurs apeurés par une propagande tendant à minimiser l’événement. Mais qu’en est-il réellement de l’image un peu poussiéreuse de la ruche ? Que signifie-t-elle et d’où vient-elle ? Les réponses à ces questions ne peuvent être qu’indirectes et spéculatives. Car la question de la signification dans la mode est le plus souvent mal posée.

« Le problème est qu’une grande partie de ce qui apparaît dans la mode n’est en aucun cas appropriée à signifier tout simplement ce que de larges épaules peuvent suggérer. Bien des détails de la mode qui ont l’air bizarres possèdent sans doute des origines insondables, et ce fait, justement, met en doute les réponses faciles […] C’est presque toujours […] le désir même d’une figure ou d’une forme et non celui d’exprimer, par ce biais, une quelconque signification (9). »

Hollander, quant à elle, part du principe que la signification vient après la forme, qu’elle y est subordonnée et associée. La forme elle-même reposerait plutôt sur une humeur esthétique comprise comme calcul rhétorique. « La préférence pour une forme particulière est produite par la diminution d’un fort désir d’une forme antérieure, donc par une sorte de lassitude esthétique (10). » Qu’il s’agisse de lassitude esthétique, d’instinct de jeu créateur ou simplement de complaisance, qu’il s’agisse d’une part de l’aspiration existentielle à une appartenance visible et à une acceptance sociale, et d’autre part à la distinction et à l’exclusion de l’autre, ou encore d’une envie de formes toujours nouvelles, surprenantes – les motivations des phénomènes de mode sont aussi complexes que vagues et se chevauchent mutuellement à bien des égards. Le langage fournit des indices à propos de l’association intervenue tôt ou plus tard entre formes vestimentaires en vogue et significations précises. Sont alors importants non seulement les noms attribués à certaines pièces vestimentaires ou parties de vêtements, la manière et le contexte dont on en parle, mais aussi les descriptions à but documentaire parfois très détaillées des vêtements. De nombreuses œuvres littéraires, mais aussi la plupart des livres sur l’histoire des costumes, sont par ailleurs truffées de subordonnés et d’adjectifs, de comparaisons et de renvois, qui informent indirectement sur les significations liées à l’habillement. On apprend ainsi plus ou moins au passage, en lisant l’article sur le vêtement d’homme au XVIIIe siècle, que les dentelles dans la mode de la cour du XVIIe siècle étaient considérées comme l’« emblème de l’homme élégant » et qu’elles étaient pour cette raison même portées sur l’uniforme – on cherchera cependant en vain des informations plus précises dans les articles sur l’habillement des hommes au XVIIe siècle (11). Mais au lieu de cela, le constat que les dentelles étaient alors considérées comme marque sociale se trouve confirmé ailleurs. « By the end of the sixteenth century lace had become an important part of the costume and indeed was the ultimate status symbol, remaining so until the end of the nineteenth century (12). » On peut en conclure que la ruche avait elle aussi – à condition d’être confectionnée en dentelles – la valeur d’une marque sociale. Cela est confirmé par le fait que nous trouvons des attestations à divers endroits, selon lesquelles certaines manchettes en dentelles étaient destinées à l’usage à la cour, tandis que l’ensemble de la garde-robe présentait un grand nombre de manchettes ordinaires faites de brocart de coton.

En effet, la force d’expression de la mode ne peut souvent être déterminée qu’approximativement en raison de la complexité de ses significations et de la relation quasi indéfinissable de celles-ci avec la diversité de ses formes. « La mode reflète l’être humain, son comportement, ses idées, son appartenance à un groupe, son statut social, aussi bien quand il s’agit de se montrer que pour préserver l’anonymat, la communication visuelle et l’érotisme (13). » Le vêtement a toujours véhiculé des messages aussi bien esthétiques que sociaux, et de ce point de vue, il offre souvent une image relativement fiable des structures et mutations sociales. Il détermine, voire représente, la vie sociale à un degré non négligeable. Si nous le réduisons à un simple signe stylistique servant à la datation et la localisation d’œuvres d’art, nous passons sur toutes ces informations. Quand nous examinons des descriptions historiques de costumes historiques, nous nous trouvons très rapidement confrontés à un problème, à savoir que les limites entre mutations stylistiques de la description et les mutations réelles du costume ne sont pas bien définies. Cela est dû au fait que le costume tel qu’il est présenté par une illustration est souvent soumis à une idéalisation ou une interprétation, ou encore qu’il endosse une fonction d’attribut, ne correspondant en définitive pas au vêtement réellement porté. Il est prouvé, par exemple, que la manière de représenter les bouts des manchettes ne les change en rien. Ceci est clairement attesté dans le cas de la ruche, étant donné que nous disposons de tout un éventail d’interprétations différentes, mais simultanées et stylistiques, de sa représentation. Quant à la sculpture du Moyen Âge, on ne peut le définir aussi nettement. Dans ce cas, une analyse croit déceler un nouveau style de pli, tandis qu’une autre analyse constate un changement du matériau ou une nouvelle coupe. On n’évitera ce dilemme que si l’on tente de penser les deux approches dans leur ensemble : la conception purement esthétique, qui ne se réfère qu’à l’image et au style, et un point de vue matérialiste qui persiste uniquement sur l’identité de l’image et de la représentation. Comme souvent, la vérité est à chercher quelque part entre volonté artistique et réalité. Dans un court exposé, Willibald Sauerländer s’est consacré intensément à l’étude du problème de l’histoire de l’art du Moyen Âge face à un jugement réellement critique du costume (14). Ses observations menées sur le Dictionnaire du Mobilier français de Viollet-le-Duc permettent un regard plus continu et différencié sur l’analyse du costume en tant que document historique et esthétique. Viollet-le-Duc défend en quelque sorte la position opposée à la philologie des plis, et offre une approche méthodique qui actualise le costume historique comme témoin vivant d’époques révolues.

« Ce qui nous intéresse est la manière dont il insère des sources qui parlent de comportements spécifiques et sont accompagnées de citations, dans ses textes descriptifs, afin de laisser parler des monuments comme documents de la vie passée. Il nous semble remarquable comment l’auteur du Dictionnaire du Mobilier français interprète les vêtements représentés sur ces monuments comme pièces justificatives et exemples fiables d’une physiologie du costume qui change constamment au fil du temps et en intervalles assez rapprochés (15). »

Du point de vue des recherches actuelles, ce procédé ne peut évidemment être repris à l’identique, mais il y a là une approche intéressante d’une méthode critique, qui ne concerne pas seulement la recherche sur les costumes. De fait, la croyance naïve d’une science positiviste, qui n’interroge pas le document historique et prend pour argent comptant sa valeur, ou qui, plus précisément, présuppose qu’il est conforme à la réalité, est devenue obsolète dès la fin du XIXe siècle. De même qu’entre-temps est dissipée la croyance à une sublimation idéaliste de l’art vers des sphères esthétiques, et à la séparation de nature et art, qui a constitué la base de la conception purement stylistique de ce dernier. En attirant l’attention sur le reproche de Goethe selon lequel Diderot aurait confondu art et nature et mélangerait ainsi ce qui devait être décrit séparément, Sauerländer renvoie à une différence importante quant à l’histoire des idées entre idéalisme allemand et Lumières françaises. Sauerländer plaide instamment pour un « historisme progressif » qui rend utile « le costume historique comme un passé mobilisable pour le présent ». L’actualisation critique du passé à l’instar de Viollet-le-Duc peut, à son avis, fournir « des modèles et des propositions pour une connaissance de la matière culturelle et éthologique […] dont l’étude du Moyen Âge, selon les critères de l’histoire de l’art, qui ne rencontre aujourd’hui guère d’intérêt parce que simple critique de style ou sémantique ontologique, pourrait se souvenir avec bénéfice (16). »

Un modèle correspondant serait l’ethnométhodologie dans le domaine de la sociologie. Cette discipline scientifique, qui repose sur une étude publiée en 1967 par le sociologue américain Harold Garfinkel, se consacre à l’étude des méthodes initiées et organisées par des acteurs sociaux au sein d’un groupe précis. Elle définit les données sociales dépassant le positivisme et le structuralisme, et en opposition à une analyse objective sur le modèle d’Ernst Durkheim, non comme objets figés et donc explicables. Selon Garfinkel, il s’agit plutôt de catégories sans cesse recréées et d’une convention sans cesse réévaluée.

Pour ce qui est de l’histoire de l’art, Hans Sedlmayr a dans ce même sens tenté d’obtenir une approche systématique de l’observation de l’image. « La signification visée d’une œuvre d’art est une variable dépendante, une fonction, de l’apparence particulière et des caractères concrets qu’elle incarne, et non définissable sans eux (17) », écrit-il dans son analyse structurelle exemplaire de La Chute des aveugles de Bruegel. Il a voulu réunir les deux tendances contraires d’une analyse d’image purement formelle et allégorique dans une compréhension physiologique, qu’il appelle « expérience émotionnelle » de l’image pour ainsi capter l’essence même de l’œuvre d’art. Sciemment, il relie « l’exposition des observations à la réflexion sur les principes et méthodes (18) ».

En partant de ces positions, il s’agit ici de tenter de décrire un élément de la mode en tant que tel, c’est-à-dire dans sa signification concrète et comme phénomène stylistique, ainsi que les relations entre ces deux niveaux dans le sens d’une analyse comparative critique.

À propos de la méthode :
le paradigme d’indices et la dimension d’actualisation esthétique

Le point de départ des recherches relatives à cet exposé a été la thèse suivant laquelle il est possible, au moyen d’exemples artistiques concrets, de prouver le débat des romantiques, aux traits existentiels, mené surtout dans la littérature du début du XIXe siècle autour de la relation entre représentation et vérité dans l’art. Le fait établi selon lequel le chef-d’œuvre inconnu ne pouvait exister que sous forme d’utopie littéraire a conduit à la supposition que les traces de ces évolutions esthétiques seraient plutôt à chercher en marge de la peinture, traces qui permettraient de justifier par l’infime les grandes thèses sur le renversement de la notion d’image au XVIIIe siècle. L’étude s’est enfin concentrée sur le détail iconographique de la ruche – mais non pour « sacrifier la connaissance de l’élément individuel au profit de généralisations mathématiquement formulables, mais par la tentative d’élaborer peu à peu un autre paradigme qui s’appuie sur la connaissance scientifique de la dimension individuelle (19). » L’exposé prend pour base méthodique un procédé apparenté au dit paradigme sémiotique ou d’indices conçu par Carlo Ginzburg. Cette méthode, qui se retrouve aussi dans les différentes démarches de Morelli, Freud ou Sherlock Holmes, part de l’hypothèse selon laquelle des éléments qui paraissent généralement insignifiants à première vue, et que l’on risque donc de laisser échapper, peuvent donner de précieuses indications sur la manière de résoudre un problème et peuvent concourir à l’argumentation de la preuve.

« […] l’élaboration d’une méthode d’interprétation qui s’appuie sur des choses sans valeur, accessoires, mais qui seront considérées comme révélatrices. Ainsi, des détails qui passaient habituellement pour peu importants, même triviaux ou vulgaires, donnent accès aux produits les plus sublimes de l’esprit humain (20). »

Ce droit de l’objet a rendu nécessaire l’exploration de la ruche, non seulement en objet de mode mais aussi en objet de l’art pictural. L’analyse a été étendue sur trois domaines essentiels : l’évolution de l’image, ou plus précisément de la notion d’image, le rôle de la représentation et de l’autoreprésentation au sein d’un système représentatif de communication sociale, et la signification de la sexualité et de l’érotisme dans le champ de tension entre vie publique et privée dans la société du XVIIIe siècle. Les informations recueillies dans ces domaines se concentrent en un tissu d’indices capable de comprendre la ruche dans la complexité de ses aspects formels et iconographiques, sans pour autant la réduire à une pure catégorie stylistique. Il s’agit là plutôt d’une combinaison des trois approches évoquées plus haut : un détail pictural est examiné comme indice et se révèle être un symptôme. Le paradigme d’indices peut s’appliquer à illustrer une relation cachée au moyen de détails aptes à être combinés. Ce faisant, on n’abandonne nullement l’idée d’une relation plus vaste, mais en revanche on abandonne celle d’une systématisation générale. Les formes individuelles de connaissance – telles des œuvres d’art, la mode et des expériences esthétiques – ne se laissent pas rassembler en une catégorie commune et analyser scientifiquement si l’on veut respecter leur caractère unique. Or, il est possible de déceler des traces et d’en tirer des conclusions a posteriori, c’est-à-dire de suivre la méthode d’une approche par la probabilité. Il s’agit de remplacer l’idée d’un système clos par une forme flexible, ouverte.

« La décadence de l’idée systématique fut accompagnée par le succès de l’idée aphoristique – de Nietzsche à Adorno. L’expression aphoristique est elle-même révélatrice (elle est un indice, un symptôme, une trace : on n’échappe pas au paradigme) […] La littérature aphoristique est par définition la tentative de formuler des jugements sur les hommes et la société, sur la base d’indices et de symptômes : un homme et une société malades, en crise (21). »

Cette méthode semble donc vraiment prédestinée à l’analyse du XVIIIe siècle – une époque de transformations et d’individuation, un lieu de croisements et une époque seuil. Précisément aussi parce qu’au cours des XVIIe et XVIIIe siècles s’opère, avec la tentative d’un recensement systématique de toute connaissance sous forme de l’Encyclopédie, une mutation radicale.

Nous allons procéder ici selon le paradigme sémiotique ou d’indices, mais sans prendre un point de vue psychologisant. La ruche n’est pas un signe inconscient du peintre – elle est à la rigueur un élément qui a pu échapper à l’attention de l’historien de l’art, jusqu’à ce que la ruche apparût brusquement dans un contexte contemporain et que son passé fût par conséquent réactivé. Une possibilité de circonscrire ce phénomène consiste à concevoir l’histoire des choses comme évolution de différentes séquences, qui peuvent dans l’intervalle, à certaines périodes, arriver à s’immobiliser, avant d’être réactualisées au moyen d’une forme historique (22). On peut aujourd’hui considérer l’art du rococo, à multiples égards, comme des fragments d’une séquence formelle ouverte, dans la mesure où le rococo influence davantage l’art actuel que le néoclassicisme. La réapparition de la ruche dans la mode en est un indice – et cela même quand on part du fait que la mode ne peut au sens strict être considérée comme séquence en raison de son inhérente inconstance, « parce qu’elle n’a pas de dimension temporelle évaluable (23) ». Mais la ruche est toutefois un symptôme au sens psychologique parce que l’actualisation progressive de cette séquence reste toujours largement ignorée. Une des possibles raisons pour cela pourrait être que le rococo, justement, – et donc aussi la ruche – est au cours des derniers siècles tombé en discrédit, décrié comme démodé, voire même antimoderne, et que tout ce qui s’y rapporte est avant comme après considéré avec méfiance et mépris. Avant de devenir un indice, la ruche est donc une pierre d’achoppement (24), un détail, dont l’apparition dans la peinture constitue un événement et soulève bon nombre de questions.

Notes :

1) Werner Busch, Das sentimentalische Bild. Die Krise der Kunst im 18. Jahrhundert und die Geburt der Moderne, München 1993
2) Martin Warnke, Hofkünstler. Zur Vorgeschichte des modernen Künstlers, Köln 1985, p. 10
3) Ingrid Loschek (ed.), Reclams Mode und Kostümlexikon, Stuttgart 1994, p. 53
4) Ibid., p. 56
5) Cat. expo. Louis XV - Un moment de Perfection de l’Art français, Éditions Madeleine Delpierre, Hôtel de la Monnaie, Paris 1974, p. 467
6) Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement XVIIe - XVIIIe siècle, Paris 1989, p. 25
7) Yves Michaud, L’art à l’état gazeux. Essais sur le triomphe de l’esthétique, Paris 2002
8) Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris 2003
9) Anne Hollander, Anzug und Eros. Eine Geschichte der modernen Kleidung (1994), Berlin 1995, p. 47f.
10) Ibid., p. 48
11) Erika Thiel, Geschichte des Kostüms. Die europäische Mode von den Anfängen bis zur Gegenwart, Wilhelmshaven 1980, p. 231 et 238
12) Cat. expo. The Undercover Story, Fashion Institute of Technology, London, Kyoto Costume Institute, Kyoto 1982-83, p. 34
13) Ingrid Loschek, Mode. Verführung und Notwendigkeit. Struktur und Strategie der Aussehensveränderungen, München 1991, p. 176
14) Willibald Sauerländer, Kleider machen Leute. Vergessenes aus Viollet-le-Ducs Dictionnaire du Mobilier Français (1983), in : W. Busch (Hrsg.), Willibald Sauerländer. Geschichte der Kunst - Gegenwart der Kritik, Köln 1999, p. 140-173, p. 140-173
15) Ibid., p. 158
16) Ibid., p. 169
17) Hans Sedlmayr, Pieter Breugel : Der Sturz der Blinden. Paradigma einer Strukturanalyse, in : Hefte des Kunsthistorischen Seminars der Universität München, Nr. 2, München 1957, p. 19
18) Ibid., p. 1
19) Carlo Ginzburg, Spurensicherung. Die Wissenschaft auf der Suche nach sich selbst, Berlin 1995, p. 25
20) Ibid., p. 14
21) Ibid., p. 37 f.
22) George Kubler, Die Form der Zeit. Anmerkungen zur Geschichte der Dinge (1962). Frankfurt a. M. 1982, p. 73 f.
23) Ibid., p. 77 f.
24) Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris 1992, p. 218 ff.

Cet article est la traduction française de l’introduction à ma thèse de doctorat. Le texte entier est publié en allemand : Daniela Goeller : Die Rüsche. Zur Einordnung eines dekorativen Details im Rokoko. München, 2006